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Parler de Malraux et des juifs, ou de Malraux comme une sorte de juif, suppose, d’abord, que l’on déblaie quelques objections et obscurités.

La Shoah, d’abord.

Malraux est, certes, l’écrivain contemporain qui a le mieux parlé des camps.

Non content d’en parler, il est de ceux – rares, très rares – qui en ont fait un objet de pensée privilégié et j’allais presque dire obligé.

Mieux : il est de ceux – encore plus rares – qui ont compris l’énormité de l’événement (c’est le mot célèbre, à Bernanos : « Avec les camps, Satan a reparu visiblement sur le monde »).

Mieux encore : refusant d’en parler juste comme ça, dans l’abstrait, il est de ceux qui, dès 1943, puis constamment, et sans jamais s’être trompé, ont fait la distinction, essentielle, entre camps d’extermination et de concentration.

Encore plus important : quand il donne une préface au livre de son ami, Manès Sperber, Qu’une larme dans l’océan, il la commence par une évocation – précise, sans détour et qui n’est pas fréquente, elle non plus, dans le paysage intellectuel des années 1950 – de « l’extermination des juifs ».

Dans l’autre préface de la même époque, sa deuxième préface « juive », celle qu’il donne, en 1955, à l’album de photos de Nicolas Lazar sur Israël, il va encore plus loin puisque, décrivant « la forêt des martyrs » plantée au-dessus de Jérusalem, dénombrant ses « six millions d’arbres » témoins des six millions de morts juifs, il parle d’un peuple « dont on a – je cite – détruit jusqu’aux ruines » même s’il « porte sur son visage le plus ancien passé du monde » : l’image est belle, c’est le moins que l’on puisse dire ; mais, surtout, elle rend bien compte de cette annihilation sans reste, de ce crime blanc et quasi parfait, qui était l’essence de la Shoah.

Ailleurs encore, dans Les Noyers de l’Altenburg, à propos de l’attaque allemande sur la Vistule en 1916, il décrit le nouveau style de guerre qu’implique l’usage des gaz et on ne peut pas ne pas songer – d’autant qu’il y vient, très précisément, en 1952, dans son discours de Brasilia – à la question des chambres à gaz et du Zyklon B, qui commencent de faire leur apparition dans les camps d’extermination au moment où il rédige ces pages.

Bref, on ne peut pas dire qu’il n’ait pas vu, et dit, la chose.

Sauf qu’il l’a dite et vue par éclairs, lueurs brèves et rares – je vous les cite toutes, là, ces lueurs ; enfin, la plupart d’entre elles ; elles sont dans le livre de Michaël de Saint-Cheron, Malraux et les juifs, et je pense n’en oublier aucune ; et il faut bien dire que, pour le reste, tout le reste, dans tout le reste de l’œuvre et des évocations, nombreuses, du nazisme, ce qui frappe c’est la faible, très faible place qu’y occupe la Shoah, qu’on appelle, alors, l’Holocauste.

Un seul exemple mais c’est, vous allez comprendre pourquoi, le plus embarrassant.

C’est le chapitre magnifique qui clôt les Antimémoires. C’est le dialogue sur les camps entre Edmond Michelet, Brigitte Friang, un ami espagnol, un prêtre et lui, André Malraux. C’est le grand texte de Malraux sur la question, celui qui devrait être lu, enseigné, dans tous les lycées de France et d’ailleurs. Or relisez, ou lisez, cette évocation hallucinante, plus vraie que s’il y avait été, de l’horreur concentrationnaire telle que les nazis l’ont conçue et mise en œuvre. Plongez, par la pensée, dans ces camps où les femmes n’avaient le droit de marcher qu’à quatre pattes ou dans ceux où les SS renversaient exprès la soupe pour que les déportés aient à la laper. Suivez la description malrucienne de ce processus d’« avilissement », ou de « déshumanisation », qui n’a plus rien à voir, dit-il, avec le « bagne » et la « torture » car on a l’impression que l’homme y est devenu le rival de Satan et a entrepris, ce faisant, de donner « pour la première fois » des « leçons à l’enfer ». Acceptez son idée que le fond du fond du projet nazi était de traiter les humains comme de la boue car, ainsi, ils devenaient réellement de la boue. Suivez, enfin, sa belle et frémissante interrogation – adressée, donc, à Friang, Michelet, l’Espagnol et le prêtre – sur ce que les survivants « ont rapporté de l’enfer » et sur la manière dont, pour eux, s’est passé le retour parmi des vivants qui n’avaient aucune envie qu’on vienne les embêter avec cette affaire. Eh bien il y a une question qu’il ne pose étrangement jamais et qui, dans les vingt ou trente pages du chapitre, ne semble pas l’effleurer : c’est celle de l’autre retour, le Retour, celui des juifs à eux-mêmes et à Israël. Et le fait est que, dans ce chapitre qui est, je le répète, son grand chapitre sur les camps, il ne parle qu’une fois d’Auschwitz (au moment où il se lève pour aller boire, dit-il, un « verre d’eau minérale ») ; il prononce une fois, et une fois seulement, le nom des juifs (pour suivre un juif de Varsovie arrêté après la chute du ghetto et qui, traversant, sous haute surveillance d’une escouade SS, son ancien quartier, le voit comme un lieu où les tables sont encore mises, les lumières encore allumées et où la vie semble juste un peu suspendue) ; et, chaque fois qu’il dit « je pense à », chaque fois que, partant de ce monstrueux univers concentrationnaire, il opère l’un de ces fameux glissements de sens, métaphoriques et incantatoires, qui sont si profondément malruciens et qui servent toujours, en réalité, à sauter du coq à l’âne, c’est-à-dire, en la circonstance, de la barbarie nazie à autre chose, c’est l’Espagne qui est cette autre chose, c’est à l’Espagne qu’il se surprend « pensant », c’est à l’Espagne debout et combattante, et à sa propre expérience de combattant en Espagne, qu’il est irrésistiblement ramené – à ce grand combat espagnol qui fut celui de sa jeunesse, dont l’héroïsme le hante et dont il faut bien admettre qu’il occulte, au sens propre, sa vision du drame juif.

Bref, dans ce texte, quand il ne parle pas des déportés, c’est pour parler des Espagnols.

Quand il ne parle pas des Espagnols, c’est pour parler de ceux que, dans les camps, on appelait les « politiques ».

