Bernard-Henri Lévy expose en mots son argument pour « Les Aventures de la vérité ».
SYLVAIN BOURMEAU : Comment avez-vous avez investi ce rôle de commissaire d’exposition ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Comme un écrivain. Pour moi, tout est écriture : que je fasse un livre, un film, une pièce de théâtre, un documentaire ou, maintenant, une exposition, c’est la même histoire. Et ce n’est pas réduire les œuvres présentées au rang, comme on l’a parfois dit, d’éléments d’une phrase qui aurait un sens indépendamment d’elles : cela n’empêche pas la force et la logique des images… En réalisant le plan de mon accrochage sur un écran d’ordinateur, j’avais l’impression de placer les œuvres les unes à côté des autres comme j’écris une page de texte, avec le même souffle, la même respiration, les mêmes accélérations ou ralentissements calculés, la même rhétorique…
Mais l’écriture renvoie à deux dimensions : mise en récit et argumentation…
Oui. Mais, pour moi, les deux sont liées. Ce que j’ai toujours fait, plus ou moins bien, qu’il s’agisse d’essais ou de romans, c’est de l’argumentation mise en récit. Des récits philosophiques, si vous préférez. De la pensée dramatisée. Quand je développe une idée, ce n’est jamais un développement purement spéculatif. Il y a toujours un désir, un goût, un effort de mise en scène. Mon roman sur Baudelaire, c’était de l’argumentation. Mon essai sur Sartre, c’était une sorte de roman. Eh bien, même chose pour cette exposition : elle démontre en racontant une histoire ; elle fait les deux.
Que s’agissait-il de raconter et de démontrer ?
Au départ, je voulais faire une histoire croisée de la philosophie et de la peinture. A l’arrivée, c’est une histoire de la vérité que je propose. Cette exposition m’a permis de voir plus clairement la façon dont s’opposent les trois grandes conceptions, contre lesquelles je me suis toujours battu, de la vérité. La vérité dogmatique des platoniciens. La vérité perspectiviste et cynique des nietzschéens. Et la vérité progressiste, dialectique, des hégéliens. Alors, face à ces trois impasses, quoi ? Je sors de cette aventure avec la conviction, plus que jamais, qu’il n’y a qu’une alternative philosophique sérieuse à ces trois mauvaises pistes. La conception messianique de la vérité. Je veux dire : la conception de la vérité telle qu’elle apparaît dans le judaïsme vivant, c’est-à-dire dans le Talmud. La vérité toujours visée, mais jamais atteinte. Unique, mais telle une idée régulatrice, un pari.
Cela vous donne l’occasion de remettre la religion catholique à sa place s’agissant de la peinture…
Je suis l’ami du catholicisme, mais je ne suis pas l’ami des lieux communs, surtout quand ils font autant de ravages. L’idée du judaïsme ennemi des images est aussi fausse que celle d’un catholicisme qui serait leur patrie originaire et éternelle. Le judaïsme, d’abord. Dire qu’il est l’ennemi naturel de l’art c’est mélanger la critique de l’idolâtrie avec celle des icônes. Le Talmud n’a jamais fait le procès des images comme telles. Il en a aux images lorsqu’elles font injure à l’intelligence des hommes, c’est-à-dire en tant qu’elles se présentent comme habitées par le sacré. Les idolophiles et les iconoclastes, en somme, disent la même chose : c’est parce qu’on charge les images d’une puissance spectrale, c’est quand on les bourre jusqu’à la gueule de cette charge superstitieuse qu’on peut avoir envie de les détruire.
Quant à l’idée d’un catholicisme d’emblée habité par la passion des images, elle n’est pas moins fausse. J’exhume, dans le livre, des documents peu connus qui disent l’embarras originaire, la très grande méfiance, parfois la réprobation, des pères de l’Église à l’égard des images. Et je démontre comment ce sont bien les peintres qui, par une ou deux opérations théologico-militaires incroyablement audacieuses et bien pensées, ont imposé l’idée de la beauté des images, de leur gloire, voire de leur sainteté. Saint Luc n’a jamais été le patron des peintres, sauf dans l’imagination de peintres qui l’ont décrété. De même sainte Véronique : l’invention de ce personnage est un coup de force des artistes qui entendent ainsi répondre à tous les évêques qui, en Europe occidentale, détruisent les premiers vitraux, les reliques, les croix.
Les artistes ont donc joué un rôle majeur dans la définition du théologico-politique ?
Le théologico-politique suppose en effet un troisième volet, l’esthético, sans lequel l’Occident ne serait pas ce qu’il est. Toute la représentation du pouvoir, par exemple, sa théâtralisation, impliquent une réflexion des philosophes, un effort dogmatique des théologiens, mais aussi une troisième pensée en acte qui est le fait des peintres. Sans les peintres, l’Occident serait longtemps resté iconoclaste, peut-être jusqu’à aujourd’hui, avec toutes les conséquences politiques que cela aurait impliquées.
Vous aviez écrit sur Piero della Francesca ou Frank Stella. On découvre avec cette exposition que vous êtes également très attentif à l’art contemporain…
J’ai toujours plus ou moins suivi ce qui se joue sur cette scène. Pour moi, l’art contemporain s’est appelé Fromanger ou Monory. Puis Alberola ou Martinez. Puis, aujourd’hui, Yan Pei Ming, Huang Jong Ping ou Marina Abramovic. Alors, c’est vrai que je ne savais pas très bien, jusqu’ici, à quoi tout cela me servait dans l’économie d’ensemble de mon travail. Et l’exposition m’a permis de me mettre au clair sur ce que cet art contemporain me dit à l’oreille depuis toujours. Notamment quant à ces deux questions majeures, avec lesquelles je bataille depuis mes premiers livres : la question, donc, de l’image et celle de la vérité.
Vous révélez dans le livre n’être pas du tout collectionneur. Pourquoi ?
Peut-être parce que je prends l’art trop au sérieux. Et que je ne pourrais pas faire face bien longtemps, dans la vie de tous les jours, aux œuvres que je montre à la Fondation Maeght. Les seules collections possibles sont des collections partagées, des collections qui ne sont pas seulement à soi. La collection de Miuccia Prada, par exemple. Celle de François Pinault. Quelques autres. Le cheminement d’un François Pinault est évidemment intéressant. J’imagine qu’il n’en pouvait plus, à un moment, de vivre seul avec ses chefs-d’œuvre – alors il a décidé de les donner à voir… On doit devenir fou, à force, quand on vit seul face à des œuvres chargées d’une telle intensité. Ou alors, c’est qu’on prend l’art pour de la déco. Heureux, d’une certaine manière, ceux qui sont capables de choisir un Rothko de la couleur du canapé éclairé par le bon lampadaire… Et puis s’ajoute à cette réserve – mettons, « métaphysique » –, l’argument politique que j’ai entendu toute mon enfance : pour mon père, « jeune communiste » engagé en 1938 en Espagne : l’appropriation privée de la beauté du monde était une sorte de péché. Il doit m’en rester quelque chose. Et je dois dire que me font horreur les collectionneurs qui enferment leurs œuvres dans des musées mausolées, des pyramides pharaoniques ou des coffres à Singapour…
Tout le monde a l’air d’accord pour essayer de trouver le moyen de dissuader, dans la finance, les comportements purement spéculatifs et non générateurs de valeur. Eh bien, il faudrait arriver à pénaliser ceux qui considèrent les œuvres d’art comme de purs actifs financiers dont le destin est d’être définitivement soustraits au regard du plus grand nombre.
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