On dira ce qu’on voudra.

Mais il y a tout de même quelque chose de mystérieux, de très beau et de très mystérieux, dans la mobilisation de ce dimanche.

Car enfin il y a déjà eu en France, et il y a déjà eu en Europe, des attentats terroristes de grande ampleur.

Et l’on a déjà connu, pour s’en tenir à la seule France, d’entières périodes – je pense à la guerre d’Algérie – où des bombes explosaient chaque matin ; où l’on tirait, au Petit-Clamart, sur le président de la République ; où les commandos du FLN et de l’OAS rivalisaient d’imagination et de sauvagerie pour mettre Paris à feu et à sang.

Mais jamais l’on n’avait vu, ni même imaginé, quarante-trois chefs d’État et de gouvernement, autant dire un quart des Nations unies, faisant le déplacement pour défiler au coude à coude avec les survivants des attentats.

Jamais, depuis le 8 novembre 1942 et le fameux discours en français du président Roosevelt venant, en pleine guerre antinazie, sur les antennes d’une minuscule radio qui s’appelait Radio Londres et qui était la radio des Français libres, dire, comme aujourd’hui John Kerry et son « Je suis Charlie » prononcé dans la langue de Molière, sa solidarité avec la France, l’on n’avait vu l’Amérique vibrer de cette émotion fraternelle avec la nation sœur par excellence.

Et, puis ces millions de Français descendus dans la rue pour crier leur deuil d’un petit journal satirique dont nombre d’entre eux connaissaient, la veille encore, à peine l’existence mais qui, là, tout à coup, leur apparaît comme le symbole mondial de la liberté d’expression massacrée…

Et puis ces millions d’incomptés, car incomptables, qui sont descendus voter avec leurs pieds en faveur d’un « esprit Charlie » dont ils pensaient, quand ils le lisaient, qu’il ne respectait rien et allait trop loin dans l’irrévérence…

Et puis ces églises qui ont sonné le glas pour des caricaturistes merveilleux mais féroces et dont elles étaient les premières cibles…

Et puis ces musulmans de France – pas tous naturellement, pas tous… – que l’on attendait depuis long- temps, si longtemps, et qui se sont, eux aussi, sentis requis, appelés par la circonstance afin de prononcer, enfin, ces mots que le monde attendait : « Pas en notre nom… les islamistes hors de l’islam… il y a une bataille au sein de l’islam et nous avons bien l’intention de défendre pied à pied notre islam de lumière et de paix contre celui qui arme les assassins de flics, de journalistes et de juifs… »

Et puis ces populistes, et puis ces profiteurs de haine et autres incendiaires des âmes qui, au Front national et ailleurs, croyaient pouvoir capitaliser la tragédie et se sont trouvés marginalisés, que dis-je ? se sont autoexclus de cette ferveur immense (ah ! le réjouissant spectacle de la pauvre Mme Le Pen confondant une manifestation populaire avec l’un de ces bals de Vienne dont elle a la douteuse habitude et réclamant son bristol avant de décider, boudeuse, d’aller défiler, toute seule, à… Beaucaire !).

Tout cela est du jamais-vu et reste, je le répète, presque impossible à comprendre.

Ce fut un de ces moments de grâce, un de ces soulèvements métapolitiques comme les grands peuples en connaissent quelquefois.

Et encore… Rien de vraiment comparable, non plus, avec les émois de 1789… Ni avec ceux de 1830 et 1848… Ni même avec le million de Parisiens descendus dans la rue le 26 août 1944 pour la libération de Paris… Je ne suis même pas certain qu’il faille encore dire, pour cette levée en masse, cet ouragan silencieux, ce tsunami d’intelligence et d’émotion, « manifestation », ou « défilé », ou « marche »… Et le dernier épisode du genre, le dernier à lui être un peu comparable, ce sont les funérailles de Victor Hugo qui, en 1885, firent descendre sur le pavé parisien près de deux millions d’hommes et de femmes, cette « escorte de tout un peuple » racontée par Barrès dans Les Déracinés – mais, là non plus, ce n’est pas cela ; là non plus, le compte (près de quatre millions de Français, toutes obédiences, croyances, origines confondues) n’y était pas tout à fait…

Alors, la question c’est, bien sûr : que s’est-il passé ?

Il y a, clairement, quelque chose qui, en chaque Français et, au-delà des Français, en nombre de terriens, sur les cinq continents, du Burundi à la Mongolie et de Beyrouth à Mexico, Sydney ou Pretoria, a été atteint, touché, bouleversé – mais quoi ?