Et il reste, l’un dans l’autre, prisonnier du préjugé d’époque selon lequel les vraies victimes, les aristocrates de la déréliction et du malheur, les monarques de la douleur et ceux de la compassion, étaient ces résistants que l’on avait capturés les armes à la main et enfermés pour cette raison ; il reste prisonnier de ce cliché qui a duré si longtemps et selon lequel les déportés « raciaux », ceux qui ont été déportés pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils ont fait, étaient des déportés de second ordre, pour ne pas dire de seconde zone ; et c’est d’ailleurs pourquoi, en 1945, méditant, face à son compagnon de combat Roger Stéphane et avec lui, sur ce que devront être, le moment venu, les « priorités de la réintégration », réfléchissant à la façon dont devra s’opérer la réinstallation, dans la France relevée de demain, des pelés et des tondus, énonçant donc son programme à lui, le programme de son Conseil national de la Résistance à lui, il tranche que, s’il y a un « ordre », ce doit être celui-ci : « les juifs résistants, puis les résistants et, enfin, les juifs ». C’est, certes, mieux que les gens qui, à la même époque, ne veulent pas entendre parler du tout des juifs et les exhortent, dès 1945, à se taire et à se faire oublier de peur de réveiller les vieux démons tout juste maîtrisés ; mais c’est quand même préoccupant ; c’est quand même le signe de quelque chose qui ne va pas ; c’est le signe que nul, pas même Malraux, n’échappe complètement à son époque et qu’il y a, dans son regard porté sur la Shoah, une sorte de gêne, d’embarras ou de réticence – c’est la première opacité, la première difficulté à dire ce que pourtant il voit, conçoit et pense.

L’être-juif.

Pour ce qui est de l’être-juif, c’est vrai qu’il y a aussi une difficulté de dire.

Sa vie durant et, en particulier, dans ses écrits sur l’art où beaucoup voient, à juste titre, son grand œuvre, son chef-d’œuvre, il s’est passionné pour les civilisations, les religions, et la mesure qu’elles offrent de l’Humain. Il a parlé de Sumer, de Bagdad, de sa chère Inde, de l’art précolombien et de l’humanité qui alla avec. Il a parlé du christianisme, bien sûr, sa grande affaire, la fascination de sa vie, la métaphysique fondamentale à laquelle il n’a cessé de se mesurer. Mais, du judaïsme, il ne parle guère. De ce peuple juif dont il dit quelque part qu’il est « le seul peuple d’Orient à avoir pris la question de Dieu tout à fait au sérieux », il parle extrêmement peu – et c’est ma seconde observation préliminaire, ma seconde source d’embarras.

Vous me direz que c’est normal vu que c’est à travers l’Art qu’il perçoit et pense ces religions et civilisations – et que, les rapports du judaïsme et de l’Art étant ce qu’ils sont, la « prise » qu’ils lui donnaient était assez fragile. Et, de fait, il y a un texte, un très beau texte, qui dit bien ce regret malrucien d’un judaïsme artiste – ou, si vous préférez, ce regret de l’Art dans le judaïsme et de l’inspiration qu’il lui aurait inévitablement prodigué. C’est un texte de la toute fin. Il est écrit pour être dit dans un village cher à mon cœur, Saint-Paul-de-Vence, où la Fondation Maeght organise une exposition en son honneur et en l’honneur de son Musée imaginaire. Et là, dans ce texte, Malraux se prend à imaginer « Napoléon sans portraits » et « Alexandre sans statues » – et il dit, exactement, ceci : ce serait l’équivalent des « prophètes d’Israël » perdus « dans la nuit constellée de la Bible ». Écoutez bien ce qui est dit. Une nuit constellée certes, semée d’étoiles d’accord, mais une nuit quand même, oui, oui, une nuit – c’est comme ça que, ce jour-là, à cause de sa condamnation des idoles et, donc, peut-être, de l’Art, André Malraux nous dit qu’il voit la Bible. Alors, d’accord, le peuple juif n’y met, je le répète, pas tellement du sien. Les juifs ne font pas beaucoup d’efforts pour entrer dans cette grande symphonie, ce grand orchestre des civilisations qui est l’objet d’études de Malraux et, comme dirait Baudelaire, sa seule et unique passion. Mais enfin… problème, quand même.

Mais il n’y a pas que cela.

Cette impasse sur l’être-juif, cette forme de méconnaissance, vont, malheureusement, plus loin encore.

Car le problème c’est qu’il parle, quand même, du judaïsme et des juifs et que, quand il en parle, il est plus décevant encore que quand il n’en parle pas du tout.

Exemple de Donatello et de ses Prophètes du Campanile au beau visage incliné dont il nous dit qu’ils sont, non seulement inspirés des notables florentins de l’époque, non seulement en train de s’adresser au peuple de Florence comme « les prophètes vivants s’adressaient au peuple d’Israël », mais qu’ils sont, sous son regard à lui, Malraux, les annonciateurs des saints chrétiens de la seconde partie de la vie de l’artiste : je ne parle même pas de son David nu, paganisé et étrangement féminisé – je parle juste de cette façon de voir les « prophètes » et je vous demande d’admettre qu’il y a là une vision du prophétisme comme anticipation de l’apostolat chrétien qui n’est pas exactement la meilleure manière de rendre justice au judaïsme.

Exemple de Rembrandt auquel Malraux consacre l’une de ses grandes monographies et, dans cette étude monographique, une part importante à ces mêmes figures prophétiques – sauf qu’on « ne sait », dit cette fois Malraux, si ces figures « appartiennent à l’Ancien Testament ou au Nouveau », au monde juif ou au monde chrétien : là encore, c’est embêtant ! Moïse ou Isaïe figures possibles du Nouveau Testament ! Jérémie ou Amos « appartenant » au monde des Évangiles non moins qu’à celui de la Bible ! Convenez, oui, que c’est, non seulement troublant, mais embêtant !

Exemple des cathédrales. J’en prends trois – dans ses écrits sur l’Art, toujours. Le portail royal de Chartres où figurent des prophètes et des rois d’Israël : le « Dieu de communion », dit Malraux, est « encore l’Éternel du Buisson ardent » et cela peut s’entendre en sens rigoureusement inverse (« l’Éternel du Buisson ardent » est, déjà, le « Dieu de communion »). Amiens : voici un Christ qui, « pour la première fois », s’appelle le « Beau Dieu » – expression qui, dit Malraux, eût semblé à Augustin dérisoire ou sacrilège ; alors ne parlons pas des juifs, aux oreilles de qui cette intrusion de l’esthétique dans le dire de Dieu et du divin eût été tragiquement inintelligible ! Et quant aux Prophètes de Strasbourg, avec leurs barbes bouclées au ciseau, leurs frisures de pierre, leurs paupières et orbites creusées, ils restent les prophètes, certes ; ils ne sont pas la préfiguration ou le brouillon d’autre chose, d’accord ; mais ils sont « devenus des statues » et sont donc, c’est toujours lui, Malraux, qui parle, définitivement « figés ».

Je ne rappelle que pour le principe la commémoration de la mort de Jeanne d’Arc, dans les Oraisons funèbres, où il a cette phrase incroyable sur Jeanne dont les « mains » sont « consolantes » et « menaçantes » comme celles des « rois d’Israël ».

De même, dans Les Chênes qu’on abat…, cette évocation de l’appel du 18 juin vu – et, là aussi, bien sûr, la comparaison se veut flatteuse… – comme la répétition du geste des prophètes.

Mais Jeanne d’Arc et de Gaulle héritiers des prophètes… Ou, si l’on préfère, les prophètes vivant à travers la parole de la Pucelle et du Général… Pourquoi pas ? Mais, flatteur ou pas, vous voyez bien qu’on est à nouveau très proche du mauvais cliché. Celui d’un judaïsme de la préfiguration. D’un judaïsme archaïque, fossilisé, qui n’est fait que pour produire soit le christianisme soit la modernité soit les deux – et s’accomplir en eux.

