Dès les premières pages du livre de Bernard-Henri Lévy, la question est posée. Le Lys et la cendre est avant tout une interrogation : face aux guerres qui se sont déchaînées au cours de ces quatre années, quel est le rôle de l’intellectuel ? À cette question, certains répondent qu’il n’existe pas deux types de guerres, celles qui méritent que l’on en parle, « les guerres nobles qui sont porteuses d’histoire », et puis les autres, « les carnages sans nom ni visage ». Non, toutes les guerres se valent, toutes sont porteuses de drames et on ne voit aucune raison de considérer l’une plus importante qu’une autre. Ailleurs, nous trouvons les partisans du : « Il y a événement et événement ». Qu’éclate une guerre et puis une autre, il y en aura une qui ne sera qu’un coup d’épée dans l’eau, tandis qu’une autre sera un conflit aux conséquences immenses et interminables, l’onde de choc entraînant d’autres drames. À quoi le reconnaît-on, cet événement essentiel ? L’écrivain a-t-il plus de flair qu’un autre pour décider ? BHL avoue qu’il oscille entre les partisans des deux camps, mais que, par principe, il se rangerait plutôt parmi les premiers. Il ne connaît pas de guerres mineures. C’est dans cet esprit qu’un 14 juin 1992, il put confier à son journal : « Avec Gilles, parti ce matin aux aurores pour Sarajevo ». Et de ce jour, il fut captivé. Il vivra pendant quatre année avec la Bosnie en tête, la Bosnie comme une idée fixe, une hantise, une fièvre tenace ou une longue insomnie, comme une obsession, un amour fou, une certitude aussi que « là se joue la première vraie bataille idéologique de l’après-communisme », le premier combat contre le nationalisme exacerbé, contre la lente mort du cosmopolitisme et le glorieux chevauchement des entités ethniques et des religions.

Avant ce voyage, Bernard-Henri Lévy savait à peine repérer sur une carte la place qu’occupait la Bosnie. Après ce voyage il y en eut douze autres. Ainsi, devint-il le témoin des atrocités qui se déroulaient à nos portes, ainsi fut-il en droit de dénoncer l’agresseur serbe, l’horreur du nettoyage ethnique, la fin d’une certaine Europe civilisée, tolérante, ainsi alla-t-il, porteur d’un message, du président bosniaque au président Mitterrand, ainsi est né ce journal de guerre, le récit, jour après jour, de l’aventure d’un écrivain indigné, engagé, enragé… La bibliothèque de Sarajevo n’était-elle pas le « musée mystique » de la ville, « sa cathédrale profane », selon les termes de l’ancien maire de Belgrade ? Elle fut bombardée, incendiée et détruite sans que personne ne bouge. Comment une Europe sourde et aveugle pourrait-elle, après cela, prétendre au respect ? Avait-elle encore son mot à dire ? L’Amérique veillait. Elle allait prendre les choses en main. Où était l’Europe ?

Mais il n’y a pas que de l’indignation, il n’y a pas non plus que des scènes de guerre – ah ! l’image du chien errant épuisé, couvert de plaies, « tout ce qui reste de vivant dans Vukovar » – il y a aussi une interrogation de l’auteur sur lui-même qui fait de ce journal un vrai livre d’écrivain. La matière de cette interrogation est si riche qu’on ne peut prétendre la résumer. Notons quelques thèmes qui reviennent tout au long de ce livre comme autant de leitmotive : la hantise de l’engagement politique, la part de comédie et de gesticulation qu’il y a à vouloir être témoin, mais enfin et surtout cette question lancinante : peut-on, aujourd’hui, être ce que fut Malraux pendant la guerre d’Espagne ? Pouvait-on rassembler et envoyer en Bosnie une brigade internationale ? Il est clair que l’image publique du romancier Malraux, doublée du souvenir obsédant des Brigadistes hante BHL. Le portrait qu’il trace du héros vieillissant, rencontré en 1971, dans les salons de Verrières, est l’une des belles pages de ce journal. L’auteur ne cache pas sa surprise. Il trouve Malraux plus petit qu’il ne s’y attendait. « Plus beau aussi. Plus élégant. Quelque chose qui lui reste du dandy des photos des années trente. » L’évocation de cette rencontre le conduit à se poser la question : « Je me demande ce qu’il dirait de cette Bosnie martyre ? »

Dans l’article qu’il publie sur Le Lys et la cendre, Jorge Semprun conseille à BHL d’oublier Malraux en tant que modèle : « Il est inimitable, écrit-il, et la guerre d’Espagne ne se reproduira plus ». Sans doute Semprun a-t-il raison. L’histoire ne se répète pas. Et puis, disons-le clairement, des Brigades Internationales, la Bosnie ne voulait pas. Mais, avec ou sans Brigades, la postérité de Malraux existe et elle s’est reconnue dans la tragédie de la Bosnie. Il fallait bien que quelqu’un témoigne. Remercions BHL d’avoir fait de ce voyage au bout d’une guerre, un voyage au bout de lui-même et… un beau livre.


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