Merci, monsieur le président Shimon Pérès. Merci, chers amis. Merci, cher Amos Oz, et cher Henry Kissinger, d’être là avec moi. Tracer, en si peu de temps, les « perspectives d’avenir » du peuple juif pour le siècle à venir n’est pas, pour un philosophe, une tâche très aisée. Mais enfin, je vais essayer.

Je vais laisser de côté, pour ce faire, des questions certes importantes mais qui ont été traitées par Henry Kissinger ou par mon ami Amos Oz.

Bien sûr, l’avenir des juifs réside, d’abord, dans la persistance de leur être- juif. Bien sûr, il repose sur leur volonté, dans la diaspora et en Israël, de demeurer juifs et de se donner les moyens d’y parvenir. Ce n’est pas si évident que cela, d’ailleurs. Cela ne l’a jamais été et cela ne l’est toujours pas. Rappelez- vous, ne serait-ce que dans les années 20, le débat entre Gershom Scholem et Franz Rosenzweig. Le premier monte en Israël. Le second demeure en diaspora. Et tous deux s’interrogent sur la meilleure manière de rester juif dans un monde où tout semble fait pour décourager la chose et éradiquer le judaïsme – et chacun des deux sait bien qu’il n’y a pas de solution simple, ni toute faite. La tâche n’est pas facile, donc. Mais c’est une tâche à laquelle il faut bien s’atteler. C’est évident. Je n’y reviens pas.

S’ils veulent un avenir, les juifs devront aussi parvenir à un accord avec le monde arabe en général et avec les Palestiniens en particulier. Les enjeux de ces deux défis, je ne les traiterai pas non plus. Car je souscris à chaque parole que vient de prononcer Amos Oz. Je n’ai rien à ajouter. Vraiment rien. Ni au détail du « plan » ni à la description de « écueils ». Et je ne vais donc pas répéter en moins bien ce qui vient d’être dit et que, du reste, nous savons tous : nécessité de la paix ; nécessité et légitimité d’un Etat palestinien viable ; sacrifices nécessaires, et douloureux, pour chacune des deux parties ; etc., etc.

Je laisserai encore de côté la lutte contre l’antisémitisme. Là aussi la tâche s’annonce ardue. Car il a changé de forme, l’antisémitisme. C’est comme un virus en train de muter et, hélas, de réussir sa mutation. Récemment, à New York, j’ai avancé une théorie selon laquelle le nouveau virus auquel nous devrons nous confronter a trois caractéristiques qui sont l’antisionisme, la négation de l’Holocauste et la compétition des victimes. Ce sont ces trois éléments, ces trois traits, qui, articulés ensemble, fondus, mis en fusion, ont le pouvoir d’enflammer à nouveau les esprits et de générer le néo-délire. Je n’en reparlerai pas. D’autant que je partage complètement, cette fois, l’avis de Yehuda Magnes, cet autre grand juif, Américain celui-là, qui partit très tôt pour Israël, qui fut l’un des fondateurs de l’Université hébraïque de Jérusalem et qui déclara un jour : « le peuple juif n’est pas venu sur terre, n’a pas été élu, pour lutter contre l’antisémitisme – le peuple juif est venu, disait Yehuda Magnes, et il avait raison, pour transmettre un message singulier et le transmettre, non seulement aux juifs, mais aux non-juifs, à l’humanité tout entière. »

C’est sur ce message que je veux insister. Non pas ce que nous attendons du monde mais ce que nous lui apportons. Non pas ce que nous exigeons de lui, mais ce que nous sommes en mesure, nous, les juifs, de lui offrir. Un renversement de perspective, en d’autres termes, faisant apparaître ce que nous, les juifs, avons à transmettre aux nations et que lesdites nations sont en droit d’attendre de nous. Ce message s’appuie, naturellement, sur le caractère très particulier de notre expérience. Et ce aux niveaux tant politique que moral et spirituel.