Là aussi, Malraux est prisonnier de son époque. Et, s’agissant du judaïsme, il est prisonnier de la plus franche machine à produire de la méconnaissance et de l’ignorance qu’ait eu à connaître son époque.

Un judaïsme du presque-rien. Un judaïsme ombre de lui-même. Un judaïsme dépourvu de toute positivité.

Et puis il y a l’incroyable histoire de son voyage à Jérusalem.

On sait – je sais, pour l’avoir, plusieurs fois, entendu m’en parler ou en parler à notre amie commune Françoise Verny – que son ami, le père Bockel, aumônier de la brigade Alsace-Lorraine, n’a cessé de l’inviter à faire ce voyage.

On connaît l’histoire du déplacement projeté de 1966. Le 25 mars, selon Le Monde, Abba Eban, ministre des Affaires étrangères d’Israël, annonce officiellement la visite du ministre d’État, ministre des Affaires culturelles, André Malraux. Le 9 avril, un entrefilet du même Monde confirme l’arrivée du ministre pour la fin du mois suivant. Mais voilà que Malraux tombe malade. Il s’en remet aux mains des psychiatres qui lui imposent un lourd traitement. Et il passe les deux mois qui suivent au pavillon de Marly que lui met à disposition le général de Gaulle et doit donc annuler le voyage prévu.

Qu’à cela ne tienne. Arrive la fin de l’année. Malraux va mieux et a repris ses fonctions rue de Valois. Un autre de ses amis, le poète israélien d’origine alsacienne Claude Vigée que j’ai bien connu lui aussi, que j’ai publié dans ma collection chez Grasset et qui m’a, je le précise, raconté le détail de cette histoire que je vais vous rapporter, vient lui annoncer qu’il s’est vu décerner le prix de Jérusalem, qui est un très beau prix littéraire. Malraux, ému, promet de donner vite une date qui lui permettra de recevoir, en personne, cette distinction et ce prix. Quelques mois plus tard, le 29 mai, il tient parole et annonce son arrivée pour le 26 juin suivant. Mais survient la guerre des Six Jours, puis la colère du général de Gaulle contre Israël, puis la phrase terrible sur « le peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ». Malraux ne dit rien. Il n’en pense pas moins mais ne dit rien, ne réagit en rien et se plie à la ligne officielle. En sorte que c’est pour des raisons, cette fois, politiques qu’il est amené à tout stopper.

Alors, là aussi, on dira ce qu’on voudra.

Malraux lui-même pourra raconter à Guy Suarès, en 1974, dans un entretien destiné à Malraux, celui qui vient : « Jérusalem n’est pas un lieu de tourisme ; l’idée qu’on va se promener au Jardin des Oliviers me fait horreur ; on va en Israël en pèlerinage ou on n’y va pas. » Il reste un malaise. Il reste un rapport étrange à ce lieu dont il sait qu’il doit s’y rendre mais sans parvenir à franchir le pas. Il reste qu’on est en présence de l’un des plus beaux « complexes d’Hannibal » de l’histoire de la littérature et de la pensée.

C’est quoi le « complexe d’Hannibal » ?

C’est ce concept inventé par Freud à partir de l’exemple d’Hannibal, le chef carthaginois qui manque envahir Rome à deux reprises mais en est, chaque fois, empêché – la météo, la flemme, les délices de Capoue, peu importe.

C’est cette idée qu’il y a des lieux dont on a très envie, qui vous sont absolument essentiels mais où une sorte de sortilège fait qu’on n’arrive pas à pénétrer – comme si notre inconscient savait qu’il s’agirait d’un rendez-vous majeur, peut-être vital, mais potentiellement redoutable.

Donc, vous avez Freud, inventeur du concept.

Vous avez César Borgia qui, selon Machiavel, lui-même commenté par Althusser, a dû à la même névrose – prenant la forme d’une « fièvre tierce » qui lui tomba dessus au même moment que son père, le pape Alexandre, qui, lui, en mourut carrément – d’entamer son déclin, de perdre la main sur son propre destin et, à la fin des fins, de rater sa vie politique.

Et voici donc Malraux avec une Rome qui ne s’appelle plus Rome mais Jérusalem – mais où il n’arrive pas plus à pénétrer que le chef carthaginois à passer le Rubicon.

C’est le troisième argument de ceux qui seraient tentés de nous dire : Malraux n’a rien compris au destin juif et au judaïsme ; c’est la troisième nuance que je vous demande, par avance, d’avoir en tête maintenant que je vais tenter de développer le cœur de ma thèse – et de vous dire, au contraire, combien Malraux a été près, idéologiquement et spirituellement près de l’insondable mystère d’Israël.

2

Car, en même temps, cher Michaël de Saint-Cheron, chers amis, il n’y a pas que cela.

Et je n’aurais pas pris le risque, ici, à Jérusalem, et pas dans n’importe quel lieu de Jérusalem, d’intituler cette intervention « Ce juif de Malraux » si j’avais pensé que le rapport au judaïsme de l’auteur de La Condition humaine et de L’Espoir se limitait à cette suite d’embarras.

Je veux d’abord insister sur le fait qu’il n’y a pas trace, pas l’ombre d’une trace, d’antisémitisme dans son œuvre.

C’est la moindre des choses, direz-vous ? D’accord. Sauf que, lorsqu’on regarde ses grands contemporains, lorsqu’on lit ses amis, rivaux ou adversaires plus ou moins mimétiques, le moins que l’on puisse dire est que la performance n’est pas à négliger.

Je ne parle même pas de Drieu, l’homme couvert de femmes, l’ami inconcilié, le doriotiste à qui il fait, à la fin de la guerre, l’étrange proposition de l’accueillir au sein de la brigade Alsace-Lorraine, mais à la condition que cela se fît sous un faux nom : le cas est trop évident.

Mais Blanchot, furieusement antisémite dans sa jeunesse maurrassienne et Jeune France.

Mais Morand qui n’a jamais cessé de l’être, malgré Proust et les pèlerinages rue Hamelin.

Mais Bernanos que Malraux aime, qu’il respecte et qu’il lui arrive même de voir comme le plus grand romancier de son temps, mais qui n’a jamais vraiment respecté, lui, que l’auteur de La France juive, Édouard Drumont – jusqu’au Chemin de la Croix-des-Âmes où il y a l’hommage aux combattants juifs du ghetto de Varsovie et qui porte une dédicace à Drumont !

Claudel, parfois limite.

Sartre dans L’Âge de raison, et même dans certains passages des Réflexions sur la question juive, flirtant avec le mauvais cliché – je me suis exprimé maintes fois là-dessus.

Nizan dont le bel Aden Arabie est infecté par des considérations sur ces « juifs » qui « passent leur vie à prêter à intérêt » car « il y a beau temps qu’ils ont hérité d’Israël » ou sur, plus spécifiquement, les « mains doucereuses » de tel « marchand juif ».

