En 2014, Bernard-Henri Lévy était déjà en Ukraine, place de l’Indépendance, aux côtés des manifestants. Huit ans plus tard, lorsque la Russie lance son attaque contre Kiev, le philosophe français est encore là, aux côtés des opprimés.
Comme il le fut à Sarajevo, à Benghazi ou encore à Erbil. Dans un film d’une heure et demie, BHL, gilet pare-balles enfilé à la hâte sur son costume noir, montre le courage de tout un peuple qui, tel David contre Goliath, fait front à l’ogre Poutine.
P.-L. Pagès (Nice-Matin) : Lorsque vous écrivez sur un drapeau ukrainien « la victoire est proche », vous êtes sincère ? Croyez-vous toujours en la victoire de Kiev ?
Bernard-Henri Lévy : Sincère, je le suis toujours. Et convaincu, également. À l’époque, on est en septembre. Je ne crois pas en une guerre interminable. Je n’y crois toujours pas. Pour une raison simple. La victoire, dans une guerre, n’est pas liée au nombre, aux équipements, etc. Mais au moral. Au courage. À ce que les Anciens appelaient la « vertu ». Et tout cela est du côté, non de la Russie, mais de l’Ukraine.
PLP : À écouter votre voix off tout au long du film, on vous sent pourtant fatigué. Vous le dites vous-même : « je suis fatigué ». Fatigué d’avoir accompagné trop de combats perdus dans votre vie ?
BHL : Non ! Fatigué de jours, de semaines, de mois, passés à crapahuter sur ces lignes de front, dans ces tranchées, dans ces villes dévastées. Et fatigué, aussi, d’avoir vu tant de malheur et de désolation. Vous avez vu le film. Il a une dimension physique. C’est une épreuve pour le corps, les nerfs et, aussi, l’âme. Les Ukrainiens en savent quelque chose. Ils vivent cela jour après jour.
PLP : Vous êtes passé à Boutcha, Izium. Cela vous rappelle-t-il la Bosnie et les exactions commises par les Serbes pro-Russes ?
BHL : Bien sûr. C’est la même histoire, et le même combat, qui continuent. C’est sans fin, vous me direz. C’est vrai. Ni là ni ailleurs, je ne crois à la fin de l’Histoire. Grande sagesse de la pensée juive : jamais on n’en finira avec le malheur, le Mal ; mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras ; il faut tout faire pour essayer de « réparer » le monde.
PLP : Craignez-vous les menaces de Poutine que vous qualifiez de « maître terroriste » ?
BHL : Je crois le Rav (rabbin, Ndlr) d’Ouman, cette ville capitale dans la vie juive européenne, au centre de l’Ukraine. Il s’appelle Nathan Ben Noon. Il est lumineux d’intelligence et de bonté. Il dit : « Poutine est un tigre de papier ». Je suis certain de cela. Un matamore. Un faux dur. Quelqu’un d’assez rationnel, finalement, dont la force ne se nourrit que de la faiblesse d’autrui.
PLP : Ne redoutez-vous pas une extension à d’autres pays ? Un embrasement de l’Europe ?
BHL : Si nous n’avions rien fait, oui. Les gens comme Poutine ne respectent, je vous le répète, que la force. Si nous avions plié, il aurait avancé. Le fait que l’Europe ait résisté, tenu bon et lui ait fait obstacle, a dû le stupéfier. Et le fera capituler. Vous verrez. J’ajoute qu’à la fin des fins, ce ne sont pas les dictateurs qui décident, ce sont les hommes. Les masses d’hommes. Les peuples. Croyez-vous vraiment que les jeunes Russes vont continuer éternellement de servir de chair à canon pour des batailles perdues ?
PLP : Sur des images qui datent de la révolution du Maïdan, vous dites : « Poutine n’est fort que de notre faiblesse ». Avez-vous été agréablement surpris par la réaction de l’Union européenne ?
BHL : Ces images datent de 2014. Je disais ce que je vous dis aujourd’hui. À l’époque, je criais dans le désert. Je voyais venir cette guerre. Je le criais. Mais nul ne voulait entendre. L’Europe regardait ailleurs. Neuf ans plus tard, elle s’est réveillée. C’est bien.
PLP : Cela dit, Emmanuel Macron a-t-il eu raison de vouloir maintenir le dialogue avec le maître du Kremlin ?
BHL : Du Président Macron, je retiens surtout ces phrases qu’il n’a cessé de prononcer depuis le premier jour du conflit : « la France est avec l’Ukraine ; elle se tient à ses côtés ; et il en ira de la sorte jusqu’à la victoire ».
PLP : Poutine devra-t-il répondre de ses actes (crimes de guerre, crimes contre l’Humanité) ? N’est-ce pas utopique de le voir un jour traduit en justice devant la CPI ?
BHL : Je ne crois pas que ce soit utopique, non. Regardez les criminels serbes : Milosevic, Mladic, Karadzic. Regardez le Soudanais Al Bashir, responsable des crimes contre l’humanité au Darfour. Regardez les massacreurs Hutus au Rwanda. Il en ira de même cette fois. Avec une différence. On attendra moins. Il ne se passera pas dix ou vingt ans. Et cela pour une raison simple. On collecte les preuves dès à présent. On n’attend pas, pour une fois, que les cendres soient froides pour rassembler les documents, les traces, les témoins et, encore une fois, les preuves. Ça change tout.
PLP : Vous étiez à Babi Yar, « l’Oradour-sur-Glane ukrainien ». On vous voit dans le film discuter avec un rabbin ukrainien. Que répondez-vous à Arno Klarsfeld qui prête à Kiev des sympathies nazies ?
BHL : L’Ukraine, comme la Russie, comme d’autres pays d’Europe de l’Est, fut une « terre de sang » pour les Juifs. La différence avec, par exemple, la Russie est simple. L’Ukraine est en train de changer. Elle pense ce passé criminel. Elle reconstruit sa mémoire. C’est difficile. C’est long. Mais elle le fait avec courage. Rappelez-vous, ne serait-ce qu’en France, l’époque du Chagrin et la Pitié, celle de René Bousquet et de Maurice Papon. L’Ukraine en est là. Elle est en chemin.
PLP : Malgré vos nombreux détracteurs, il faut vous reconnaître un certain courage. Qu’est-ce qui fait courir Bernard-Henri Lévy ?
BHL : Je n’en sais rien. La même chose qu’à 20 ans, j’imagine. L’injustice me dégoûte. La barbarie me révulse. Ne rien faire, rester les bras croisés, quand je peux agir, réfléchir, ne me semble pas une option.
PLP : À 75 ans, âge auquel vos parents sont décédés, vous semblez redouter la mort. Pourquoi alors aller à sa rencontre sur tous les fronts de la planète.
BHL : Je ne la redoute pas plus qu’un autre. Peut-être moins. Et c’est la raison pour laquelle je ne crains pas de la braver.
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