Que l’arme du boycott soit une arme à double tranchant, qu’elle ait autant d’effets pervers que de vertus et qu’elle soit même, le plus souvent, globalement contreproductive, cela s’est observé tout au long du XXe siècle. Saddam Hussein, en Irak, renforcé autant qu’affaibli par l’embargo quasi total imposé par les Alliés. Milosevic, pendant les guerres de Bosnie, puis du Kosovo, tirant parti des sanctions pour parfaire son image de victime et souder autour de lui le peuple serbe qu’il écrasait. Haïti. Kadhafi. Les premiers boycotts de la Société des nations, au moment de l’Abyssinie. Les populations civiles frappées indistinctement, sans nuance. Sans parler de Cuba, où chacun sait que la loi Helms-Burton, c’est-à-dire la mise en quarantaine de l’île voulue par les lobbys anticastristes de Miami, n’a plus, depuis longtemps, qu’un bénéficiaire sérieux : Fidel Castro lui-même mettant sur le dos des boycotteurs la responsabilité des souffrances qu’il inflige à son propre peuple. Bref, une arme bizarre, mal maîtrisée. Une arme dont l’usage laisse toujours un sentiment de malaise. Les États-Unis, pour ne parler que d’eux, boycottent à l’heure qu’il est, sous des formes plus ou moins nettes, une trentaine de pays, soit deux milliards d’êtres humains et quarante pour cent de la population mondiale – à quel effet ? à quel prix ?

Que l’arme du boycott, malgré cette impressionnante série d’échecs, conserve néanmoins, dans l’ordre des principes, une forme d’efficace, qu’elle ait ses lettres de noblesse, son histoire et, inscrites à son actif, quelques vraies victoires morales et politiques, cela ressort, tout autant, de cette même histoire de l’époque dont nous prenons congé. Sait-on que le mot, à défaut de la chose, apparaît à la toute fin du XIXe siècle, près de Dublin, en haine d’un régisseur de domaines, Charles Cunningham Boycott, qui était si cruel que la Ligue agraire décida de ne plus acheter ses produits ? Sait-on que les pratiques de boycott – on disait, aussi, de « mise à l’index » – furent des pratiques extraordinairement vivantes dans les débuts du mouvement ouvrier européen, au temps du « luddisme » et de ses révoltes radicales ? A-t-on oublié, ailleurs, le boycott par Martin Luther King des autobus de l’Alabama ? Et le Mahatma Gandhi faisant du boycott des tissus anglais une péripétie décisive de sa lutte pour l’indépendance ? Et Nelson Mandela exhortant, en 1993 encore, à la veille de prendre le pouvoir, les amis de l’Afrique du Sud à ne surtout pas relâcher la pression des sanctions ? Et les dissidents soviétiques des années 70 nous adjurant de les aider en boudant les manifestations politiques, culturelles, voire sportives, dont le régime allait, comme au moment des jeux Olympiques de 1980, faire des messes à sa gloire ? A-t-on oublié que le premier théoricien de la pratique d’un boycott conçu, dans le cadre des conflits entre États, comme une sorte d’« entre-deux », à mi-chemin de l’impossible guerre et de l’insoutenable capitulation morale, fut le sage Woodrow Wilson (1921 : « une nation boycottée finit toujours par céder »…) ? Le boycott est une arme ambiguë – mais c’est, incontestablement, une arme.

L’Autriche, alors ? Que faire dans cette Autriche qui n’est évidemment ni l’Irak ni l’URSS mais qui n’en traverse pas moins une crise morale sans précédent depuis cinquante ans ? Eh bien, forts de cette double leçon, forts de la double évidence de l’inefficacité des boycotts et de leur non moins claire nécessité, on tentera de tenir, sans contradiction aucune, les deux lignes à la fois. Boycotter, d’une part, les manifestations officielles, les saboter, les détourner – soutenir, en d’autres termes, ceux des Autrichiens eux-mêmes qui annoncent qu’il ne faudra plus compter sur eux pour faire jouer leurs pièces (Elfriede Jelinek), ou pour accepter hommages et distinctions (la plasticienne Valle Export refusant le prix Oskar-Kokoschka), ou pour continuer de travailler dans le cadre d’institutions étatiques (le critique d’art Robert Fleck, l’Autrichien d’adoption Gérard Mortier). Et puis susciter, de l’autre côté, le maximum de manifestations privées, multiplier les passerelles, circuits non officiels, contacts, accepter, mieux : fomenter et nouer tous les liens possibles et imaginables avec les artistes, les intellectuels autrichiens – mais à la condition qu’ils passent par la société civile (manifestation du 17 février prochain), ou par les rares partis (en fait, les Verts) n’ayant pas trempé dans le désastre nommé Haider, ou par des institutions para-étatiques (la radio culturelle, la municipalité de Vienne). Boycott et anti-boycott. Stratégie du coup par coup. À nous, artistes, écrivains, gens de presse ou de télévision, citoyens, de trouver toutes les façons, par l’absence et par la présence, de dire aux Autrichiens qui, quelle que soit leur couleur politique, ressentent comme une honte la formation du gouvernement scélérat : « vous n’êtes pas seuls, nous sommes avec vous : vous avez, pendant trop longtemps, été le cœur battant de l’Europe pour que ne se joue, autour de vous, un peu du destin de chaque Européen ».


Autres contenus sur ces thèmes