Il s’est passé, avec les talibans, ce qui s’était passé avec les Serbes. Redoutables, disait-on. Invulnérables. Il faudra, pour les abattre, du temps, des larmes, des milliers d’hommes au sol, des morts. Eh bien on a répété la même erreur. On a fait d’un chef de guerre illettré, Mollah Omar, le même épouvantail. Et, à la fin des fins, exactement comme en Bosnie, on s’est aperçu que ces terrifiants guerriers n’étaient que des tigres de papier ; que la baudruche n’était grosse que de nos fantasmes, de nos renoncements, de nos craintes ; on a découvert, en un mot, qu’il suffisait de vouloir pour pouvoir et que la libération de l’Afghanistan était à notre portée. Vulnérabilité des grandes puissances ? Fragilité des démocraties ? C’est toujours, oui, ce que l’on dit. Et sans doute y a-t-il, dans le cliché, une part de vérité. Mais on peut, aussi, soutenir le point de vue contraire. On peut, à la lumière des guerres yougoslaves et, maintenant, de cette guerre afghane, renverser la formule et dire que les dictateurs sont aussi fragiles, mal assurés, que leurs adversaires. Non plus : miraculeuse précarité des démocraties – un rien les met en péril, un souffle les destitue, le mélange est si instable qu’il explose (Baudrillard) « à la moindre étincelle ». Mais : fausse vigueur des assassins, santé malsaine des tyrannies – un instant d’audace les ébranle, un peu de travail de vérité les démasque et les met à nu, les systèmes de servitude volontaire ne sont jamais si verrouillés qu’ils puissent indéfiniment résister à la pression conjointe des asservis et des démocrates qui les secourent.

Le fondamentalisme, depuis vingt ans, allait de victoire en victoire. Il y avait bien des chercheurs pour annoncer, régulièrement, l’échec de l’islamisme radical. Il y avait des témoignages attestant de la sourde résistance des sociétés civiles à l’ordre des fous de Dieu.

Mais enfin il progressait. Et, de l’Algérie au Soudan, de l’Afghanistan à l’Iran et au Hamas palestinien, l’histoire des dernières décennies semblait n’être que l’interminable chronique de ses victoires. Eh bien, là aussi, renversement. Là encore, coup de théâtre. Les talibans n’ont pas été seulement vaincus. Ils l’ont été sans combattre. Ils l’ont été piteusement, sans même un baroud d’honneur. Et l’image de ces combattants défaits que, de Damas à Tunis, la rue arabe avait auréolés de tous les prestiges, l’image de ces Saladins qui étaient censés mettre l’Amérique à genoux et qui, au premier coup de feu, ont détalé comme des poulets, n’a pu que stupéfier ceux qui se reconnaissaient en eux. Les talibans vengeurs de l’islam ? La foi en Allah, arme invincible ? La preuve est faite que non. Chacun a pu voir, de ses yeux voir, que le zèle fondamentaliste n’a rien pu contre les B-52 ni, plus humiliant encore, contre les va-nu-pieds de l’Alliance du Nord. Il a fallu se résoudre à l’idée, là aussi, que les héros n’étaient que des matamores et que le mouvement de l’Histoire n’allait plus nécessairement dans leur sens. Le fondamentalisme n’est pas vaincu. Mais il vient de connaître sa première vraie défaite militaire. Il vient d’enregistrer le premier coup d’arrêt à ce qui paraissait une irrépressible vague. Mieux qu’un symbole, une date. Mieux qu’une date, le commencement du reflux.

L’Alliance du Nord. Certains, au début de cette guerre, espéraient contourner l’Alliance du Nord et fabriquer de toutes pièces une résistance pachtoune de substitution. Le calcul a fait long feu. Tout le monde a compris, assez vite, qu’une résistance ne s’improvise pas. Tout le monde et, en tout cas, le Pentagone a pris la mesure de l’erreur qui consistait à faire reprendre du service à des vieux marchands de Peshawar et de Paris, coupés de leurs bases, isolés, qui ne passaient pas trois jours en terrain afghan sans tomber dans un piège et périr. Et c’est donc bien sur les héritiers de Massoud que les États-Unis – troisième enseignement, décisif, de cette guerre – ont dû finir par s’appuyer pour venger le World Trade Center. Pourquoi décisif ? Parce que ce simple geste, cette seule image de forces spéciales américaines aidant une armée afghane à rentrer dans Kaboul et Kandahar, est le démenti le plus cinglant aux thèses de Huntington sur le clash des civilisations. Déjà, il y a sept ans, en Bosnie, quand les États-Unis prirent fait et cause pour une population à majorité musulmane contre une armée se réclamant des valeurs chrétiennes, ils prouvèrent, par l’exemple, l’inanité de la thèse. Une seconde fois, trois ans plus tard, quand ils intervinrent au Kosovo pour stopper une épuration ethnique engagée par la même armée contre une autre population musulmane, ils confirmèrent avec éclat l’absurdité du slogan « US versus islam ». A ceux qui doutaient encore, à ceux qui, contre l’évidence, continuaient de voir Bush en apôtre d’une croisade qui ne serait que le visage inversé du djihad, voici la dernière preuve : l’Amérique volant, pour la troisième fois en sept ans, au secours d’un peuple musulman et soutenant, de fait, sa guerre de libération.

