Que le parti communiste ne soit pas le mieux placé pour exiger que la vérité soit faite sur la torture française en Algérie, c’est un fait. Et j’en veux d’ailleurs pour preuve non tant sa compromission historique et, pour ainsi dire, consubstantielle avec l’infamie soviétique et totalitaire que sa solidarité de fond, dans l’affaire algérienne elle-même, avec la politique de ceux qu’il entend aujourd’hui condamner. Le parti de Maurice Thorez, on ne le rappellera jamais assez, a voté les pouvoirs spéciaux à Mollet et a donc soutenu, de fait, sa politique de pacification au lance-flamme. Le parti de Maurice Thorez, quoi qu’il en dise aujourd’hui, et contrairement à ce que répètent sottement ses contradicteurs de tous bords, ne s’est rallié que très tard à la cause de l’indépendance algérienne et ne fut donc pas le complice, mais l’adversaire, de ces « porteurs de valises » dont il jugeait la ligne aventureuse, irresponsable, gauchiste. Que, sur ce point comme sur d’autres, il ait fini par changer et qu’il ait changé d’avis, surtout, quant à ce qui, en ce temps-là, était juste et ne l’était pas, c’est une chose. Mais les changements explicites ont toujours plus de force que les reniements honteux. Et il est clair que l’appel des « douze » à la constitution d’une commission d’enquête parlementaire gagnerait en crédibilité s’il avait été précédé, accompagné ou même suivi d’un exercice d’autocritique de la part d’un parti qui – un exemple entre mille – ne bougea pas le petit doigt quand l’un des siens, l’ouvrier Fernand Yveton, acquis à la cause de l’Algérie algérienne, fut guillotiné, le 11 février 1957, dans la cour de la prison Barberousse à Alger.

Qu’un travail de mémoire sur ces crimes de l’armée française ne puisse valablement s’opérer sans que soit mené, en parallèle, un autre travail sur ces autres crimes que commettaient, au même moment, les combattants de l’ALN algérienne, ce n’est pas non plus douteux. Et l’on ne saurait donner tort à ceux qui, quelles que soient leurs arrière-pensées, redoutent que le tapage fait autour des aveux, dans Le Monde, des généraux Massu et Aussaresses n’ait pour résultat de passer aux pertes et profits d’une histoire partisane, unilatérale et, somme toute, politiquement correcte le massacre de Melouza et les attentats aveugles dans les bars d’Oran et Alger, l’exécution, dans les Aurès, de l’instituteur Guy Monnerot ou celui, au Maroc, d’Abane Ramdane, les représailles contre les harkis, les tièdes tués à coups de pioche ou égorgés, les villages soupçonnés de « collaboration » méthodiquement décimés, bref toute cette autre histoire noire qui est celle, non de la France, mais de l’Algérie et que la mémoire progressiste européenne a, si longtemps, refusé de prendre en compte. Le FLN, aussi, a torturé. Le FLN, avant le FIS des années 80 et 90, a martyrisé de mille manières ses adversaires politiques ou militaires. Et il le sait bien, du reste, le FLN d’aujourd’hui – il a compris (et c’est la vraie raison de sa gêne face à ce débat venu de France) que la vérité est contagieuse et que poser la question de l’usage de la gégène au pays des droits de l’homme ne peut que conduire, de proche en proche, à réviser l’héroïque, édifiante et longtemps intouchable histoire de la « révolution algérienne ».

N’empêche. Ceci n’excuse pas cela. Et s’il y a bien, en matière pénale autant que morale, un impératif catégorique, c’est que les crimes des uns ne valent jamais absolution de ceux des autres et que la pratique du « sourire kabyle » n’explique ni ne justifie celle du supplice de la baignoire ou du gonflage à l’eau par l’anus. L’armée française a, c’est un fait, pratiqué en Algérie des actes absolument contraires aux lois de la guerre. Le pouvoir politique français a, c’est un autre fait, encouragé ou couvert, François Mitterrand en tête puisqu’il fut ministre de l’Intérieur et de la Justice, des agissements dont nous savons désormais et dont nombre de témoins (Mgr Duval, archevêque d’Alger) ou même d’acteurs (les généraux Buis, Le Ray et Paris de Bollardière) disaient déjà à l’époque qu’ils n’avaient même pas l’utilité militaire (renseignement, etc.) qu’on voulait bien leur prêter. De ces deux faits, de cette double tache sur l’histoire et l’honneur de notre pays, de l’énigme de cette France qui, le fascisme à peine défait, reprenait des pratiques rappelant les siennes, nous sommes tous, comme pour Vichy, collectivement comptables. D’où vient que ce que l’on a fini par admettre pour Vichy semble, concernant l’Algérie, si étrangement inadmissible ? D’où vient que les mêmes qui ont souhaité voir juger Barbie, Touvier ou Papon suspendent leur devoir de mémoire quand s’entrouvre cet autre placard, tout aussi plein de cadavres, qu’est l’histoire de la guerre d’Algérie ? Et pourquoi le légitime souci de ne pas banaliser la notion de crimes contre l’humanité devrait-il nous conduire à absoudre, ou enfouir dans la conscience collective, d’authentiques crimes d’État ? Il n’est pas question, dans cette affaire, de « repentance », mais de vérité. Il n’est pas question d’« humilier » la France, mais de l’aider, toutes tendances politiques confondues, à regarder en face cette page terrible de son passé. Oui à la levée du tabou. Oui à la lucidité, ce « courage de l’intelligence ». C’est toujours à son avantage qu’un peuple se confronte à ses démons.


Autres contenus sur ces thèmes