C’est bien, cette mobilisation en faveur des Tibétains. C’est même très bien. Mais quid de la Birmanie où le même genre de soldatesque, appuyée par le même pouvoir chinois, n’a, que je sache, pas désarmé et dont nul ne parle plus ? Quid des droits de l’homme à l’intérieur de la Chine elle-même, ce pays-monde sous la botte, cet empire de la misère et de la violence dont on nous racontait que les JO auraient le mérite de l’ouvrir à la démocratie alors que c’est le contraire, l’exact contraire, qui se produit (chasse aux derniers pauvres, clochards, irréguliers en tout genre et rares dissidents qui seraient bien capables, les salauds, de gâcher à Hu Jintao sa grande parade mondiale) ? Et quid, enfin, du Darfour qui semble, lui, carrément sorti de nos écrans mentaux alors que, à l’heure où j’écris, les mêmes Janjawids, appuyés par la même aviation soudanaise, elle-même équipée et bénie par le même Hu Jintao, sont en train de finir le sale travail de purification ethnique et de terre brûlée commencé il y a quatre ans ? Pour ces trois raisons – quatre avec le Tibet – c’était une mauvaise idée d’organiser ces Jeux dans l’un des pays du monde où les valeurs de l’olympisme, ses idéaux d’humanisme et de fraternité, sont le plus systématiquement bafoués. Pour ces trois raisons – quatre avec le Tibet – nous aurons à rougir, un jour, d’avoir fait ce cadeau immense au dernier grand État totalitaire de la planète. Et pour ces trois raisons – quatre avec le Tibet – il faut, quoi qu’en disent les pleutres, tout faire pour que d’un mal sorte un bien et que la menace, je dis bien la menace, du boycott oblige les Chinois, sur ces quatre théâtres, à composer. Boycott pur ? Boycott des cérémonies ? Boycott, par les sportifs, de la part de comédie attendue ? Peu importe. Tout est bon. À condition, naturellement, que l’intention soit ferme et la menace crédible.

Vu, sur le Net, le fameux Fitna, ce petit film anti-islam réalisé par le député d’extrême droite néerlandais Geert Wilders et dont on redoutait qu’il ne suscite la colère de la communauté musulmane aux Pays-Bas. La vérité, c’est que ce film est nul. Vulgaire et nul. Et que ladite communauté musulmane a eu la sagesse, et le sang-froid, de le traiter comme tel – c’est-à-dire par le mépris. Au passage, pourtant, il rend un vrai service. Car il permet de distinguer, dans le débat actuel autour de l’islam, ce qui est nul et ce qui ne l’est pas ; ce qui est vulgaire et ce qui ne l’est point ; ce qui aide à avancer et ce qui, au contraire, ne fait que figer les haines et jeter le feu dans les esprits. Le principe, au fond, est simple. Si ce film est haïssable c’est parce que, ne serait-ce que dans le principe de son montage faisant alterner des sourates et des images gores, il dit que le Coran est, en tant que tel, source de barbarie – thèse proprement idiote et qui, de surcroît, ne laisse d’autre choix que celui de l’affrontement. Un bon film sur l’islam serait un film qui, à l’inverse, ferait le tri, au sens propre la critique, entre ce qui, à l’intérieur du texte ou des pratiques qui se sont instituées d’après lui, est, en effet, source de violence et ce qui, au contraire, va dans le sens de la paix et de l’élévation des âmes – le type de travail, ni plus ni moins, dont se sont acquittés, dans le passé, avec leur propre texte saint, les juifs et les chrétiens. Islam modéré contre islam radical ? Islam des Lumières contre cette caricature d’islam qu’est l’islam intégriste ? C’est cela. La grande question de ce temps. Le seul choc de civilisations qui vaille.

Au registre des bonheurs de la semaine – car il y en eut, heureusement ! – les premières représentations, à Montpellier, du Don Giovanni mis en scène par Jean-Paul Scarpitta. On doit à Scarpitta une Carmen sans castagnettes. Des lectures, avec Depardieu, de la correspondance de Bonaparte et Joséphine. Une Jeanne au bûcher d’Honegger qui vient d’obtenir une victoire de la musique. Une Médée. Un Perséphone et Œdipus de Stravinski – avec, notamment, Isabella Rossellini – qui fit l’ouverture, en 2001, du Théâtre San Carlo de Naples. J’en passe. Et maintenant, donc, cette relecture du mythe de Don Juan. D’autres ont souligné la sobriété de la mise en scène. Son côté strehlérien, noir et blanc, ciels gris irisés de nacre, silhouettes dématérialisées, gestes réduits à des battements d’ailes de papillons de nuit, reflets de reflets, voix et échos, tombes et outre-tombes, Al di là delle nuvole – effets papillon, vraiment, comme seul le théâtre peut en produire et comme il s’en produit, là, en effet, à chaque changement de tableau. Ce qui m’a le plus intéressé, moi, c’est l’interprétation donnée du personnage et de ses mobiles. Romantique. Sentimental. Plus tout à fait, ou plus seulement, le grand seigneur méchant homme que, de Tirso de Molina à Montherlant en passant par Baudelaire, Byron, Musset, Pouchkine et, naturellement, Mozart lui-même, la tradition s’accorde à décrire et maudire. Ce Don Juan-ci est sentimental, oui. Attentif à autrui et à ses émois. Étonné du trouble qu’il suscite et l’éprouvant en retour. Moins prédateur que curieux. Moins cynique que prodigue. Bouleversé, non du mal, mais du bien qu’il fait aussi. Libre, évidemment. Immensément, désespérément, libre – jusqu’au « vive la liberté » final, entonné aux portes de l’enfer.


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