Il y a un immense, un colossal groupe en fusion mondial qui s’est formé et qui a fait que cette France que l’on disait à bout de souffle, déclinante, en voie d’être rayée de la carte des puissances, est redevenue, soudain, la patrie blessée, mais pas coulée, de la liberté, la capitale mondiale des Lumières assassinées mais splendidement ressuscitées, la nation phare des droits de l’homme – mais, je le répète, pourquoi ?

Peut-être le nom « Charlie », ce nom finalement magique, qui résonne dans toutes les langues du monde – Charlie Chaplin, ce grand Charles français que l’on appelait, lui aussi, Charlie…

Peut-être le droit de rire, juste de rire, ce droit dont un ancien philosophe grec, cité par Rabelais, disait qu’il est « le propre de l’homme » et dont la preuve serait alors faite qu’il conviendrait, comme le droit de se contredire et celui de s’en aller, de l’ajouter de toute urgence à la liste des droits de l’homme.

Peut-être, oui, ce rire du diable et du bon Dieu, ce rire libérateur et qui veut dire qu’on n’a plus peur, ce glorieux rire de Pâques des églises du haut Moyen Âge qui était un hommage rendu à la Résurrection du Christ, peut-être ce rire primordial dont un certain Sigmund Freud disait qu’il est la langue même de l’inconscient et, donc, de l’humanité de l’homme et dont un autre poète, André Breton, disait qu’il est la révolte supérieure de l’esprit, peut-être, oui, ce rire viscéral, littéralement vital et dont la privation nous serait aussi fatale que celle de l’air que nous respirons ou de la lumière qui nous met debout.

Ou peut-être, tout simplement, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de la lâcheté et de l’horreur, ou de l’horreur et de la lâcheté, et qui fait que, soudain, on ne sait trop pourquoi, un peuple et, derrière lui, un monde, décident de dire non à une barbarie à laquelle on a trouvé, depuis trop d’années, trop d’excuses.

La vérité est que personne n’a de vraie explication.

Et l’on se trouve, là, face à l’un de ces mystérieux sursauts qui sont, des origines de la philosophie politique à la théorie sartrienne de la fraternité, la plus impénétrable des énigmes – révolte logique… pur diamant de l’événement… avènement d’un courage qui se propage comme une flamme et dont aucune langue politique ne peut expliquer la folle course…

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que la France n’a plus peur.

Ce qui est sûr c’est qu’il y a désormais toute une partie de l’Europe et, au-delà, de la planète qui a choisi de penser qu’elle n’a plus à choisir entre ces deux versions de la bêtise, de la haine et, au fond, du nihilisme que sont l’islamisme d’un côté et les populismes fascisants de l’autre.

Ce qui est sûr c’est qu’il y aura d’autres attentats djihadistes, forcément d’autres, mais qu’il y aura de moins en moins de monde pour murmurer qu’on en fait trop, qu’il faut faire profil bas ou trouver des accommodements – et ce qui est sûr, aussi, c’est que les réponses faciles et lâches, les réponses par amalgame, les réponses de ceux qui prétendaient s’en tirer en « déportant » des communautés entières d’Européens, les réponses des pauvres en esprit qui semblaient prêts à se jeter dans les bras de tels « frontistes » ou « liguards » ont été provisoirement balayées par le souffle de ce qui s’est produit.

La France est de retour : preuve, soit dit en passant, que la grandeur d’un pays n’est pas réductible à sa « compétitivité » ou à la plus ou moins bonne conformité de ses comptes avec les « paramètres » d’une bureaucratie, fût-elle européenne.

L’Europe est de retour : la vraie Europe, celle d’Husserl et de cette universalité concrète, fondée sur des valeurs et principes partagés, que veulent abattre les deux avant-gardes du fascisme contemporain que sont, en France, le fondamentalisme musulman et leurs jumeaux qui, comme Jean-Marie Le Pen, ont tenu à déclarer qu’ils n’étaient « pas Charlie ».

Tout peut encore arriver, bien sûr.

L’éclat de ce moment de grâce, de ce prodige, va forcément pâlir dans nos mémoires et dans nos œuvres.

Et la politique, la pire comme la meilleure, reprendra nécessairement ses droits et s’emploiera, c’est normal, à refermer la brèche qui s’est ouverte.

Mais telle est la marque des événements, les vrais, les rares, ceux qui, encore une fois, arrivent une fois par siècle, qu’ils laissent derrière eux une longue et forte trace : à nous de lui être fidèles et d’empêcher qu’elle ne s’efface.


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