De La Havane à Washington

Ils sont là. Tous là. Au grand complet ou presque. Venus d’Europe, d’Amérique latine, des quatre coins des États-Unis. Et réunis ici, depuis quelques heures maintenant, dans les locaux de ce grand hôtel du centre de Washington où se tient le troisième Congrès des intellectuels cubains dissidents…

Il y a des écrivains célèbres comme Eduardo Manet ou Heberto Padilla. Un jeune romancier libertaire, à l’humour formidablement corrosif, qui s’appelle Reinaldo Areinas. Des chefs historiques de la révolution, qui, comme Carlos Franqui, ont attendu 1968 pour prendre le chemin de l’exil. D’autres, comme Hubert Matos, le « masque de fer » de La Havane, qui a payé de vingt ans de geôle et de souffrance le crime d’avoir été l’un des plus glorieux héros de la Sierra Maestra. D’autres encore, des dizaines et des dizaines d’autres, humbles acteurs d’une épopée qui les a, un à un, au fil des mois et des ans, jetés aux oubliettes de l’histoire.

On dira ce qu’on voudra, mais cela fait de drôles de biographies pour des hommes qui, en général, passent pour des agents de la C.I.A. Une étrange atmosphère pour un congrès où l’on m’avait dit, à Paris, que je ne croiserais que des ringards et des nostalgiques de Batista. Soyons francs : si informé, si bien intentionné que je fusse, j’attendais un conclave d’hommes de « droite » rêvant d’une revanche sur une dictature de « gauche » ; et la première surprise de cette première journée aura été de trouver, à leur place, un rassemblement d’hommes de gauche en lutte contre le plus à droite des despotismes de droite…

Idéal concentrationnaire

Car savez-vous, me demande en substance Areinas, que Cuba est, entre autres merveilles, le pays totalitaire qui compte le plus grand nombre, aujourd’hui, de prisonniers politiques per capita ?

Que tout ce peuple de bagnards revêtus, selon le cas, d’un uniforme jaune, d’une chemise bleue ou d’un simple caleçon de toile blanche sont les ultimes témoins vivants de ces nobles idéaux concentrationnaires dont vous avez, vous, en Europe, si vite perdu le sens ?

Que nous sommes le dernier pays du monde où l’on puisse rencontrer encore, dans la cour de la prison de l’Île des Pins par exemple, des bataillons de gardiens portant, fixées au poignet, de jolies petites baïonnettes dont ils se servent couramment pour remettre, quand il le faut, un peu d’ordre dans les rangs?

Que cette patrie du socialisme radieux, solaire, ensoleillé, est l’une des très rares dictatures militaires où l’on vous colle un uniforme dès l’âge de treize ans ? et où les adolescents de seize ans peuvent être passibles de la peine de mort ?

Mieux, plus singulier encore, savez-vous que Cuba, est cet inénarrable endroit où, pour être admis dans un hôpital, il faut donner d’abord 500 grammes de son sang ? Et que ce sang, pieusement recueilli, stocké dans une « banque » centrale, est destiné à nos vaillants soldats qui combattent à Cuba, en Amérique latine et en Afrique ?

Non, bien sûr, je ne sais pas. Je ne sais rien, strictement rien, de tout cela. Personne ne sait rien, en France et en Europe, de cette face d’ombre de la fête castriste. Et c’est pourquoi je promets, à mon retour, de témoigner…

Le triomphe d’Ubu

J’ai cru qu’Areinas plaisantait cette fois. Et pourtant non. Car, renseignements pris, il y a bel et bien, à La Havane, une « loi de prédélinquance » contre les crimes putatifs, que l’on n’a pas encore commis, mais dont on pourrait être capable.

Une loi de « dangerosité » sous le coup de laquelle tombent, indifféremment ou presque, les nègres, les pédés, les juifs, les catholiques, bref tous ceux qui, pour une raison ou pour une autre, pourraient troubler l’ordre réglé du conformisme communautaire.

Une troisième, terriblement efficace, qui, au nom de la lutte contre la « diversion idéologique », peut accabler un étudiant qui fredonne une chanson anglaise ; un professeur d’université qui a publiquement déclaré sa préférence pour le café du Brésil ; un journaliste officiel, coupable d’avoir osé s’abonner à une « revue de mode suédoise »…

Une quatrième, une cinquième, contre la « vagancia » et 1’« extravagancia », qui punissent respectivement le refus de travailler pour l’Etat ou l’excentricité dans la manière de s’habiller, de se coiffer, de se tenir.

Et j’oubliais la sixième, la plus extraordinaire de toutes, dont je m’étonne que la presse française n’ait jamais cru bon de parler et qui, au nom du « développement normal de la famille et de la jeunesse », fait vivre l’île tout entière sous la botte de ce qu’il faut bien appeler un régime d’ordre moral.

