Traduit de l’anglais par Gilles Hertzog.

«L’Europe, dit Bernard-Henri Lévy, mourra si le Brexit va à son terme. Elle mourra parce que lorsque le corps est privé de son cerveau et de son cœur, son esprit meurt. La Grande-Bretagne n’est pas juste une pièce additionnelle, un ajout à l’Union européenne. Elle en est le cerveau.»

Je n’aurais jamais pensé entendre un Français s’exprimer de la sorte, encore moins un intellectuel français. Mais il y a davantage :

«Le Brexit serait une bien plus grande catastrophe que la plupart des gens ne se l’imaginent, ce serait une catastrophe pour la Grande-Bretagne et une catastrophe pour l’Europe. L’Europe est inconcevable sans la Grande-Bretagne. Tous ceux qui réfléchissent au sujet de l’Europe savent que le Royaume-Uni en est le cœur battant.»

La Grande Bretagne, le cerveau et le coeur de l’Europe ? Je pensais que les Français nous voyaient au mieux comme une marionnette de l’Amérique, et au pire comme des voisins bruyants. Il vient d’écrire une pièce qui dit hautement que la Grande Bretagne importe, plus peut-être que tout le reste. J’y reviendrai plus loin.

Lévy est le plus français des Français. Il est connu sous ses initiales de BHL et est reconnu comme l’intellectuel public le plus éminent. Il est exactement le genre d’individu dont nous, Britanniques anti-intellectuels, avons tendance à nous méfier. En dépit de toute son anglophilie, c’est un aspect des Anglais qu’il n’aime guère.

«L’anti-intellectualisme est une mauvaise pente parce qu’il nous rapproche du populisme et de tout ce qu’il charrie, et c’est toujours une erreur. Les intellectuels commettent des erreurs de taille mais l’anti-intellectualisme est une erreur en soi.»

Il y a d’autres choses chez les Anglais qui ne vont pas : Boris Johnson comparant l’Union européenne à Napoléon et Hitler ; Nigel Farage – «une plaisanterie, une connerie, un fou.» «La France elle aussi est affectée de politiciens de second rang. C’est fou, il y a un manque de grandeur des politiques française et britannique, de même en Italie, et c’est une part du problème.»

Il a voté pour Emmanuel Macron qu’il connaît bien – il connaît chacun de ceux qui sont quelqu’un – et probablement mieux qu’il ne le laisse entendre. Alors le Président a-t-il réussi dans sa bataille thatchérienne contre les syndicats ?

«Il est en train de réussir et je suis sûr que Mrs Thatcher est un des exemples qu’il a en tête ces quelques semaines.»

Pour enflammer davantage l’affront à la sensibilité britannique, Lévy est non seulement d’une lucidité extravagante mais aussi d’une grande élégance.

Sa coiffure baroque est fameuse, de même que ses costumes – noirs, totalement hors de prix, pantalons taille haute – et ses chemises blanches sont si parfaites qu’il doit en changer chaque heure ou presque. Jamais de cravate, bien sûr, et quatre ou cinq boutons déboutonnés pour mettre en valeur une pince de couleur chair.

Il est allongé sur le divan d’un hôtel de luxe parisien comme s’il était dans sa propre maison. Il aura soixante-dix ans cette année. A coup sûr, il doit suivre un régime de remise en forme. Il se maintient en forme, dit-il «en rêvant, et en continuant de rêver. Shimon Pérès disait que votre jeunesse se mesure au nombre de rêves que vous faites.»

Tant de perfection doit cacher une erreur. Nous attendons de nos penseurs qu’ils soient gros et négligés, ou maigres, des larves de tipule marxoïdes. Peu importe, il est à son affaire quand on en vient à la grandeur britannique. Sa pièce, Last Exit before Brexit, est une tentative de nous faire changer d’avis.

«C’est un avertissement, un dernier signal, ma modeste contribution.» La pièce sera jouée un seul soir à Londres.

Pièce n’est pas le mot ; plutôt une lecture. Le seul personnage est Bernard-Henri Lévy, coincé dans une chambre d’hôtel à Sarajevo «un lieu hautement symbolique, aux frontières de l’Europe.» Il tente d’écrire un discours sur le Brexit en vue d’une conférence sur le sujet.

Son discours est hanté par des personnages réels mais imaginés. Il rêve ainsi d’un gouvernement parfait où Michel Houellebecq, le romancier français bien connu, serait, pour une raison quelconque, Ministre du bien-être animal. Le Ministre des Cultes serait l’athée militant Christopher Hitchens qui fut, d’une certaine façon, le seul intellectuel britannique public d’envergure, avec le style et le culot de Lévy.

Un autre fantôme dans la pièce est Jeremy Corbyn. Ne l’entreprenez pas sur Corbyn… ou plutôt si.

«Nous connaissons Corbyn par cœur en France depuis un siècle. Nous l’avons anticipé, nous avions des dirigeants gauchistes qui soutenaient jadis que l’antisémitisme était un réflexe normal des opprimés.»

Le personnage de BHL songe que, pour le salut de la Gauche, Corbyn doit accepter l’antisémitisme, «accepter que les maudits et les damnés de la terre aient le droit d’être antisémites.»

Partisan de toujours d’Israël, le massacre, la semaine passée, de soixante manifestants palestiniens «lui a brisé le cœur». «Mais aucune réponse n’est possible à cela si l’on ne prend pas en compte la stratégie du Hamas qui appelait aux portes des mosquées les candidats au martyr, les mettait au devant de la foule et promettait de l’argent aux familles.»

