Des correspondants de presse étrangers en parlaient à demi-mot, sans trop y croire.

Mais voilà.

C’est arrivé.

Un juge tunisien aux ordres d’un pouvoir devenu fou m’a condamné, au terme d’un procès à la fois stalinien, kafkaïen et orwellien, à trente-trois ans d’emprisonnement.

On a bien lu.

Trente-trois ans.

Et pour quel crime ?

N’ayant été ni convoqué ni avisé, j’en suis réduit à chercher sur Internet.

Et je trouve, pêle-mêle, ceci : « atteinte à l’équilibre alimentaire et écologique » de la Tunisie… sabotage, au profit du Maroc, de la « production de phosphate » locale… avoir « adopté l’idéologie maçonnique » et avoir travaillé, via « certaines soirées du Rotary Club », à la « normalisation avec l’entité sioniste »… être lié, tantôt à des « groupes armés islamiques », tantôt « au Mossad et au Shin Bet »…

Je suis accusé, je cite toujours, de « complot contre la sécurité extérieure de l’État », de « soutien ou encouragement à des actes armés », de « provocation de troubles et de pillages en lien avec des actes terroristes ».

Tout cela dans un pays où je n’ai pas mis les pieds depuis dix ans.

Tout cela, tout ce fatras, en association avec des hommes que je n’ai jamais rencontrés et dont je ne connaissais, jusqu’aujourd’hui, pas le nom.

La première réaction, face à ce tissu d’âneries, est de traiter la chose par le mépris.

Ou de rire du bon rire de Joseph K., aux premières pages du Procès, face aux agents venus l’arrêter.

Ou de trouver que c’est trop d’honneur fait à un intellectuel, certes engagé, mais qui n’en demandait pas tant.

Seulement je ne suis pas seul.

D’abord, il y a les derniers Juifs de Tunisie qui ne sont pas dupes de ce gros doigt pointé sur l’un des leurs et qui ont bien compris que cette dénonciation du bon vieux « complot sioniste » est une invitation à raser les murs.

Mais, surtout, je découvre que sont embarqués dans la même charrette toute une foule d’avocats, opposants, militants des droits de l’homme, anciens ministres, intellectuels : au total 42 représentants de la société civile tunisienne dont le seul crime est, aux yeux du président Saïed et des siens, d’avoir été en contact avec des diplomates étrangers – et avec moi.

Soixante-six ans de prison pour les uns.

Seulement quatorze pour les plus heureux.

Pour d’autres encore, comme moi, trente-trois.

Tout cela distribué au petit bonheur, comme des billets de Loto ou des flyers.

Sauf que ces 42-là n’ont pas la chance de vivre à l’abri, à Paris.

Ils sont en Tunisie, croupissant depuis des mois, certains depuis deux ans, dans une prison de Carthage.

Et ils n’ont eu le droit d’assister à leur propre procès qu’en vidéoconférence, depuis leur cellule où certains sont en grève de la faim.

À ces 42-là, je dois ce Bloc-notes.

À ces 42 dont la mise en cause a toute chance d’être aussi absurde que la mienne, je dois, comme je l’ai fait toute ma vie, solidarité et soutien.

Trois d’entre eux sont franco-tunisiens et sont des Boualem Sansal sans les livres.

D’autres sont vieux, malades et en train de mourir en détention, dans l’indifférence et le silence du monde.

Étant, moi, libre de ma parole, le moins que je puisse faire est d’apporter ce témoignage.

Et puis je pense à la Tunisie, ce grand petit pays qui donna, il y a quatorze ans, le signal des printemps arabes.

Je pense à cette révolution du jasmin, au parfum magnifique et insolent, qui mit en déroute un tyran.

Je pense à cette révolte douce et joyeuse, ce 1789 maghrébin et sans terreur, dont le philosophe Mehdi Belhaj Kacem écrivit alors, dans ma revue, que c’était un Mai 68 réussi.

Je pense à cet événement tunisien (car ce fut un événement, un vrai, l’un de ceux qui redessinent la carte des possibles et des espérances) dont je continue de penser qu’il a ouvert une page nouvelle dans l’histoire du monde arabo-musulman.

Je pense à Mohamed Bouazizi, le petit marchand ambulant qui, en s’immolant par le feu, alluma l’incendie des consciences.

Je pense aux femmes tunisiennes, indomptables, qui furent en première ligne des manifestations, des revendications d’égalité, du soulèvement.

Je pense à l’authentique movida, l’effervescence culturelle et intellectuelle, l’explosion de musique rap et rock, les festivals, qui ouvrirent à la Tunisie les « frontières du ciel » (titre d’un beau film de ce temps-là).

Aujourd’hui, l’espoir est en berne et l’événement est glacé.

Aujourd’hui, la poétesse et écrivaine Chaïma Issa vient de faire, comme les 42, pour cause d’offense au président, l’expérience des cachots.

Aujourd’hui Ben Ali est de retour ; il s’appelle Kaïs Saïed ; et, non content de servir de supplétif à l’internationale des dictateurs que forment Poutine, Erdogan, les ayatollahs iraniens ou l’Algérien Tebboune, il traite ses opposants comme le grotesque Père Ubu ses victimes : « Je veux des têtes, Cornegidouille ! »

Quel gâchis.

Quelle pitié.


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