Goulag tropical ? Démocratie populaire aux Caraïbes ? Pays de l’Est en plein cœur de l’Ouest ? Il y a surtout, dans tout cela, le premier triomphe vrai de l’inoubliable père Ubu.

Un inconnu nommé Valladares

Que dire ? Que leur dire ? De quoi, au nom de quoi parler, moi qui suis venu, d’abord, pour écouter et pour apprendre ?

Maximov et Boukovsky s’en sont tirés en adressant à cette dissidence naissante l’hommage d’une autre, plus ancienne, mieux assurée d’elle-même et riche, déjà, de hautes traditions de révolte.

Valerio Riva, journaliste et écrivain italien, qui fut proche de l’éditeur d’extrême gauche Feltrinelli, a révélé, dans une impressionnante analyse, les liens du terrorisme d’Etat cubain avec d’autres, plus sauvages, infiniment plus mystérieux, qui ensanglantent, ces jours-ci, nos terres européennes.

Et je n’ai su, à mon tour, que leur parler de nous. Je veux dire de nos rapports avec l’image, le mythe, la légende même de Cuba. De ce jour, par exemple, où je reçus, à Paris, l’étonnant manuscrit d’un inconnu total, qui s’appelait Valladares. Des efforts qu’il nous fallut déployer, Françoise Verny et moi, pour éditer, publier, puis, peu à peu, imposer l’atroce témoignage du poète paralysé. De la répugnance de la presse, de l’opinion, de la cléricature elle-même parfois, à admettre que l’on puisse ainsi, si longtemps, résister à saint Fidel sans être pour autant un flic ou un imposteur. Bref, du fait que la question cubaine continue d’être, en Europe, une question taboue.

Aragon, Proust et Alain Fournier

Étrange écho à mon intervention d’hier : l’exposé de Reinaldo Garcia Ramos qui, fort de ses huit ans d’expérience au cœur de la machine, nous expose les « mécanismes secrets de l’édition cubaine ».

Ce roman d’Evelyn Waugh, par exemple, où il dut couper trois lignes, un jour, parce qu’elles contenaient une allusion désobligeante au « sadisme des Russes ».

Cette préface à la Semaine sainte d’Aragon où un jeune universitaire imprudent avait commis l’erreur fatale de citer le nom de Proust, cet écrivain « cosmopolite et décadent ».

Ces pauvres préfaciers, justement, dont les noms valsent si vite que les ouvriers typographes, à force, ont fini par prendre l’habitude de composer les pages de garde en dernier, à la veille de la livraison de l’ouvrage.

Toutes ces « normes de contenu », comme on dit, dont le plus modeste magasinier est censé se tenir informé et dont il lui appartient de signaler, chaque fois qu’elles tombent sous son regard, les infractions qui, éventuellement, auraient échappé aux écrivains.

Et les ruses de Sioux qu’il faut déployer, parfois, pour convaincre un directeur littéraire soupçonneux que le Grand Meaulnes d’Alain Fournier est le contraire d’un roman homosexuel…

Castro à Paris ?

Dimanche.

Fin du congrès.

Je m’avise, relisant ces quelques notes, que je n’ai pas dit grand-chose du rôle de 1’« homosexualité » justement dans cet étrange délire socialiste.

Rien de ces phobies, de ces fantasmes sexuels dont Carlos Franqui me raconte drôlement qu’ils pourraient bien être au cœur de la raison politique castriste.

Rien, non plus, de la reprise, ainsi, dans ce prétendu discours de gauche, dans le cadre de ce qui fut, si longtemps, pour nous tous, le fin du fin du progressisme, de quelques-unes des obsessions majeures où s’est nourri le fascisme occidental.

Rien, encore, de la singulière récurrence des noms de Cortazar ou de Garcia Marquez, dont le muet fantôme n’a cessé de hanter ces journées et qui, aux yeux de ces martyrs, de ces rescapés, de ces rebelles-nés, ne pouvaient apparaître autrement que comme des collabos.

Pas davantage de la très importante communication où Humberto Lopez Guerra a montré comment cette colonie soviétique était paradoxalement moins liée à l’internationale brejnévienne qu’à l’internationale socialiste.

Bref, il manque probablement à ces carnets l’essentiel de ce qui fait de Cuba aujourd’hui un enjeu politique, idéologique majeur dans l’insurrection des hommes libres contre le retour, insidieux, des forces du fascisme.

Et c’est pourquoi, sans doute, j’ai si fort tressailli tout à l’heure, au moment de quitter Washington et de m’envoler pour la France, quand un journaliste du New York Times est venu me demander, sur le ton de l’évidence et du fait presque accompli, de commenter la prochaine visite à Paris du caudillo Fidel Castro.


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