Pour ce qui est du politique, j’évoquerai ce miracle auquel nous rendons hommage depuis hier et qui s’appelle l’Etat d’Israël. Vous avez entendu les beaux discours de Shimon Pérès et d’Elie Wiesel. Je sais qu’ici et ailleurs, un débat fait rage sur la gloire ou non du sionisme, son échec éventuel, son possible essoufflement. Pour moi, il s’agit là d’un débat parfaitement abstrait. Car ce que je vois, ce qui me frappe, c’est que, si on compare Israël à tous les Etats ayant traversé, comme lui, le processus de la décolonisation, si on le rapporte à toutes les autres nations libérées des empires et issues de leur démantèlement, je n’en vois aucune autre, réellement aucune, qui puisse se targuer, comme Israël, d’additionner la prospérité, la démocratie et une certaine fidélité, malgré tout, aux principes fondateurs de l’Etat – l’idée, par exemple, que la force, l’usage de la force, doivent toujours être liés à des considérations morales… La prospérité, c’est clair. La démocratie, aussi. Et quant aux principes fondateurs, quant à la morale sioniste, quant à la « toar haneshek », en français la « pureté des armes », cela me semble, aussi, et n’en déplaise aux ennemis d’Israël, assez clair… Des fautes terribles peuvent être commises. Les états-majors ne sont jamais parfaits, en Israël pas plus qu’ailleurs et, donc, des erreurs épouvantables sont commises. Et, ne serait-ce que dans la dernière guerre, il y a deux ans, au Liban, il y a eu trop de dégâts, beaucoup trop de victimes civiles, pour que le concept en soit sorti indemne. Mais j’étais sur les lignes de front. Je me suis retrouvé dans la compagnie de membres d’unités spéciales et de simples hommes de troupe. Et je peux témoigner de ceci : jamais, dans aucun autre pays neuf et issu, je le répète, de la décomposition des empires, je n’ai vu, comme là, l’usage de la force constamment et systématiquement lié à des préoccupations et des considérations éthiques – « quel mal faisons-nous ? sommes-nous fondés à le faire ? à partir de quand une riposte, serait-elle légitime, devient-elle disproportionnée, menace-t- elle les civils, les atteint-elle, côtoie-t-elle la barbarie ? »

Je ne dis pas, j’y insiste, que les soldats israéliens aient été des anges. Des erreurs terribles, je le répète, ont été commises à tous les niveaux de l’appareil politique et militaire. Mais je suis frappé de voir comment ces erreurs ont été commentées, sanctionnées, comment elles ont pu faire l’objet d’un débat moral interminable dans l’opinion et dans la presse, bref, comment le vieil idéal est resté vivant – ne serait-ce (j’ai raconté cela, dans le détail, à l’époque, dans un reportage paru dans le New York Times Magazine) qu’au titre d’Idée régulatrice et d’horizon. Allons plus loin. Comparons Israël, non seulement aux autres pays décolonisés mais au monde occidental, à nos pays, les États-Unis, l’Europe et, en Europe, la France. Connaissez-vous, cher docteur Kissinger, chers amis, beaucoup de nations où le débat démocratique soit si vibrant, vivant, brutal parfois, qu’en Israël ? Connaissez-vous une seule autre société aussi ouverte, accueillant des gens venant de Russie, d’Afrique, du monde arabe, du monde entier ? Connaissez-vous un seul autre pays qui ait résolu le problème, quasi insoluble chez nous, qu’est l’articulation, entre, disons, ethnicité et citoyenneté ? C’était le grand problème de l’Amérique dans les années 60 et 70. C’est le grand problème de l’Europe et, en particulier, de la France aujourd’hui. Comment faire pour que les hommes soient fidèles à leurs racines, à leur origine, tout en devenant des citoyens et en se tenant à la lettre et à l’esprit de cet idéal citoyen ? Je connais un pays qui a trouvé une solution à peu près viable à ces questions. Ce pays, c’est Israël. Il y a une leçon politique, une grande leçon politique, à tirer de ces juifs « d’origines diverses » établis en Israël – et c’est cette leçon.

La deuxième expérience que nous devons faire partager au monde, c’est celle des souffrances que nous avons endurées. Là encore j’entends souvent dire, en Israël et à l’extérieur d’Israël, que les juifs en font trop, qu’ils nous soûlent avec la Shoah et que l’argument fonctionne comme « une massue morale ». Or il se trouve que je suis un voyageur impénitent. Il se trouve que je me suis rendu, ces dernières années, dans de très nombreux pays. Et je vais vous dire une chose. Ce n’est pas en France, ce n’est pas en Amérique, ce n’est même pas en Israël, que j’ai entendu le plus parler de l’Holocauste. C’est pendant le siège de Sarajevo, quand le président musulman de Bosnie, bombardé jusque dans son palais, m’a confié pour son homologue Mitterrand un message qui disait à peu près : « nous risquons de devenir le nouveau ghetto de Varsovie ; je vous en prie, ne nous laissez pas devenir le nouveau ghetto de Varsovie. » C’est au Rwanda, malheureusement après le génocide, ainsi qu’au Burundi, le pays jumeau, avant ou pendant le génocide qui couvait – et ce que j’ai entendu là, ce sont les Tutsis qui me disaient : « il ne faut pas que nous soyons les victimes d’un nouvel Holocauste » ; ce que j’ai entendu c’est le mot même de Shoah, dans leur bouche obsessionnel, bien plus encore qu’en Israël ou en France. Et c’est, à nouveau, récemment, au Darfour, quand j’ai franchi clandestinement la frontière entre le Tchad et le Darfour avec une unité de jeunes résistants et chefs de guérilla – éduqués, informés, parfois brillants, tous m’ont dit, à tort ou à raison, mais ils m’ont dit : « nous subissons un nouveau génocide, vous ne pouvez pas nous laisser devenir les victimes d’un nouveau génocide » et la référence qu’ils avaient, non seulement en tête, mais à la bouche, c’était toujours celle de la Shoah.