Chardonne, bien sûr.
Montherlant, jusqu’au bout.
D’autres… Tous les autres ou presque… Sauf, justement, Malraux… Avec cette notable exception qu’est, donc, André Malraux… Sans doute y en a-t-il, parmi ceux que je viens de citer, qui furent plus sensibles que lui au mystère juif et à la souffrance qui va avec – je pense, par exemple, à Claudel puis, après la guerre, à Blanchot. Mais s’il y a un écrivain qui ne déraille jamais, s’il y a un romancier qui, dans ces années, reste miraculeusement immune à ce virus terrible, s’il y a un grand intellectuel du XXe siècle qui, d’un bout de sa vie à l’autre, a ignoré jusqu’à la tentation de l’antisémitisme, c’est lui, André Malraux.

Rôle de sa femme, Clara ? Cette Clara qui raconte, dans Nos vingt ans, qu’il lui aurait dit un jour : « Soyez la plus juive possible c’est ainsi que vous m’intéressez » ? Cette Clara dont il ne divorcera pas avant la fin de la guerre – et ce, alors qu’ils vivaient des vies depuis longtemps parallèles ? Clara à qui il adressera, en 1938, ce mot que l’on peut trouver saisissant de goujaterie mais qui, dans le contexte de l’époque et des temps sombres qui s’annoncent, prend évidemment un autre sens : « Gardez mon nom si vous voulez ; vous ne l’avez pas volé » ? Sa fille, aussi, Florence ? D’autres ? D’autres raisons ? Peut-être. Mais peu importent les raisons. L’essentiel est cette immunité. L’essentiel est que le vent de l’aile de l’imbécillité antisémite ne l’ait jamais frôlé. Et c’est le sens de cette confidence qu’il fait à Roger Stéphane, en 1945, sur le front d’Alsace, le jour de la petite phrase sur la façon dont il faudra, le moment venu, réintégrer les déportés : « S’il y a une question juive, il n’y a pas de neutralité possible ; je suis philosémite, qu’on se le dise. »

C’est dit.

Je veux, ensuite, revenir à l’affaire du sionisme. Complexe d’Hannibal, d’accord.
Une relation bizarre, superstitieuse, à Israël, c’est sûr.
Mais il y a cet épisode étrange dont il est question dans le dernier texte, signé Robert Mallet, de l’Hommage à André Malraux publié par la NRF après la mort de l’écrivain.

Ce texte s’appelle « Des images assez puissantes pour nier notre néant ». Et Mallet y raconte une visite à Malraux en octobre 1956, c’est-à-dire au moment du blocus du canal de Suez par l’Égypte alliée à la Syrie et à la Jordanie. Mallet vient l’interroger sur ses études sur l’art, déjà bien engagées, et dont on commence de parler ici ou là. Malraux l’arrête. Tout est dans mes livres, dit-il en substance. Vous n’avez qu’à vous reporter à mes livres, tout y est. La vérité est qu’il y a un sujet, et un seul, dont j’ai envie de vous parler aujourd’hui. Et ce sujet c’est le danger mortel qui pèse sur Israël.

Robert Mallet est étonné, bien sûr. Mais il est encore plus étonné quand son interlocuteur lui annonce qu’il a un projet, oui, un vrai projet précis, dont il est content de lui donner la primeur et que l’autre peut rapporter si ça lui chante : « une légion de volontaires israélites dont il prendrait, lui, Malraux, le commandement ».

Vous avez bien entendu, là aussi. Ce n’est plus une brigade internationale comme en Espagne. Ce n’est pas encore, comme pour le Bangladesh, une brigade d’officiers français à la retraite partant instruire les officiers de Mujibur Rahman. C’est une brigade juive, on disait encore, à l’époque, « israélite », dont il est prêt, lui, Malraux, juif d’honneur parmi les juifs, à prendre le commandement. Énorme.

Va dans le même sens la confidence faite à Shimon Peres, en pleine guerre des Six Jours, alors que le général de Gaulle a pris la position que vous savez et que lui, Malraux, a été tenu de s’aligner et d’annuler donc, en particulier, je viens de vous le rappeler, son projet de voyage à Jérusalem. Cette confidence, Shimon Peres en a lui-même, récemment, fait confidence dans un documentaire français de Marcus Segal intitulé La Guerre des Six Jours et diffusé, en juin 2007, sur la chaîne française Histoire – et je ne sache pas que ce propos ait donné lieu à la moindre contestation ni polémique : « Si j’étais jeune », lui a dit Malraux, et Peres, je le répète, est toujours là, on peut aller lui demander et vérifier l’authenticité du mot, « si j’étais jeune, donc, je m’enrôlerais dans l’armée israélienne. » C’est encore plus énorme.

Va également dans le même sens, sept ans plus tard, au moment où l’Unesco décide d’exclure Israël de toutes les régions du monde sans exception et d’étouffer, ainsi, sa voix dans toutes les affaires, tous les débats, auxquels il pouvait être mêlé et où se jouaient ses intérêts et son destin, la lettre de protestation qu’il adresse, le 13 novembre, au directeur général de l’institution. Les plus grands intellectuels du moment prennent, c’est vrai, une position équivalente. Foucault, par exemple, ou Sartre, hurlent à la stigmatisation sur un ton qui devrait faire réfléchir leurs pseudo-héritiers d’aujourd’hui. Mais enfin Malraux est avec eux. Malraux, le gaulliste, est au premier rang de cette défense d’Israël. Malraux, auteur des Chênes qu’on abat…, n’est pas le dernier à dire, une fois encore, son attachement à la cause juive.

Vous avez encore, la même année 1974, le 9 mars, cette petite phrase dite à Julien Besançon, lors d’une émission de RTL qui s’appelle Le Journal inattendu et qui comble d’aise tout ce que la France compte de sionistes purs et durs. Besançon a dû lui sortir le couplet classique sur Israël qu’on est allé créer au Proche-Orient alors qu’il aurait été tellement plus juste de le faire en Bavière ou tellement plus simple de le faire, comme Herzl lui-même l’avait envisagé, en Ouganda. Et Malraux, superbe, de rétorquer : « Quand on a été le peuple de la Bible on a plus envie de revenir à Jérusalem que d’aller en Ouganda. »

Et puis vous avez enfin, dans son tout dernier livre, Hôtes de passage, qui est lui-même une partie de La Corde et les souris, laquelle est elle-même le tome 2 du Miroir des limbes, ce personnage étrange d’antiquaire iranien qui s’appelle Souleyman Aaron, qui a un neveu du nom de Saïdi et qui apparaît, en fait, deux fois dans le récit. Une, au tout début. L’autre, à la toute fin. Et, chaque fois, dans des contextes essentiels et pour dire des choses très importantes.

La première : c’est l’histoire de cette photo mystérieuse que lui apporte, un jour de 1957, Georges Salles, directeur des Musées de France et qu’il vient de recevoir de Téhéran – ils vont, ensemble, Salles et Malraux, la faire expertiser par une sorte de voyante et ils y reconnaissent un linge souillé du sang d’Alexandre le Grand.

La seconde : c’est une brève mais capitale méditation sur le recyclage, par l’islam, des thèmes judaïques ; sur la propension, en fait, de l’islam à oublier ou nier sa dette ; sur sa façon de se fantasmer, non comme tard venu, mais comme révélation inaugurale et première – et à penser des autres textes sacrés que ce sont à peine des brouillons, ou des esquisses (« vous connaissez la sourate qui dit que nous ne pouvons pas com- prendre le monde ? »).