Si conflit de civilisations il y a, si cette affaire a révélé un clash de visions du monde et de cultures, ce n’est pas le clash de l’Occident contre l’islam mais de l’islam contre l’islam. L’islam intégriste d’un côté ; la nouvelle secte des assassins ; une internationale qui, sur fond d’effondrement des pratiques religieuses et du savoir, déclare, notamment en milieu sunnite, une guerre sans merci aux infidèles. L’islam laïque de l’autre ; l’islam modéré et éclairé ; un islam qui, renouant avec la leçon d’Averroès en même temps qu’il rompt avec des élaborations idéologiques datant des VIIIe et IXe siècles et définitivement formulées, dix siècles plus tard, par les wahhabites, entend promouvoir une « nouvelle interprétation » (al-ijtihad al-jadîd) soucieuse du sort des femmes (le droit matrimonial), attentive au statut des dhimmis (juifs, chrétiens, zoroastriens), hostile à la charia (la réduction de la vie du musulman au seul juridico-politique) et prête, pour cela, à relire les textes coraniques (quitte, comme les autres monothéismes, à les réexaminer de fond en comble). On a pu, dans les premières semaines de la guerre, estimer que les tenants de ce second islam restaient étrangement silencieux. On a déploré qu’il ne se trouve pas plus d’autorités spirituelles et politiques pour dire aux aspirants kamikazes qu’ils ne monteraient pas au ciel, qu’ils n’étaient pas les enfants du paradis et que l’amour mystique de la mort n’est ni dans le Coran ni dans la tradition orale des « dires et comportements du prophète ». Le tableau a changé au fil des semaines. Des voix se sont élevées pour regretter que la pensée islamique fasse peu de place, par exemple, à la notion d’« individu ». De Rabat à Paris ou à Londres, la déroute des talibans a été comme un appel d’air poussant des intellectuels, des imams, des journaux comme Al Hayat, à prendre position contre un islam ossifié, figé dans le respect têtu d’une origine hallucinée. Une nouvelle géographie spirituelle se dessine, inattendue : d’un côté, entre mille exemples, le beau mandement édicté, au lendemain du 11 septembre, par le chef des ismaéliens, « il n’y a pas de contrainte en religion » ; de l’autre, le vertigineux trou noir que se révèle être l’Arabie saoudite – ce pays officiellement modéré, en principe allié des États-Unis, et qui apparaît soudain, tant dans l’ordre idéologique que financier, comme l’une des plaques tournantes du terrorisme.

Je ne suis pas un admirateur béat des États-Unis. Je suis de ceux que le massacre des prisonniers pro-talibans du fort de Qala-e-Jhangi a profondément choqués. Je trouve indignes d’un démocrate les propos de Donald Rumsfeld appelant à liquider les prisonniers arabes de Tora Bora. Et, si je devais formuler un regret, ce serait d’avoir vu Washington seul, ou presque, à la manœuvre sans que l’Europe se saisisse de la circonstance pour presser le pas et intervenir, ès qualités, dans une guerre qui était aussi la sienne. Cela étant dit, comment ne pas convenir que les Américains ont, d’un bout à l’autre de cette guerre, étonnamment bien joué ? Pourquoi ne pas admettre qu’ils ont démenti les prédictions de ceux qui les voyaient s’empêtrer, multiplier erreurs et bavures, s’embourber ? Car récapitulons. Ces Américains « obtus » ont su, en 100 jours, mobiliser une armada ; l’envoyer à 10 000 kilomètres de chez eux, dans un pays dont ils ne savaient à peu près rien ; forger une coalition qui a tenu ; réinventer, dans l’urgence, leur diplomatie ainsi que leur doctrine de défense réduite, jusque-là, à la théorie du bouclier antimissile ; réformer leurs services secrets ; colmater leur front intérieur menacé par de nouvelles attaques ; changer leur manière de voir ; rompre avec l’idéologie de la guerre « zéro morts » ; et ils l’ont gagnée, cette guerre, en faisant, au total, quelques centaines, peut-être un millier de victimes civiles… Qui dit mieux ? De combien de guerres de libération, dans le passé, peut-on en dire autant ? Et qu’attendent les Cassandre pour reconnaître qu’ils se sont trompés et que lorsque, au lendemain de la chute de Kaboul, ils écrivaient (Robert Fisk) que « les criminels de guerre c’est nous », la passion les aveuglait ? L’anti-guerre du Vietnam. L’anti-guerre soviétique en Afghanistan. Les terroristes ont déclenché une guerre de type nouveau, sans front, sans champ de bataille, en rupture avec les principes classiques de la stratégie clausewitzienne. Les États-Unis, que cela plaise ou non, ont été, jusqu’à présent, à la hauteur de ce défi qu’on leur lançait.

