Cela fait exactement quarante ans que j’ai publié L’Idéologie française, réquisitoire contre un fascisme français dont je sentais bien qu’il n’avait pas dit son dernier mot. Si j’avais un regret, un seul, ce serait d’avoir, dans ce livre de colère et de vérité, été peut-être vite en besogne dans mon jugement sur . Je lis, aujourd’hui, le vibrant Où allons-nous ? publié, en septembre 1943, à , dans les Cahiers du Témoignage chrétien clandestins et que reproduisent les éditions du Seuil. Je dévore ce court texte, ce tract, lancé, depuis la ferme de la Croix-des-Âmes, au , où l’auteur des Grands Cimetières sous la lune s’est exilé, où il vient de recevoir en chemin vers son suicide et d’où il pilonne de ses mots de feu, jour après jour, depuis cinq ans, l’obsession de la paix à tout prix, le renoncement à la liberté et la « moisissure vichyste ». Et j’y découvre un appel magnifique, contre les totalitarismes du jour et de demain, à l’insurrection des « hommes d’», à la résurrection de l’« esprit d’héroïsme » qui sommeille en chacun et à la consolidation du seul front qui vaille et qui est celui des « âmes ». Il reste bien, çà et là, au détour d’une apostrophe à « Monsieur Roosevelt », une vitupération contre la « ploutocratie » qui rappelle le ton détestable de sa période Action française. Ou, à la fin, une considération hasardeuse sur « le même chemin » parcouru « en peu d’années » par les régimes totalitaires et « en un siècle ou deux » par les démocraties libérales. Mais , qui présente cette réédition, a raison. C’en est fini de l’antisémitisme des débuts. Le vieux lion, devenu un catholique errant et conscient de son vrai lignage, pense vraiment, désormais, que chaque goutte de sang juif versé par la canaille nazie vaut plus que toute la pourpre du manteau d’un cardinal fasciste. Et on a là un bel exemple de ce journalisme transcendantal que prônait Maurice Clavel et auquel il exhorta, jusqu’aux brouillons de L’Idéologie française compris, la génération des nouveaux philosophes.

Voici un autre vieux lion. L’inverse, à bien des égards. L’un des ennemis les plus constants du jeune, et moins jeune, Bernanos, qui voyait en lui l’incarnation de ce radical à tête molle, massive et sans yeux qu’il exécrait. L’une des cibles, sinon la cible, du « vieux maître », Édouard Drumont, qui passa sa vie à le traîner dans la boue et à qui il finit, lui, en pleine affaire Dreyfus, lassé de ces attaques infâmes, par faire mordre la poussière lors d’un mémorable duel au pistolet. Je veux parler de , bien sûr. Le dreyfusard Clemenceau. Le républicain anticolonialiste, et adversaire de la peine de mort, Clemenceau. L’artisan de la victoire de 1918, ami de l’Amérique et des Anglo-Saxons, Georges Clemenceau, que la patrie reconnaissante s’empressera, comme Churchill un quart de siècle plus tard, de congédier… Je lis le roman que consacre Nathalie Saint-Cricq à ses dernières années et, en fait, à son dernier amour. Je dévore le récit, puisé aux meilleures sources, de sa fiévreuse passion pour la jeune Marguerite Baldensperger, son éditrice ultime, la femme témoin de ses dernières pensées et celle à qui il fit ce beau serment (qui donne son titre au livre) : « Je vous aiderai à vivre, vous m’aiderez à mourir. » J’y découvre la sombre beauté de ce moment où, à bout, presque mourant, les mains gantées de cuir pour empêcher sa peau de tomber en lambeaux, il trouve encore la force d’écrire un livre de réponse à Foch dont vient de paraître un testament posthume qui, reprenant une dernière fois les calomnies dont on l’a abreuvé toute sa vie, lui dénie sa part de gloire et son honneur. Et je me dis que ce jeune homme de 88 ans, cet athlète maigre et chancelant, ce champion d’une laïcité qu’il craint de voir mourir avec lui, est bien, à en croire ce talentueux mentir-vrai, un jumeau inversé ou, à tout le moins, paradoxal de l’antirépublicain de Barbacena qui passa ses dernières années, tel un forcené lui aussi, à donner l’alarme : « L’État païen est ressuscité. »

Et puis – troisième lecture de la semaine – cet étrange roman de François Meyronnis, cofondateur, avec Yannick Haenel, de la revue Ligne de risque, qui s’intitule Le Messie. On y croise, à Paris, entre Le Select et Les Deux Magots, un ermite russe qui se nourrit de miel, de lait et de son intime liberté. Mon vieil ami Bernard Lamarche-Vadel, jeune suicidé de la société du tout début des années 2000, à la recherche – pour la briser ? – de la dernière canne de Nietzsche. Le spectre d’Antonin Artaud confiant, en 1942, Vichy ayant décidé d’affamer les hôpitaux psychiatriques et d’en exterminer ainsi les pensionnaires, que c’est « en mangeant » qu’on vient à la rencontre du Dieu d’Ézéchiel. On y visite Ouman, cette ville d’Ukraine que je connais bien et où se trouve le tombeau de Nahman de Breslev, le rabbi à la parole « brûlante comme un charbon ardent » qui professait, il y a deux siècles, qu’il est interdit d’être vieux et que l’ultime souci du sage à l’agonie devrait être de veiller, comme Mallarmé, à ce qu’un rétrécissement de la glotte ne lui coupe pas prématurément le souffle. Quel rapport ? Aucun, peut-être. Sauf que c’est bien le même âge sombre, néfaste et que l’on sent, parfois, à la veille d’un nouveau déluge. C’est la même France moralement épuisée, intoxiquée par son propre fiel et qui ne semble occupée qu’à arbitrer entre ses démons. Et je rêve soudain d’une improbable rencontre entre la chevalerie chrétienne de l’un, l’héroïsme républicain de l’autre et la prophétie d’un juif qui se souviendrait qu’il n’est pas de plus haut commandement que d’étudier, de penser à neuf et de faire que la loi couvre le mauvais bruit du temps. C’est Pâques.