Départ pour le Mexique. C’est de là – le Mexique – que je risque, dans les semaines qui viennent, de suivre l’essentiel de l’actualité. Drôle de situation. Drôle d’écart et de décalage. Avec déjà, au bout de huit jours, un sentiment d’étrangeté que seule la distance peut procurer. Romain Gary, quelques jours avant d’entamer le tournage de son propre film (n’était-ce pas, justement, au Mexique que cela se passait ?) : « on voit les mêmes choses ; on se pose les mêmes questions ; mais on est allégé par la distance, libéré de son identité habituelle – le même, tout en étant un autre. »

Delon à « Bouillon de culture ». Pas vu, malheureusement, l’émission. Mais des échos. Des commentaires. Jusque dans la presse mexicaine, des gloses sur le personnage. Et, pour ma part, une idée simple que je ne m’étais jamais formulée si clairement mais qui m’apparaît, avec le recul, dans une évidence flagrante. Ce qui frappe, chez cet homme, ce qui, en tout cas, m’émeut en lui, c’est une sorte de force inquiète ou de véhémence retenue, lâchée à l’emporte-pièce, qui opère comme une radiation. Ce Delon, chose curieuse, existe ainsi depuis qu’il est apparu. Il n’a fait aucun « progrès » en intensité car celle-ci lui fut, d’emblée, offerte tout entière. Et, sur l’échelle de Richter de cette intensité, l’onde est, au fond, la même – d’Antonioni à Godard, de René Clément à Bertrand Blier, de ce Rocco mélancolique, tragique et, en même temps, candide dont Visconti fit son héros au Casanova qui, même déchu, assombri par le rôle qui lui est prêté, éclipse, dès qu’il surgit, comparses et partenaires. Rude défi, pour un acteur, que de se frotter à Delon. Difficile partie, pour un cinéaste, que de sertir cette force inquiète. Les plus grands y parviennent sans doute. Ils dominent cette rage sombre. Ils l’orchestrent. Ils la domptent. Mais comment ne pas voir que c’est toujours elle qui, in fine, prend possession de leur regard et augmente leur rêve d’artistes ?

Delon, toujours. De ce prodige qui dure, de cette grâce qui lui fut donnée et qui, depuis des décennies, ne l’a jamais vraiment quitté, je ne vois guère d’équivalent dans l’histoire du cinéma. James Dean, peut-être ? Mais James Dean avait la mort dans son jeu, avec l’ample mythologie qu’elle engendre. Delon, lui, n’a pas eu besoin d’un destin fatal pour produire sa propre légende. Il lui a suffi d’être lui-même. Un acteur plus qu’un comédien. Un personnage plus qu’un acteur. Cette « force inquiète », oui, qui s’empare de tous ses rôles quand les rôles paraissent s’emparer de lui. Je sais déjà – je devine – quel professionnel impeccable Delon doit être sur un plateau. Je sais comme il entre dans un texte – avec quelle intelligence, quelle rigueur, quel respect de sa lettre et de son esprit. Mais je pressens aussi la dialectique qui veut que, tout en s’y pliant corps et âme, il l’ajuste à sa nature, le réinvente en secret et le repense à partir de ce que la vie a fait de lui. Éternellement le même. Éternellement un autre. Comme Gary, justement.

Marguerite Duras est morte. N’ayant jamais été de ses admirateurs ni de ses intimes, je suis moins attristé que curieux de ce climat de deuil national que je devine, de loin, à Paris et dont l’écho parvient jusqu’ici. Drôle d’époque. Ce goût de la canonisation instantanée. Cette façon de s’emparer de ses morts – de tous ses morts – pour en faire, aussitôt, des sortes de demi-dieux. Autrefois, quand un écrivain mourait, il avait obligatoirement droit à sa période de purgatoire. Aujourd’hui, on saute l’étape. On passe directement de la mort au Panthéon. Au risque, bien entendu, de voir ce panthéon devenir une armée mexicaine, ou un royaume de Lilliput à l’envers. Que Marguerite Duras soit un écrivain de très grand talent, je n’en disconviens évidemment pas. Mais de là à en faire ce géant… Ce monument… De là à l’embaumer ainsi, sans autre forme de procès… A croire que l’époque, en manque de légende, ne veuille pas prendre le risque de laisser passer un monstre sacré…

Deux questions, à partir de la disparition de Duras. Celle, d’abord, de la proximité à Mitterrand. Proches dans la vie – proches dans la mort. Chaque grand règne aurait-il son écrivain ? L’auteur de L’amant serait-il à François Mitterrand ce que Chateaubriand fut à Napoléon, ou Malraux à de Gaulle ? Et la commission de censure où elle s’égara quelques mois en 1940 n’est-elle pas l’équivalent de ce que fut, pour les politiques, l’hôtel du Parc ? La seconde, ensuite : qu’est-ce, au juste, que cette spécialité française que l’on appelle un « grand écrivain » ? Y faut-il une œuvre ou une image ? de beaux livres ou une belle légende ? de grandes erreurs ? de francs délires ?

Une amie très chère – appelons-la M. H. – vient également de s’en aller. Elle n’était pas écrivain. Mais elle était, à sa façon, une protectrice des Lettres et des Arts. Elle était belle. Elle était charmante. La vie lui avait beaucoup donné, mais elle le lui avait rendu – et au-delà. D’être là, si loin, à Cuernavaca, dans la dernière ligne droite avant mon premier mouvement de caméra, m’interdit d’être à Paris, ce matin, avec les amis qui la mèneront à sa dernière demeure. Je suis triste. Réduit à lui adresser, là où elle se trouve peut-être, un adieu tendre et navré. M. H. chérie… Comme vous me manquerez… Comme nous sommes seuls, désormais, sans vous…


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