L’anti-américanisme. C’est, depuis Maurras et Drieu, un rendez-vous, chez nous, de toutes les régressions. C’est un attracteur du pire qui aimante, dans chaque famille politique, ce qu’elle produit de plus nauséabond. Au-delà de la France, c’est l’une des rares passions idéologiques à être là, toujours là, s’adaptant à toutes les situations, jamais déphasée, toujours moderne. Or, si l’on a bien senti, dans les premiers jours, cette passion s’enflammer, si, partout ou presque, on a entendu des voix s’élever pour suggérer que les New-Yorkais n’avaient pas volé ce qui leur arrivait et que les 4 000 Latinos, Jamaïcains, Portoricains, Philippins, Italiens, bref Américains, ensevelis sous les gravats étaient coupables du crime qui les a tués, si, de Chomsky à Oé, quelques autorités intellectuelles ont tenu à rappeler que nous n’étions pas « tous américains », il me semble que ce discours a fait long feu. Est-ce la radicalité du geste qui a fini par impressionner ? Est-ce sa dimension nihiliste, sacrificielle, qui a fait réfléchir les tenants de la culpabilité de principe d’une Amérique arrogante, enragée, faisant face à la contestation violente de sa propre violence mondialiste ? A-t-on fini par comprendre que Ben Laden et les siens ne voulaient rien, n’étaient les porte-parole de rien ni de personne, qu’ils n’étaient, en aucune façon, les hérauts d’une cause ou d’un projet ? Toujours est-il que l’on a, dans le fond, peu vu les souverainistes. Peu entendu les Le Pen et les Chevènement. Toujours est-il que les intellectuels anti-américains de service s’en sont prudemment tenus, depuis trois mois, à leurs académiques considérations sur Dieu et son itinéraire, Hugo et son anniversaire. En sorte qu’il n’y aura finalement eu, pour soutenir la thèse du « Bush-Ben Laden même combat », que la folklorique Arlette Laguiller. Je pèche peut-être par optimisme. Mais je crois que l’anti-américanisme, cet autre socialisme des imbéciles, vient de connaître, lui aussi, sa première défaite depuis longtemps.

Un dernier mot. Si vraiment la preuve est faite que, lorsqu’on veut, on peut, s’il a réellement suffi de 100 jours pour commencer de libérer le peuple d’Afghanistan, comment ne pas songer à d’autres peuples, ailleurs, sous d’autres jougs ? Comment ne pas penser à telle guerre africaine qu’une pression politique, financière, voire militaire, infiniment moindre que celle qui s’est exercée à Kaboul, pourrait probablement stopper ? Mieux : comment ne pas rêver de ce qui adviendrait si la communauté internationale décidait de mettre au service de la paix au Proche-Orient une infime fraction de l’énergie, de l’intelligence tactique et stratégique, qu’elle vient de déployer ? Ceci est sans rapport, certes, avec cela. Et l’on ne rappellera jamais assez que Ben Laden se moquait de la misère du monde, qu’il n’avait cure du drame palestinien et que la décision de détruire les tours de Manhattan a été prise au moment où s’annonçait, non pas la guerre, mais la paix avec Israël. Mais il est difficile, néanmoins, de ne pas tirer les leçons, toutes les leçons, de ce qui s’est produit. Et s’il ne faut pas se lasser donc de dire qu’aucun « terreau » ne justifie ni n’explique, en amont, le nihilisme urbicide des sectateurs du Saoudien, il n’est pas interdit d’observer, en aval, que cette guerre et son dénouement créent une situation, des rapports de forces et, peut-être, des obligations d’une nature inédite. Irénisme ? Soit. Mais, irénisme pour irénisme, je préfère cet irénisme-là à celui qui prévalait jusqu’au 11 septembre et qui, nous faisant vivre dans l’illusion d’un monde sans ennemi, nous a rendus aveugles à ce qui arrivait. L’Histoire est de retour, voilà le vrai. Les théoriciens de la fin de l’Histoire, les néo-hégéliens qui nous voyaient entrés dans un dimanche éternel ne se sont, Fukuyama en tête, pas moins trompés que ceux du clash des civilisations. Mais s’il en est ainsi, si la bulle d’innocence et d’opulence où nous vivions depuis la chute du mur de Berlin a fini par crever, si l’esprit de 1989, avec sa croyance un peu naïve dans l’inévitable propagation du bon virus démocratique, a fait faillite, encore faut-il savoir où nous allons et comment. Capturer Ben Laden et démanteler son ONG du crime, d’accord. Arraisonner, Irak en tête, les Etats-voyous traditionnels, peut-être. Mais s’autoriser de ce qui vient de se passer pour tenter d’endiguer, ailleurs, la progression du pire, ce serait encore mieux. Leçons afghanes. Preuve par l’Afghanistan. Ce que cette guerre nous a appris c’est que la mondialisation de la démocratie est l’autre horizon de l’époque.


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