Or, pour qualifier ces deux personnages, pour qualifier ce Souleyman « tout rond » qui est l’envoyeur de la photo puis le témoin, à travers son neveu, de ce grand mensonge islamiste, pour qualifier, plus encore, ce Saïdi « grand et cambré » qui a, avec son oncle, une place et un rôle si essentiels dans l’économie rhétorique du Miroir des limbes, Malraux emploie un mot qui n’apparaît, sauf erreur, nulle part ailleurs dans son œuvre mais qui a, ici, tout son poids : ce sont des « sionistes », nous dit-il ; oui, des sionistes, c’est-à-dire des hommes d’« efficacité » et de « courage » ; et, du second dont il a fini, avec le temps, par perdre la trace, il ajoute, sur un mode dont on ne peut douter qu’il soit parfaitement élogieux, que le fils, à l’heure où il écrit, est sans doute devenu « officier dans Tsahal ».

La boucle est bouclée.
Et la preuve est sans appel.
Il est de plus en plus difficile de dire que le destin d’Israël, donc le sionisme, lui seraient, non seulement antipathiques, mais étrangers.

Et puis l’être-juif lui-même.

Il y a dans l’œuvre de Malraux – on le sait trop mal ou trop peu – une belle méditation sur l’être-juif lui-même.

Et ce à partir d’une réflexion sur le courage qui, pour le coup, traverse l’œuvre et y produit les effets que vous allez voir.

Le courage, donc, dans le judaïsme.

Ce courage qui est, avec la fraternité, l’une des grandes obsessions de l’œuvre, en particulier romanesque, de Malraux et dont la propagande antisémite, depuis des siècles et des siècles et, très récemment encore, avec le thème des pauvres juifs allant aux crématoires comme veaux à l’abattoir, n’a cessé de nous faire croire qu’il était absent de l’histoire juive…

Eh bien c’est faux, dit Malraux.
C’est faux et tout simplement idiot.
Et, à ce poncif dénué de sens, il oppose deux choses. D’abord – et il y tient beaucoup – le fait que le courage au sens strict, le courage au sens classique, ce courage dont je viens de vous rappeler qu’il l’associe au « sionisme », le courage de se battre, de résister et de mourir, le peuple juif en a été, bien entendu, sans cesse capable à travers les âges – et, récemment encore, lors des insurrections juives dans les camps d’extermination. C’est tout le sens, à ses yeux, d’une histoire qui le fascine et qui est celle de Judas Maccabée, le dirigeant, au IIe siècle avant J.-C., de la grande révolte juive contre Antiochos IV Épiphane. C’est le sens d’une autre histoire qui revient plusieurs fois sous sa plume et qui est celle de la révolte juive de Bar Kochba, au IIe siècle de notre ère, ainsi – car c’est lié – que du sacrifice de Rabbi Akiva, l’auteur supposé de la Mishna, sorte de parrain spirituel de Bar Kochba, mourant sous la torture tel une sorte de Jean Moulin juif pour avoir continué à vouloir prodiguer son enseignement malgré l’interdiction des Romains. C’est tout le thème, encore, de sa préface à Qu’une larme dans l’océan qui raconte l’histoire d’un groupe de juifs combattant et, sous la direction du juif viennois Rubin et de Bynie, le fils du rabbin de Wolyna, l’emportant sur les impitoyables milices ukrainiennes. C’est l’un des thèmes de sa préface au livre de photos de Nicolas Lazar où il évoque les « derniers combats de Varsovie où les juifs se battirent sans aucun espoir ». Et, dans ce texte, à la fin des Antimémoires, qu’il consacre à cet enfer sur terre que furent les camps mais où je vous ai dit qu’il parlait si peu des juifs, je vous laisse deviner quel est l’exemple qu’il prend pour interroger ses compagnons de discussion sur le nombre d’actes de résistance qu’il y eut dans les camps nazis en général… L’exemple des juifs justement ! Il pose, pour être précis, et comme si cela allait de soi, la simple question suivante : « Y a-t-il eu d’autres révoltes réussies que celle des juifs de Treblinka ? » En sorte que, oui, la résistance juive, donc la violence juive, donc le courage juif, lui sont, dans ce texte où l’être-juif est pourtant, on vient de le voir, comme le point aveugle de sa pensée, le prototype du courage tout court. En sorte que, oui, la résistance juive, donc la violence juive, donc le courage juif, lui sont présents à l’esprit, pensables, juste concevables, à une époque où tout le monde est d’accord pour penser : primo, qu’on peut reconnaître aux juifs toutes les vertus que l’on voudra, mais pas le courage ; et, secundo, que ce qu’on leur a fait est incontestablement sans excuse ni raison mais que non moins incontestable est le fait qu’ils se sont laissé mener, tels bêtes en grand nombre, à l’abattoir.

C’est le premier point.
Dont je tire deux conséquences.
La première : on a souvent dit – Claude Lanzmann, Jean Daniel – que les Réflexions sur la question juive de Sartre eurent, au lendemain de la guerre, l’inappréciable mérite de permettre aux juifs de France de marcher la tête haute ; j’ai moi-même souvent dit que, pour la génération suivante – celle qui eut, en gros, vingt ans en 1968 –, c’est Albert Cohen qui eut cette vertu, avec son fameux Solal, le héros solaire, glorieux, magnifique, de Belle du Seigneur ; eh bien, dans ce saint œuvre qui, dans l’après-guerre, permit aux juifs de France de relever la tête et de décider de ne plus jamais avoir à la courber, dans ce travail de soi sur soi qui leur permit de réhabiter l’humanité qui leur avait été niée, dans ce chemin vers ce qu’il faut bien appeler la gloire d’être juif, il y eut donc Sartre, il y eut donc Cohen, mais il y eut aussi la littérature d’André Malraux.

Et, surtout, la seconde : soit la question, donc, de l’être-juif ; soit la question de la positivité ou, mieux, de la positivation d’un être-juif que toute la littérature non juive, voire juive, de l’époque ne sait voir que de manière négative, comme un défaut d’être, un trou d’être, un trou dans l’être ; chacun a ses outils pour rompre, ou non, avec cela ; chacun a ses concepts pour opérer, ou non, cette œuvre de positivation ; chacun a sa boîte à outils conceptuelle qui lui permet, ou pas, de penser cet être-juif autrement que comme une inutile, douloureuse, rémanente, négativité ; Malraux étant ce qu’il est, Malraux ayant la métaphysique, l’éthique, qui sont les siennes, son levier ne pouvait être que cette affaire de courage, d’héroïsme, etc. ; la percée conceptuelle, la trouée ne pouvaient advenir qu’avec l’idée que, contrairement à la légende, il y a une vraie histoire juive du courage et de l’héroïsme ; eh bien c’est ce qu’il fait ; et c’est, déjà, sa contribution à la pensée moderne de l’être-juif – c’est sa contribution à l’histoire, non seulement donc de la fierté juive retrouvée, mais de la théorie et du concept du judaïsme.

