Il est toujours bon, naturellement, de faire que la mémoire morte devienne une mémoire vive, qu’elle prenne vie dans la conscience des vivants.
C’est toujours une bonne chose, une victoire philosophique et morale, de permettre aux morts d’être nommés, individualisés, personnifiés.
C’est toujours une très bonne chose de les faire échapper à la fatalité de l’agrégat, du grand nombre, du chiffre, et de se donner les moyens d’en faire le deuil un à un, singulièrement, pas en bloc.
À la limite, essayant d’imaginer les intentions de ceux qui ont conçu ce projet de donner à chaque écolier de CM2 la garde d’un petit mort de la Shoah, je suis prêt à y entendre comme un lointain écho du souffle qui, il y a quarante ans, faisait scander le fameux « nous sommes tous des juifs allemands » – devenu en la circonstance, et c’est tant mieux, « nous sommes tous des juifs français exterminés par les nazis ».
Et puis je trouve enfin qu’il y a dans la levée de boucliers qui a succédé à cette annonce, je trouve qu’il y a dans la génération spontanée de bonnes âmes s’improvisant pédopsychiatres pour, sans une vraie pensée pour le martyre réel des enfants d’hier, supputer le désarroi que l’on risque d’imposer aux enfants bien portants d’aujourd’hui, je trouve qu’il y a dans cette façon de dire que Sarkozy a ouvert la boîte de Pandore d’un antisémitisme par avance excusé et de trouver normal que n’importe quelle « communauté » puisse arguer du geste présidentiel pour réclamer sa part du gâteau mémoriel, quelque chose de fétide et qui soulève le cœur.
Mais en même temps…
Pour que l’idée soit vraiment belle, il eût fallu la plier à quelques conditions simples.
Il eût fallu consulter, déjà, la Fondation pour la mémoire de la Shoah (et sa présidente d’honneur, Simone Veil).
Il eût fallu associer les maîtres qui sont, jusqu’à nouvel ordre, en première ligne de la bataille (Nicolas Sarkozy, s’il l’avait fait, aurait appris qu’il y a des tas de classes où l’on parraine déjà un petit être – sauf que c’est un arbre, une tortue, une espèce animale menacée…).
On aurait dû s’aviser qu’il y a 11 000 morts à honorer et beaucoup, beaucoup, plus d’élèves entrant chaque année en CM2 – comment, alors, se feront les choix ? qui attribuera qui à qui ? qui aura son double, qui ne l’aura pas ? l’idée d’un parrainage un pour un, la volonté de confronter chaque âme de vivant au visage d’un petit mort, n’est-elle pas, dès lors, le type même de la fausse bonne idée, hâtive, qui ne tient pas ? et la vraie bonne initiative, celle à laquelle on serait vite arrivé en approfondissant la réflexion, n’eût-elle pas été d’opérer, certes, les adoptions – mais classe par classe ?
On aurait dû réfléchir au fait qu’un nom ne veut rien dire, qu’il n’est qu’un assemblage de syllabes et de sons, s’il n’est pas inséré dans un contexte, inscrit dans une histoire et accompagné d’un discours expliquant ce qu’est l’idéologie qui a tué et pourquoi le massacre qu’elle opéra n’est comparable à aucun autre – cette unicité de la Shoah, nous avons bien du mal, nous, les adultes, à la penser ; elle est, pour les historiens, l’inconcevable même ; comment des enfants y verraient-ils plus clair ? par quel miracle, ignorant tout de l’Histoire, perceraient-ils ce mystère ? et l’établissement de ce système de parrainages ne devrait-il pas attendre, au moins, les classes où la question du nazisme est au programme ?
Il aurait fallu savoir, encore, que la mémoire sans ses outils, les noms sans leur contexte, tous ces petits visages flottant dans l’éther de l’ignorance, c’est un univers spectral, un peu spirite, forcément et profondément morbide, sourdement religieux, mais au pire sens du religieux, car c’est le mort qui s’y saisit du vif et non l’inverse – comme chez les mormons, comme dans les sectes.
Bref, ne pas bâcler, ne pas improviser, ne pas donner le sentiment de faire un coup politique, ne pas noyer l’idée dans une série de recommandations du type de celles qui furent présentées, le lendemain, à Périgueux, et qui concernaient, elles, la simplification des programmes du primaire, la restauration de l’autorité, la réintroduction de « La Marseillaise » et du drapeau dans les classes, ne pas donner à penser, comme dans l’affaire Môquet, que l’Histoire est un self-service où l’on vient faire provision d’emblèmes et de symboles, voilà ce que l’on attendait d’un Président intervenant dans ce champ à haute tension qu’est le champ de la mémoire.
Qu’il y ait péril en la demeure de la mémoire, c’est sûr.
Qu’il faille trouver les moyens de la perpétuer après que ses témoins s’en seront allés, c’est évident.
Qu’il appartienne à la génération du Président de frayer les voies de ce devoir de transmission prôné par Primo Levi, qui le niera ?
Mais pas ça.
Pas comme ça.
Pas cette improvisation.
Cette légèreté.
Cette façon de laisser croire qu’il y aurait une réponse technique simple à la plus complexe des questions. Ce gâchis.
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