Mon dernier voyage à Belgrade remontait à avril 1993, en pleine guerre de Bosnie, quand j’étais venu – clandestinement – soutenir les étudiants en grève contre Milosevic.

Aujourd’hui, les temps ont changé.

Je suis entré dans le pays avec un visa en bonne et due forme.

Je suis l’invité de B92, la chaîne de télévision, née dans l’opposition à l’ancien régime, qui a maintenant pignon sur rue.

Et l’idée est, avec Gilles Hertzog, mon coscénariste, de présenter Bosna !, le film tourné pendant le siège de Sarajevo, dans un cinéma de la ville.

Le Tout-Belgrade, depuis la veille, bruit de rumeurs contradictoires.

Coups de téléphone anonymes à notre hôtel. Articles insultants dans une partie de la presse. Cette journaliste de Blic qui vient carrément nous demander si nous avons été payés par les « islamistes », et combien.

Ces amis qui nous disent que nous sommes venus six mois trop tôt, que les gens ne sont pas prêts à regarder en face les crimes commis, pendant cette guerre, par un Milosevic plébiscité – ces autres qui pensent que c’est le moment, au contraire, et que le fait même que l’événement ait lieu, le fait que l’on puisse, un an après la chute du dictateur, diffuser pareilles images et en discuter prouve que les choses ont changé, que les esprits sont mûrs, que la révolution démocratique est en marche.

L’heure de la projection arrive.

La salle du Rex est archicomble.

Pas un mot, pas un murmure, pendant le film. Pas un applaudissement, pas une huée non plus, quand la lumière revient et que défile le générique. Et c’est dans un silence glacé que je me lève, traverse l’assemblée et monte rejoindre, à la tribune, les amis de B92 qui ont organisé le débat qui suit. Les premières réactions sont de stupeur, d’incrédulité : d’où viennent ces images ? qui les a tournées ? qui nous dit que vous ne les avez pas truquées, que ce n’est pas un montage grossier ? Puis, plus catégorique : ces images sont truquées ; BHL est un faussaire ; ces corps démembrés, ces charniers, cette ville de Sarajevo assiégée, bombardée, martyrisée, à demi détruite, ce ne peut pas être la faute des Serbes ! il est impensable, il est donc faux, que notre peuple saint soit responsable de pareilles horreurs !

Puis, à la limite du clash : la satanisation de notre peuple dans ce film tourné en 1993… six ans plus tard, les frappes sur Belgrade que les auteurs appellent de leurs vœux… tiens, tiens… comme c’est étrange… ne sommes-nous pas au cœur du complot – judéo-maçonnique pour les uns, judéo-islamique pour les autres – qui vise à détruire la Serbie ? n’êtes-vous pas, vous, intellectuel propagandiste et parisien, le maître à penser de l’Otan, le vrai criminel de guerre ?

Parfois, quand le ton dérape, ce sont les amis de B92 qui répondent.

Parfois, c’est moi qui, patiemment, reprends : je n’ai jamais satanisé « les » Serbes ; je prends bien soin, dans le film, de distinguer les collabos de Milosevic de la minorité qui résista et fut l’honneur de votre pays ; et quant au principe des frappes aériennes, le fait que les Américains aient bombardé la Normandie en 1944 les a-t-il empêchés d’être accueillis, ensuite, en libérateurs ?

Parfois, quand un groupe de nationalistes ou de skinheads semble au bord de l’intimidation ou du passage à l’acte, s’enclenche un bizarre petit mécanisme que je livre à l’interprétation des médiologues : une des caméras qui filment l’ensemble de la soirée pivote ; sa lumière rouge s’allume, prête à saisir l’incident ; et le groupe, alors, se ravise ; de mauvaise grâce, mais il se ravise ; comme si la présence même du média suffisait à calmer le jeu, refroidir les passions chauffées à blanc.

La discussion dure, sur ce ton, près de trois heures : une petite moitié, peut-être un tiers, des participants sont émus de ce qu’ils ont vu et que, souvent, ils découvrent – le reste, terriblement hostiles. Je pense – et je le dis – au temps qu’il nous a fallu, à nous, Français, pour assumer la part noire de notre mémoire : combien de temps pour Nuit et brouillard ? pour Le chagrin et la pitié ? et la guerre d’Algérie ? sommes-nous prêts, quarante ans après, à regarder en face nos crimes en Algérie ? Je pense – mais sans le dire, car les choses sont sans commune mesure – à ces images qui, enfant, m’avaient tellement frappé : les soldats américains et russes, libérateurs des camps de la mort, qui rassemblaient les habitants des villages, les faisaient défiler devant les fours et les obligeaient à voir, juste voir, les vestiges de ce qu’ils avaient, non pas fait, mais laissé faire.

Les Serbes en sont-ils là ?

A quoi ressemble un peuple qui revient d’un long cauchemar ?

Peut-il regarder en face la nuit dont il émerge ? Réveille-t-on un somnambule, et comment ?


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