Les belles âmes se mobilisent – et c’est bien – pour que soient enfin jugés les crimes de Pinochet. Quid, alors, de ces ex-dirigeants khmers rouges responsables de deux millions de morts, et réintégrés, sans que nul trouve à y redire, dans le jeu politique cambodgien ? Quid de la « visite de courtoisie » que vient de leur rendre, toute honte bue, un ancien secrétaire général de l’Onu, aujourd’hui haut-commissaire à la Francophonie, Boutros-Ghali ? Exiger la démission de Boutros-Ghali. Demander – c’est la moindre des choses – l’inculpation pour crimes contre l’humanité de Khieu Samphan et Nuon Chea.

Il faut, disait Juan Gris, être « inexact mais précis ».

Hier, c’est-à-dire jadis, il fallait un acte de résistance, une grande loi, un haut fait, pour, vis-à-vis des autres hommes politiques, marquer la différence. Aujourd’hui, un coma suffit, et voici Jean-Pierre Chevènement promu « saint républicain » au seul motif qu’il aurait frôlé l’énigmatique royaume des morts. C’est la dernière victoire de l’occultisme. Le triomphe de la magie sur l’Histoire.

« On ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète », disaient les surréalistes à propos de Paul Claudel. Est-ce l’idée que la critique a en tête lorsqu’elle boude le roman de Thierry de Beaucé, L’archipel des épices (Plon) ? C’est dommage. Car le roman est beau. Des morceaux d’anthologie – comme le portait de ce consul qui s’avise, un beau matin, de la déroute finale de son corps : inexorable altérité de ces organes qui se vivent, soudain, comme un destin.

Chez la plupart des peintres « abstraits » une religiosité vague, un reste de mystique sous les dehors de l’antimystique, la nostalgie d’un sens ou celle de la pureté – bref la volonté, dans le moindre trait, d’injecter de la « grâce » ou de l’« esprit ». Chez Mark Rothko, dans ses dernières œuvres qu’expose aujourd’hui le musée d’Art moderne, à Paris, c’est évidemment l’inverse : un monde sans « grâce », une désertion de toutes les « essences » et « vérités » – l’inexpression méticuleuse d’une des œuvres les plus profanes, et les plus admirables, de ce siècle.

Khieu Samphan et Nuon Chea sont « désolés, nous disent-ils, non seulement pour les vies humaines, mais aussi pour les vies d’animaux, perdues pendant la guerre ». La différence est-elle si grande avec Darquier de Pellepoix lançant, il y a vingt ans, son « À Auschwitz on n’a gazé que des poux » ?

Michel Petrucciani, à l’aube de sa jeune gloire. Je l’avais invité, sans le connaître, au « Grand échiquier » qui m’était consacré. Sa chair infirme mais glorieuse. Ses doigts qui, dès qu’ils se mettaient à jouer, le délestaient de sa propre disgrâce. Ce corps subtil. Cet excès du talent sur le vivant, c’est-à-dire de l’âme sur le corps. Michel Petrucciani ou la preuve que, chez les très grands artistes, le corps est un effet de l’âme – non l’inverse.

Rothko encore. La peinture la plus antifétichiste de l’époque. La critique en acte de l’idolâtrie. Le néant au cœur de l’image, l’image sans objet ni sujet. Ne disait-on pas de Rothko, dans sa jeunesse déjà : « le dernier rabbin de l’art occidental » ? Le saint contre le sacré. La force de la peinture contre, toujours, la marée noire de l’occultisme.

On dit : « l’économie, c’est la fatalité, l’échec programmé de la volonté – il y a des lois de l’économie, aussi implacables que des lois naturelles, et face auxquelles la politique ne peut qu’abdiquer et se taire ». Eh bien, depuis l’euro, ce n’est plus vrai. Car voilà un événement financier qui est, aussi, un événement politique. Voilà une révolution, une vraie – et c’est dans ce champ de l’économie que, étrangement, elle est advenue. L’Histoire sauvée par la technique ? Le monde désormais sans âme des politiques racheté par l’âme des technocrates honnis ? Le fait est là. Ce sont les présidents des banques centrales qui démentent Alexandre Kojève.

Surpris que, dans la guerre des deux Fronts, ce soit Le Pen qui rafle la mise alors que Bruno Mégret pensait contrôler les cadres du parti ? C’est normal, au contraire. Car le fascisme, justement, n’est jamais affaire de « cadres ». Dans le désir fasciste, c’est des « masses », pas des « cadres », qu’il s’agit.

Claudio Magris est l’agent double – triple ? quadruple ? – de l’Europe en gestation. Son nouveau livre, Microcosmes (Gallimard), pour dire qu’un « monoglotte » n’entend rien ni à sa langue ni à lui-même. Toute son œuvre pour jouer, contre l’obscure fiction des origines, l’heureuse dispersion des identités.

Précision. La naissance de l’euro n’est pas un événement financier, c’est une révolution culturelle.


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