L’excellent film d’Ilan Ziv et Serge Gordey, sur Arte, mardi dernier, consacré aux bombes humaines…

Le retour, via la chaîne Al-Jezira, de Ben Laden, de ses porte-parole et de leurs menaces apocalyptiques…

Occasion de redire, ici, les deux ou trois choses que je sais d’eux – occasion de redire les quelques leçons rapportées de Ramallah il y a deux ans et, surtout, l’année suivante, de Colombo, à Sri Lanka, dont on oublie toujours qu’il fut le vrai berceau des hommes-bombes.

1. Le phénomène n’est pas nécessairement lié à l’islam. Témoin Colombo, justement. Témoin la naissance, à Colombo, dans un univers non islamique, de la première armée de kamikazes modernes inventant, je le répète, cette façon de faire la guerre. Il y a des musulmans, naturellement, à Colombo. Mais c’est contre eux, c’est contre les musulmans et contre, aussi, les bouddhistes que frappe, là-bas, une armée du crime liée à l’hindouisme.

2. L’homme-bombe n’est pas nécessairement un « fanatique », ni un « illuminé », animé par le fol espoir d’accéder plus vite au paradis. Il peut l’être, sans aucun doute. Et c’est bien un bloc de croyance et de foi qui apparaît sur les vidéos enregistrées avant les attaques suicides : « la vie n’est rien… elle n’est qu’un chemin vers l’autre monde… je sais que, par mon acte, je me soumets à Dieu… » Mais les hommes et femmes-bombes de Colombo sont des êtres bien plus froids, des militants bien plus déterminés, chez qui l’on ne sent guère cette dimension mystique. Et quant à la Palestine, plus le temps passe, plus les candidats au suicide y viennent, autant que du Hamas, des Tanzims et autres Martyrs Al-Aqsa qui sont l’aile militaire du Fatah, le parti de Yasser Arafat, d’inspiration plutôt laïque.

3. Les hommes-bombes ne sont pas toujours des « désespérés ». Ou, s’ils le sont, c’est d’un désespoir qui ne se dit plus dans les termes de la raison politique traditionnelle. Les premiers hommes-bombes palestiniens n’apparaissent-ils pas en 1993, soit au moment d’Oslo et au moment donc où, pour la première fois, se dessine un espoir de paix ? Le phénomène ne prend-il pas toute son ampleur au lendemain de Camp David, soit au lendemain du jour où, pour la première fois encore, la direction palestinienne se voit offrir un Etat dont Arafat lui-même admet, aujourd’hui, qu’il aurait dû, alors, s’en saisir ?

4. L’arme des pauvres, dit-on ; des hommes frustes, dénués de tout ; des prolétaires des armes qui, ne possédant que leur propre corps, réintroduiraient, de la sorte, l’archaïsme le plus extrême dans le siècle nouveau. Oui et non. Car on peut dire aussi : instrumentalisation du corps ; mécanisation de ses ressources et de ses organes ; transformation non seulement du « propre », mais de l’« être-là » de ce corps, en un « ustensile », un « en-soi », dont l’« employabilité » deviendrait, pour parler comme Heidegger, le trait le plus caractéristique ; non pas le contraire, autrement dit, mais le comble de ce délire technique où le même Heidegger voyait, non la fin, mais l’achèvement de la modernité.

5. On a dit et répété que le sens des guerres modernes est qu’elles font, en proportion, de moins en moins de victimes militaires et de plus en plus de victimes civiles. Eh bien, là aussi, modernité. Là aussi, mouvement qui va dans le sens non de la régression, mais de l’accomplissement de l’esprit moderne. Le propre de l’attaque suicide n’est-il pas que l’on n’y distingue plus du tout entre les militaires et les civils ? Son innovation stratégique ne tient-elle pas à ce qu’elle voit en tout homme, femme, enfant, une cible, donc un front ? N’est-ce pas l’idée même de front qui vole en éclats puisque le front est où je suis, où vous êtes, à l’instant de l’attaque suicide ? Fin du XXe siècle. Vrai début du XXIe.

6. Dernière illusion, enfin : celle du jeune kamikaze qui se lèverait un beau matin et qui, écœuré par ce qu’il a vu, la veille, à la télévision, enfile sa ceinture piégée et décide de se faire exploser dans une pizzeria de Tel-Aviv. Absurde, là encore. Car tout ce que l’on sait de son acte indique qu’il y faut, au contraire, une longue préparation technique, logistique, psychologique. Tout ce que j’en sais atteste que l’on n’apprend pas comme cela, du jour au lendemain, à porter une ceinture ou une veste de 15 kilos, à se déguiser en étudiant, à marcher comme si de rien n’était, à déjouer l’infiltration et la surveillance des services de sécurité – sans parler de l’autre science, la plus difficile, et qui suppose des instructeurs, presque des maîtres, à l’ascendant extraordinaire : celle qui enseigne à mourir, à rompre les liens qui vous attachent au monde de la survie, à ne pas faiblir à l’instant décisif, à transgresser toutes les limites qui font la volonté propre du sujet. Alors ? Alors, des écoles de la mort et du crime. Des West Point de l’esprit kamikaze. Des académies de l’excellence suicidaire vouées à ce double dressage technique et spirituel. Je les connais, ces académies, à Sri Lanka. Les connaît-on en Palestine ?


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