Lui-même juif, Lévy est épouvanté par l’antisémitisme dans le Parti travailliste. Mais il semble plus révolté encore par la réponse du metteur en scène de gauche Ken Loach à une question sur l’Holocauste. «C’était à vomir quand, interrogé sur la dénégation de l’Holocauste, il a répondu que l’histoire doit être discutée, donnant ainsi du crédit au négationniste David Irving et à ceux qui le suivent. Qu’un homme du talent de Ken Loach ne trouve rien d’autre à répondre est affligeant.»

Certes, l’antisémitisme ne refait pas surface qu’en Grande Bretagne. Il progresse en France et en Europe de l’Est. La signification du phénomène est au cœur de la crise du politique selon Lévy.

L’antisémitisme signe que les démons du passé se relèvent et viennent subvertir les valeurs du libéralisme qui naquit en Grande Bretagne au dix-huitième siècle, gagnant l’Europe et l’Amérique. Il en va ainsi de Donald Trump et du Brexit. Il pointe la folie de la suffisance libérale : «Nous pensions que l’Europe était une tâche accomplie.» Est-ce que le libéralisme anglo-saxon peut de nouveau s’imposer ? Nul ne le sait, pas même lui.

Il est né en Algérie et peu après sa famille gagnait la France. Son père était un homme d’affaire à succès et la fortune de BHL s’élève à plus de cent millions de livres. Est-ce que cela a influencé sa pensée ? «Cela m’a donné une certaine liberté, bien sûr, mais non, je ne pense pas que cela m’a influencé plus que ça.»

Son personnage intellectuel, dit-il, s’est forgé à travers les philosophes français et les grands aventuriers britanniques. Il s’identifie à Laurence d’Arabie et Lord Byron luttant pour l’indépendance de la Grèce. Sous leur inspiration, il s’est rendu dans les endroits les plus sombres et dangereux (du Pakistan) pour ses recherches pour son livre sur le meurtre du journaliste américain Daniel Pearl en 2002. Il s’était plongé dans la guerre de libération au Bangladesh en 1971 pour un autre livre.

Il dit n’avoir pas fait l’expérience de l’antisémitisme en grandissant parce qu’il n’y en avait pas autour de lui. Pour l’antisémitisme et les symptômes de la régression anti-libérale, il blâme le «populisme», ce qui implique, dans le cas du Brexit, que les gens étaient trop stupides pour qu’on leur demande de voter.

«On leur posait une question simple sur un problème complexe : tel est le péché, le vice de toute cette affaire. Ceux qui ont décidé de demander un oui ou un non en réponse à une question aussi importante et complexe, étaient de purs irresponsables. La question du Royaume Uni en Europe est une question qui relève de l’esprit, du cœur, de la mémoire, de la guerre et de la paix, de ce qui constitue le Royaume Uni. Qu’est le Royaume Uni et qu’est l’Europe ? Réduire tout cela à deux lignes comme le langage binaire des ordinateurs est un crime contre l’esprit.»

Le populisme en France s’est manifesté à travers le succès électoral de l’extrême-droite, de Marine le Pen, et de l’extrême-gauche de Jean-Luc Mélenchon.

«Mélenchon-Le Pen sont notre Brexit à nous. Le populisme a été défait par Macron, mais il n’est pas défait à jamais.»

Qu’en est-il de ces signes bien plus préoccupants venant de Pologne et de Hongrie qui se détachent de l’Europe ? «Vous avez raison. Dans ma pièce, les écrans de télévision projettent soudain la nouvelle que la Hongrie rejoint la zone rouble et que Poutine imprime des drachmes afin de permettre à la Grèce de quitter l’Euro. Nous sous-estimons gravement les forces qui nous sont hostiles, hostiles à notre confraternité, hostiles à notre grandeur. Nous avons la grandeur et nous avons en face deux joueurs contre elle, Poutine et Trump. Tout ce qui arrive, Brexit compris, vient de ces deux joueurs, qui sont de vrais sales types. Nous sous-estimons leur rôle dans ce jeu.»

Il y a de grosses choses fausses dans cette analyse. A l’évidence, le vote en faveur du Brexit ne fut pas seulement causé par la méprise du public sur la question posée. Et le nouvel anti-libéralisme n’est pas une arnaque populiste fomentée par un axe Poutine-Trump. C’est un réquisitoire accablant et juste des échecs du libéralisme d’après-guerre.

Il y a aussi des points plus obscurs. Dans sa biographie de Jean-Paul Sartre, il l’exonère de son maoïsme poltron. C’est parfaitement déplacé. Mao a tué dix fois plus de Chinois qu’Hitler de Juifs.

Pour autant, il y a de la grandeur chez Lévy et une certaine gloire à la française. Sa ferveur libérale a un effet magnétique et elle est authentique ; il entend nous engager et nous convier à notre meilleur, que nous soyons d’accord avec lui ou pas. Il a fait preuve de courage physique, il est un aventurier à l’anglaise et un politique romantique.

Et il y a ce magnifique costume, cette éblouissante chemise. Je lui soumets une citation de Baudelaire : «Le dandysme est la dernière marque d’héroïsme dans les âges de décadence.» Est-ce qu’il s’identifie à cette sentence ?

«Non. J’aime Baudelaire. Mais non.»

Dommage. Je pensais que cela lui allait exactement.


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