Qu’est-ce que je veux dire par là ? Que, malgré lui, le peuple juif offre au monde une sorte d’échelle du malheur et du mal. Un radar de détection de l’horreur. Un indicateur avancé du crime. En sorte que, tant à cause de sa tradition de résistance (Sobibor, Varsovie…) que grâce à son expérience de la mémoire (Yad Vashem…), il donne à ces autres peuples martyrs des outils pour comprendre, résister et survivre. Et, pour en revenir, une seconde, à nos pays, pour en revenir à ce qui se passe en Amérique, en France, en Israël, je vais vous dire encore une chose : j’ai été très heureux, et très fier, de voir qu’au Darfour, au Rwanda ou en Bosnie-Herzégovine, ceux qui se trouvaient en première ligne pour protester, s’insurger et apporter de l’aide aux victimes et aux assiégés, étaient très souvent des hommes et des femmes, juifs ou non, qui avaient la Shoah au cœur. C’est logique. Et c’est bien. Car tel est le principe. Partout dans le monde où des massacres se produisent, partout où il y a bain de sang avec victimes innombrables, sans noms, sans nombre, sans tombes et sans visage, nous, les juifs, à cause de notre expérience de ce martyre très particulier, unique, que nous appelons désormais, depuis Claude Lanzmann, la Shoah, avons une responsabilité et des devoirs très particuliers. Assumer cette responsabilité, la penser et l’assumer, fait aussi partie de notre avenir.

Troisième et dernier point, nous avons, dans notre mémoire et notre histoire, une autre expérience très spéciale qui n’est ni politique, ni éthique ou morale, mais, osons le mot, spirituelle. Emmanuel Levinas, un de mes maîtres, disait souvent que le peuple juif n’est pas seulement le peuple du Livre mais le peuple du commentaire du Livre. Ce qui signifie que nous sommes le peuple qui a inventé, il y a en gros dix-huit siècles, ce très étrange protocole de lecture et de commentaire qu’il a appelé le Talmud. Or qu’est-ce que le Talmud ? Et en quoi peut-on dire, comme Emmanuel Levinas donc, ou comme Franz Rosenzweig, qu’il est au cœur de l’expérience spirituelle du judaïsme ? Croire au Talmud, vivre le Talmud, être familier du Talmud, être fidèle au Talmud, implique cette croyance très singulière : que la lettre sacrée n’est rien sans l’interprétation de l’homme ; qu’il est de la responsabilité des hommes d’interpréter mais aussi de déployer cette lettre ; que la sainte lettre est comme les ailes repliées de l’esprit – ailes que le commentaire, et le commentaire seul, a le pouvoir de déplier. Croire au Talmud, être un peuple attaché au Talmud, veut dire que nous croyons à une lettre sacrée mais pas fermée ; dictée mais jamais achevée ; une lettre ouverte en quelque sorte et qui ne trouve sa pleine dimension qu’une fois passée par l’épreuve de ce commentaire infini, illimité, contradictoire, qu’est le commentaire talmudique.

Si on y réfléchit bien, cette idée d’une lettre sacrée comme lettre ouverte, qu’est-ce d’autre qu’un antidote au dogmatisme et au fanatisme ? qu’est-ce d’autre qu’un formidable démenti aux insensés qui croient qu’ils possèdent la vérité et qu’au nom de cette vérité, une partie de l’humanité peut être éliminée ? qu’est-ce sinon le meilleur contrepoison qui existe au fondamentalisme dont les intervenants précédents ont excellemment parlé ? Donc, je fais un rêve. Et mon rêve c’est que, dans d’autres Livres, dans d’autres religions et d’autres Livres, et tout particulièrement dans le monde musulman et dans les parages de son beau Coran, la leçon soit entendue. Eh oui ! Un Talmud musulman. Un commentaire, par des doctes musulmans, de la lettre incréée. C’est le modèle juif. C’est la leçon juive. C’est un chantier immense qui peut bénéficier de notre savoir, de notre aide, de notre soutien, de notre exemple. Le jour où les érudits de l’Islam posséderont un livre de ce genre, croyez-moi : ce sera plus efficace que tous les prêches ! plus fort que n’importe quels discours antiterroristes ! plus efficace que toutes les polices antikamikaze, toutes les mesures de sécurité ! Un Talmud musulman. Un Talmud contre la guerre. Une machine, talmudique, de pulvérisation de tous les fanatismes. Je crois, là encore, qu’il est de notre devoir et de notre responsabilité, modestement bien sûr, de montrer la voie.

Mesdames et messieurs, monsieur le Président, si le peuple juif est fidèle dans la prochaine décennie, dans un avenir proche, à ces trois engagements, politique, moral et spirituel, alors, comme les fondateurs du sionisme l’ont rêvé, Israël redeviendra un « exemple », une « lumière pour les nations ». L’Israël d’ici et l’Israël dans les esprits. Israël sur cette terre et Israël en diaspora.


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