Mais voici le deuxième point – et il est peut-être plus important encore. À ce poncif selon lequel, sous prétexte qu’« aucun cycle de chansons de geste ne s’est formé en marge de l’histoire d’Israël », le concept même de « courage » serait « étranger » à cette tradition, il oppose l’idée que le courage n’est pas seulement le courage physique ; il dit qu’il y a un autre courage que le courage proprement militaire ; et il explique que cet autre courage, ce courage non militaire et non sacrificiel, ce courage selon l’esprit, le peuple juif en est au moins aussi bien doté que de l’autre et au moins autant, surtout, que les autres peuples qui prétendent lui donner des leçons en la matière.

C’est tout le sens d’un autre motif, repérable, lui aussi, dans l’ensemble de l’œuvre mais qui apparaît, en particulier, dans les pages sur l’héroïsme de Bar Kochba et de Rabbi Akiva avec l’irruption, chaque fois, d’un troisième personnage dont on voit bien qu’il fait, dans l’imaginaire de Malraux, système avec les deux autres et qui est le personnage de Yohanan ben Zakkaï.

Qui est Yohanan ben Zakkaï ? Malraux voit tout cela, tous ces héros de l’histoire biblique et talmudique, de manière souvent assez imprécise. Mais c’est, en gros, et pour lui, l’anti-Akiva. C’est l’homme qui, au Ier siècle de notre ère, a fait le choix de ne pas s’opposer frontalement aux Romains. C’est l’homme qui, quand le général et futur empereur Vespasien lui accorde trois souhaits, ne demande ni le salut de Jérusalem ni celui de son Temple mais celui de la ville libre de Yavné où demeureront les Sages de la Torah. C’est l’homme qui, conscient de la futilité de résister aux légions de l’Empire, crut en la possibilité pour le peuple juif de survivre exilé de son centre spirituel à condition de rester au contact du Livre saint qu’est la Torah. C’est l’auteur, à partir de là, de ce Talmud de Babylone que Freud appellera « l’édifice invisible du judaïsme ». Et c’est de cet homme-là que Malraux dit, à de très nombreuses reprises, qu’il est aussi courageux, quoique d’une autre manière, que le seront les deux autres et, en particulier, le grand Rabbi Akiva mort dans les prisons romaines pour avoir, je le répète, refusé de se soumettre.

Alors, vous sentez bien, n’est-ce pas, qu’avec cette fascination pour Yohanan ben Zakkaï, avec cet éloge du courage entendu comme courage de l’intelligence et de l’âme, avec cette définition d’un autre courage dont le nom est aussi endurance ou patience de l’esprit, avec cette idée que le vrai courage consiste aussi à écrire et préserver ce Talmud qui est le reposoir de l’âme et de l’esprit des juifs, Malraux est très proche, donc, de Freud évoquant son fameux « édifice invisible » – mais vous sentez aussi que, faisant en quelque sorte d’une pierre deux coups, il nous parle d’un judaïsme du Texte et de l’Idée, de la Lettre et de la Loi, qui, pour une oreille juive, ne peut pas ne pas faire écho à quelque chose de très important et de très profond.

Ce judaïsme de Yohanan ben Zakkaï revu et commenté par Malraux, il n’est très loin ni de celui de Rosenzweig définissant sa spiritualité comme fidélité à une terre, une loi, une langue qui ne sont pas la terre, la loi, la langue, des nations (la terre juive ne fut-elle pas, pendant des siècles, une terre imaginaire ? la loi juive, une loi abstraite, mythique, ritualisée ? l’hébreu, une langue morte, vécue sur le mode de la nostalgie et du regret ?), ni de celui de Levinas voyant dans le Talmud, et dans le Talmud insiste-t-il plus encore que dans la Torah, l’âme vraie du judaïsme, son génie (le fameux texte, que j’aime citer, sur la lettre talmudique conçue comme une lettre ouverte, intranquille, jamais fixée, qui ressemble, disait Levinas, aux ailes repliées de l’esprit et qui est pour cela, non seulement l’exact contraire, mais l’exact antidote de cette fixité du sens qui est le commencement de l’idolâtrie).

Et d’ailleurs, écoutez. Je vais vous citer un dernier fragment de la préface au livre de Sperber. C’est un passage où il est dit que Sperber a commencé sa vie en hégélien obsédé par l’intelligibilité de l’Histoire mais qu’il a très vite compris qu’elle était, l’Histoire, un monstre et un monstre qui, « dans les forêts sans mémoire de la Pologne », s’est mis « au service du Mal ». On ne peut pas être plus levinassien. Il est difficile d’être plus proche du thème si éminemment levinassien du judaïsme conçu, avant toutes choses, comme une machine de résistance à l’Histoire. Malraux, ici, dit très clairement que Sperber part de l’obsession d’une Histoire intelligible et arrive à la conclusion que c’est un « monstre », mieux : un monstre « au service du Mal » – enchaînement dont je vous répète qu’il est du Levinas pur jus ou du pur Rosenzweig des tranchées de Macédoine.

Un Malraux levinassien. Un Malraux rosenzweigien. C’est exactement ce que j’avais en tête quand j’ai proposé à Saint-Cheron d’intituler cette communication « Ce juif de Malraux ».

3

Alors, maintenant, et pour conclure, comment Malraux voit-il Israël ?

Je reviens, puisque je suis ici, à Jérusalem, dans cette Université hébraïque qui m’a fait, ainsi qu’à lui, l’honneur de me distinguer (et je ne suis pas près d’oublier, croyez-le, le grand moment que fut, pour moi, il y a deux ans, en présence de ma famille et de quelques-uns de mes plus proches amis, la cérémonie de remise de ce doctorat honoris causa, là, sur le mont Scopus), je reviens, dis-je, à la question d’Israël et au rapport de fascination-réticence, d’attirance-interdiction, que Malraux a toujours eu, donc, avec Israël ; je reviens à cette autre version du complexe d’Hannibal qui touche, dans son cas, à l’impossibilité d’entrer, non dans Rome, mais dans Jérusalem ; et je pose la question de ce dont, aux yeux de ce Malraux-là, aux yeux du Malraux pour qui le nom juif était tantôt comme un bœuf sur la langue tantôt comme un éclair de pensée, aux yeux et aux oreilles du Malraux prêt, par fidélité au héros des Chênes qu’on abat…, à ne pas venir en Israël recevoir le prix qui lui a été octroyé et prêt, pourtant, en même temps, à venir se battre sur la terre d’Israël et pour sa défense – je pose la question de ce dont, pour ce Malraux-là, Israël est le nom.

