« Ce que je crois » : au fil des décennies, Ellul, Mauriac, Clavel, Vercors, Guéhenno, et d’autres, ont offert sous ce titre aux éditions Grasset de fortes confessions intellectuelles, voire spirituelles. Le fil s’en était perdu. Bernard-Henri Lévy le renoue. Avec, aussitôt, une inflexion. Au « Ce que je crois » s’ajoute un « Ce que j’ai vu ». Voici, d’une part, l’autobiographie. Elle est intellectuelle, philosophique, littéraire. Elle ne cède pas au pittoresque des anecdotes. Elle n’est pas désincarnée pour autant. Elle pointe vers cela seulement ce qui, au fond, chez un homme, importe – c’est-à-dire le foyer intime. Ce livre nous dit la flamme intérieure. Il aurait pu s’appeler : « Ce qui me brûle ». Et si l’on veut voir les effets de ce feu personnel, voici la seconde partie. Reportages en des contrées où purulent les plaies du monde, où se voient à ciel ouvert la folie et la violence des hommes, mais aussi, toujours, l’admirable, la stupéfiante dignité des victimes – Nigeria, Somalie, Afghanistan, île de Lesbos, Libye, Bangladesh, Kurdistan, Ukraine.

Un diptyque

Sont-ce là deux livres en un ? Deux essais juxtaposés ? Non, c’est un diptyque. « Ce que je crois » et « Ce que j’ai vu » sont indissociables. Cela ne veut pas dire : je crois ce que je vois. Ou pire : je ne crois que ce que je vois (cette morale de ceux qui, ayant tout vu, à la fin ne croient plus en rien). Bernard-Henri Lévy a cru avant de voir. Il s’est bâti au contact de maîtres ici dûment salués – Althusser, Derrida, Canguilhem –, une conception arrachée au sol commun par une certaine fureur théorique. Tout cela appelait vérification. Voilà comment une génération de normaliens filtrés à l’alambic de l’abstraction se jeta sur les routes. Pour Lévy, ce fut le Bangladesh (premier livre : Les Indes rouges). Puis tous les chemins du monde. De là, l’incessant aller-retour entre idées et réel. Réel qui ébranle, retrempe, aguerrit les idées. Idées qui arment de sens et nourrissent l’âme face aux abîmes. Que peut-on croire vraiment sans la morsure de la misère, de la mort, du Mal pour affermir ou détromper ? Tenir durablement ce dialogue entre le travail de l’esprit et les affres du monde, voilà l’aventure d’une vie dont le récit nous conduit quand même un peu au-dessus des persifleurs, des procureurs et des entarteurs.

Deux ressorts ici me semblent fondamentaux : la colère et la jubilation. Colère d’un jeune homme bien né, soudain confronté à l’inacceptable que lui révèlent les livres – Les Damnés de la terre de Frantz Fanon, d’abord – et allant au-devant de son indignation au lieu de jeter sur elle un voile d’indifférence volontaire. Colère augmentant à mesure que gagne en lui le sens d’un universel qui ne se découpe pas, ne se négocie pas. Colère face à la couardise de ceux qui, dépositaires légaux de cet universalisme, en font litière quand les intérêts (ou la paresse) sont plus forts. A fortiori quand la négation du droit humain se produit sous des cieux lointains, frappe des populations dont nous ne savons ni la langue ni le visage. De là, un universalisme se voulant « internationaliste » – ce grand mot désuet qu’il faudrait réinventer. Colère de voir les droits reconnus ici être refusés ailleurs, produisant cette infamie : des humanités « locales ». Colère qu’on sent vive aussi contre les aspirations actuelles à des ségrégations nouvelles.

Et jubilation, pourtant ! Celle du voyage, dont tant de passeurs ont montré les vertus et les vertiges – Conrad, Malraux, T. E. Lawrence, et avant eux Byron ou Chateaubriand, et même Don Quichotte. Prononçant l’éloge de la partance, Lévy ne renie rien de ses modèles. Nul ne lui fera mégoter son romantisme viscéral, ni renégocier sa dette de rêveries.

Ce livre donne à croire et à voir

De cette colère, de cette jubilation naît une mystique de l’action. Bernard-Henri Lévy appelle cela « faire son métier d’homme ». C’est tenter d’ouvrir grand les yeux, de dessiller ceux des autres, de rendre sonores les voix que la violence éteint et, à la fin, de faire changer les choses. L’action et l’écriture se disputent la priorité. Le livre commence par un éloge du reportage engagé, dressé contre l’aveuglement des pleutres, assumant en souriant le deuil des empyrées mallarméens. Suivra une méditation sur l’écriture comme ultime réponse à la mort. L’action a ses prestiges, mais la seule part d’immortalité possible, c’est l’œuvre, pourvu qu’on y ait mis son sang et sa sueur. L’écriture, malgré tout, à la fin l’emporte.

Voilà bien des clefs. Des clefs, et parfois des aveux. Mais surtout pas un bilan ! Le compte des années n’a pas tempéré la fièvre. Le monde ici reste indéfiniment à arpenter. Tant de visages restent à décrire. Tant de plaies restent ouvertes. Il y aura d’autres livres, et d’autres combats. Celui-ci, à hauteur d’homme, vaut appel. On ne peut le lire sans sortir de la torpeur des confinements. Sans avoir envie de traquer en soi sa part décidément trop rassise. Ces clefs ouvrent des portes, et même des fenêtres. Elles donnent des fourmis dans les jambes. L’élan vers l’Ailleurs et vers l’Autre, qui vibre si ardemment ici, nous extrait de la gangue atroce de notre asthénie covidienne. Il remue une humanité qui n’entend se rapetisser ni dans la névrose sanitaire, ni dans le confort des lâchetés admises. Ce livre donne à croire et à voir. C’est-à-dire à vivre.


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