D’abord Israël est une nation. Le Malraux d’après 1945 est un Malraux, vous le savez, obsédé par les Nations. C’est un Malraux qui, comme on l’a souvent dit, et ce n’est pas complètement faux, a remplacé l’idée de révolution, de communisme, etc., par l’idée de Nation et cherche, partout où il le peut, la trace de la résurgence, de la permanence, de la résurrection ou de l’éclat de cette idée de Nation. C’est ce qui fonde sa conversion si étrange, non pas au nationalisme intégral selon Barrès mais à son contraire qui est le nationalisme gaulliste. C’est ce qui fonde ce ralliement, qui fit l’effet d’un coup de tonnerre lorsqu’on s’en avisa et dont il n’y a pas d’autre explication convaincante, au gaullisme d’État et au RPF de Jacques Soustelle. C’est une des raisons, je l’ai toujours pensé, qui lui a fait prendre, d’instinct, en 1971, avec ce panache extraordinaire qui devait à jamais attacher à lui le jeune « moderne » que j’étais, la défense du mouvement national bangladeshi en sécession avec ce Pays des Purs, avec cette fausse nation, avec cette nation artificielle, qu’était le Pakistan. Et je suis convaincu, aussi, que c’est l’un des ressorts de sa fidélité à Israël, cette autre nation, cette nouvelle nation, cette nation réinventée, sortie des limbes, ressuscitée – cette nation par excellence car tirée, en fait, de rien ; cette nation constituée d’hommes et de femmes qui n’ont, comme vous savez, rien de commun hors des souvenirs, des nostalgies, un Livre ; cette hypernation, cette nation au carré, cette nation rêvée mais aussi ce rêve de nation qu’est l’Israël naissant et Israël en construction. Donc, la Nation.

Ensuite Israël est un morceau d’Occident, une prolongation de l’Occident, un bout de cet Occident – dans les têtes non moins que dans les terres – auquel Malraux a toujours attaché un prix très grand. Husserl, dans ses célèbres conférences de Vienne et de Prague, en 1938, voyait l’Europe comme une catégorie de l’esprit, une région de l’être et de l’âme, pas forcément liée à ce que l’on désigne géographiquement par « Europe ». Eh bien c’est la même chose pour l’idée d’Occident chez Malraux. Depuis La Tentation de l’Occident jusqu’à la fin de sa vie, c’est toujours ce prix-là – ce sens-là et ce prix-là – qu’il a attaché au concept d’Occident. Et c’est l’autre prisme à travers lequel il voit Israël. Il le dit, en passant, à propos de Tel Aviv, dans sa préface au roman de son ami Manès Sperber. Mais il le dit aussi, de manière extrêmement détaillée, dans le discours prononcé, le 21 juin 1960, en présence de René Cassin, pour le centenaire de l’Alliance israélite universelle. Il ne parle pas explicitement d’Israël, d’accord, dans ce discours. Il parle de l’Alliance. Votre vocation, dit-il aux représentants de l’Alliance, est de libérer les hommes et, en l’espèce, les juifs, en leur apportant la « connaissance ». Mais attention ! Pas n’importe quelle connaissance ! Pas celle des hakhamim, des Sages au sens de la tradition ! Votre vocation est, et a toujours été, de former, certes des Sages, mais aussi des médecins, des ingénieurs, des instituteurs, des paysans. Votre vocation est, les ayant formés, de leur conférer les mêmes droits qu’aux « artisans » et aux « laboureurs » français. Votre vocation est, et a toujours été, d’intégrer les jeunes juifs déshérités du monde « au nom des principes qu’a proclamés la Révolution française» et qui sont des principes occidentaux. Eh bien Israël, pour lui, c’est la même chose. C’est la rencontre, sous la guise nationale, du hakkhanim et de l’ingénieur. C’est la transformation du hakkhanim en ingénieur, c’est-à-dire en homme des Lumières. C’est la table de dissection surréaliste sur laquelle va s’opérer l’improbable rencontre de la machine à coudre hakkhanim et du parapluie de l’expert ou du lettré modernes… Ce débat, je le précise, a l’âge du sionisme. Déjà Herzl définissait Israël comme un recommencement de l’Europe et de ses idéaux de liberté et de droit sur une terre discontiguë de celle que l’on baptise « Europe ». Ses successeurs ont débattu, se sont parfois disputés, sur cette question de savoir si Israël est chose d’Occident, ou chose d’Orient, et sur quelle carte de l’Esprit, en quel lieu de notre géographie spirituelle, il convient

donc de l’inscrire. Aujourd’hui encore, c’est toute la discussion politico-métaphysique autour de l’intégration ou non, autour de l’excessive ou déficiente intégration, de l’État des juifs au sein de ce Proche-Orient dont certains le trouvent trop coupé et d’autres, au contraire, trop proche. Eh bien pour Malraux c’est tranché. Il aime Israël car Israël est d’Occident. Israël, pour lui, ne sera jamais assez d’Occident.

Mais surtout, si l’on essaie de résumer tout cela, si l’on essaie de le rassembler dans un mot et un seul, si l’on veut le juste mot qui permette de penser ensemble ce que je vous dis du côté Nation qu’a Israël et de son côté Occident, si l’on veut recueillir ce que je vous ai dit, aussi, de la définition, par Malraux, de l’être-juif et de son rapport finalement plus fraternel qu’il n’y paraissait de prime abord avec le Nom et le Mystère juifs, si l’on veut l’exacte formule pour penser cet Israël dans lequel il voit la conclusion, peut-être provisoire, mais très belle, de l’épopée juive (et je dis provisoire car il y a des textes où il voit une sorte de nuit s’abattre sur Israël – il ne le souhaite évidemment pas, mais il le voit, il l’imagine, c’est l’une des hantises qui viennent parfois peupler sa vision apocalyptique de cette histoire), il y a un mot qui s’impose avec une évidence et une force particulières : c’est le mot de métamorphose ; et ma thèse est que, si Malraux a aimé Israël, s’il y a été si profondément attaché, c’est qu’il y a vu le théâtre d’une des plus extraordinaires métamorphoses dont il lui ait été donné d’être le témoin.

Car vous connaissez le mot, n’est-ce pas ?

Je veux dire : vous connaissez l’importance dans l’œuvre de Malraux et, en particulier, dans ses écrits sur l’Art de cette affaire de métamorphose ?

Vous savez la portée de ce concept – et encore ! ce n’est pas un concept, c’est le concept par excellence du malrucisme deuxième époque ! c’est la clef de voûte par laquelle tient son Musée imaginaire et tout ce qui va avec ! l’idée de métamorphose, chez Malraux, c’est aussi important que, mettons, l’idée de visage chez Levinas…

Eh bien je prétends que ce qui intéresse Malraux dans le destin juif, ce qui le passionne dans ce dernier épisode d’une épopée dont il a souvent dit et répété, notamment dans son texte sur Chagall, qu’à quelques exceptions près, elle ne connut pas plus de « légende dorée » que de « chanson de geste », c’est qu’il est le théâtre, in fine, d’une triple et forte métamorphose.

La métamorphose du Livre d’abord qui, de livre sacré, devient livre national. C’est le point qu’il développe dans la préface à l’album de photos sur Israël, déjà plusieurs fois cité, de Nicolas Lazar. L’État israélien est un vrai État, dit-il. C’est un État résolument moderne. C’est un État qui a supposé pour se construire « le retrait de Dieu » et, dans l’espace de ce retrait, le surgissement de « héros » et l’affirmation, par eux, les héros, d’une échelle de valeurs profanes qui ne sont plus les anciennes valeurs « sacrées ». Sauf que, dit-il, la Bible reste. Et elle reste, précise-t-il, comme la « littérature nationale » de cet État nouveau. « Il n’y a pas de Chrétienté romane sans Évangile », dit exactement Malraux à l’avant-dernier paragraphe du texte – il n’y a pas de Chrétienté « sans ce qu’y devient l’Évangile ». Mais il ajoute alors : « Il n’y a pas d’État d’Israël sans Bible, sans ce que devient la Bible dans une métamorphose qui engage jusqu’au divin. » N’importe quel familier d’Israël sait ce que Malraux veut dire là. Il suffit de quelques jours en Israël pour savoir ce que Malraux nous donne à entendre – et combien il a raison de le faire – quand il voit ce peuple laïc faire un usage laïc de la plus sainte des lettres et la transformer en une sorte de Malet et Isaac de son histoire citoyenne. C’est la première métamorphose. La métamorphose du Livre.

La métamorphose des hommes, ensuite. C’est la formule, souvent citée en opposition – c’est Malraux qui parle – à l’Amérique qui « continue l’Europe » ou aux Lumières qui « modernisent » l’Occident. C’est la formule, donc, des « Israéliens » qui, lorsqu’ils recommencent l’Occident, ont l’air de faire comme les Américains trois siècles plus tôt ; mais non, pas du tout – ils « ne continuent pas les Israélites », ils « les métamorphosent ». Et ce qui se désigne là, ce que Malraux entend par là, c’est deux choses.

La métamorphose, d’abord, de l’endurance spirituelle en endurance physique dont je vous ai parlé. La fin de cette vieille idée selon laquelle « nulle chanson de geste n’accompagne la tradition d’Israël » et selon laquelle la Bible serait, comme d’ailleurs les Évangiles, un livre « sans héros ». Le processus, en un mot, qui fait que, dans le feu des guerres arabes, voulues par les Arabes et gagnées par Israël, la chanson de geste finit par s’écrire et toutes les vertus nées dans la serre de la patience biblique et talmudique se combinent, se marcottent, se transmuent et, sans rien perdre de ce qui les a nourries et formées, composent un alliage que Malraux appelle, non pas exactement « héroïsme », mais « courage ». L’État juif est né du courage, dit-il. Sans lui, « jamais le sionisme n’eût été arraché à l’utopie », insiste-t-il. Et c’est la première chose.

Mais voici la seconde. Quand il dit des Israéliens qu’ils « ne continuent pas les Israélites » mais « les métamorphosent », Malraux vise le passage, vraiment le passage, au sens propre le passage, d’un type humain à un autre. Il vise la métamorphose du commerçant et de l’intellectuel des shtetl en ce paysan-soldat qui devient l’image même d’Israël et s’associe désormais à lui dans l’imaginaire des nations et du monde. Il a en tête l’irruption du « courage militaire » – et, là, il écrit bien « courage » – façon Trumpeldor et Jabotinsky qui, évidemment, fascinent Malraux et sur lesquels il revient à de nombreuses reprises. Ce qu’il a en tête c’est la réappropriation, comme dirait Lanzmann, de la violence par le peuple juif et la naissance, du coup, de cette « armée d’Israël » qui « semble l’armée révolutionnaire d’une révolution inconnue ». Bref. Ce qui arrive à l’homme juif quand il fonde, forge Israël, c’est cette seconde métamorphose – cette invention d’un type et d’un style d’homme.

Et puis, tertio, la métamorphose de l’État. Car je reviens une dernière fois à cette fameuse préface au livre de Lazar. Je reviens à l’idée de la métamorphose d’une « communauté d’intellectuels et de commerçants » en « une nation de paysans-soldats ». Malraux ajoute alors une chose plus importante peut-être encore. À savoir que les paysans ne sont pas de vrais paysans. Ni les soldats des soldats tout à fait comme les autres. Ni, du coup, cette nation qu’ils constituent, et cet État dont ils sont les défenseurs, une nation et un État semblables aux autres nations et États. Et ceci pour cette simple raison qu’en vertu d’un mouvement dialectique qui fait toute l’originalité d’Israël et dont j’aimerais tant que se souviennent davantage les dirigeants israéliens d’aujourd’hui, on a gardé – dépassé mais gardé, transcendé mais conservé, métamorphosé mais intégré – « la métaphysique » de l’être- juif des époques antérieures. On a gardé « le peuple ravagé de Dieu ». On a gardé l’idée de « Justice » telle qu’elle se dit dans les grands textes de la Tradition. On a gardé Yohanan ben Zakkaï prêchant la soumission et gardant vivante cette mémoire des lettres de feu que tout le monde, partout, voulait, au même moment, étouffer. On a, en même temps qu’on se convertissait à la religion de Trumpeldor, en même temps qu’on en appelait aux mânes de Judas Maccabée, de Rabbi Akiva, de Bar Kochba, gardé la mémoire vive des rabbis. Bref, au cœur de « l’armée révolutionnaire d’une révolution inconnue », il reste « le cœur du sage qui mourut dans la torture pour assurer la mémoire ». Parmi les forces souterraines dont Malraux dit qu’elles « animent et combattent tour à tour » le processus de la construction de l’État, il y a les forces à l’œuvre dans toutes les autres constructions de tous les autres États du monde mais il y a aussi des qualités, des vertus, peut-être des impératifs qui sont cela même qui, d’habitude, résiste au devenir-État. C’est étrange, vous ne trouvez pas, cette idée d’un État que ses forces constitutives construisent et combattent à la fois ? C’est pourtant bien ce que dit Malraux. C’est pourtant bien ainsi qu’il voit Israël. Il y voit le dialogue silencieux du rabbi et du combattant. Une composition, savante, de sagesse et de courage. Et la métamorphose de l’État-nation – la métamorphose de l’idée même d’État-nation dont les Israéliens semblent reprendre le concept alors qu’ils lui donnent une forme radicalement nouvelle. Le mystère d’Israël, son alchimie singulière, tiennent au fait qu’il repose sur des forces qui, je vous le répète, construisent et combattent, construisent et, en même temps, combattent, la vieille idée d’État-nation. « Tout est lié, écrit Malraux, à l’invincible passé dont on n’a pas chassé l’Éternel. » Israël c’est comme cette Alliance israélite universelle qui n’a pu mettre au point sa fabrique d’ingénieurs et de savants que parce que « l’enseignement religieux » n’y a « jamais cessé » mais s’est juste « endormi d’un terrible sommeil ». Le mystère d’Israël, sa singularité magnifique, tiennent au fait qu’il n’oublie pas les vertus de l’Israël ancien et surtout pas, parmi ces vertus, celles qui résistèrent, pendant des millénaires, au devenir-État. La forme juive de l’État a, si vous préférez, cette singularité absolue de s’être incorporé tout ce qui, dans le judaïsme, depuis des siècles et des siècles, s’opposait à l’idée même de souveraineté politique. Et s’il était là, cet « État de type nouveau » dont rêvait notre jeunesse ? Et si on la tenait, ici, cette forme politique inédite que nous avons cherchée en vain ? C’est la dernière métamorphose. C’est en ce dernier sens que Malraux peut célébrer, en Israël, le génie de la métamorphose. Et il y a là, entre Malraux et Israël, une dernière rencontre dont je dois avouer qu’elle me bouleverse.


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