Bir Zeit, faubourg de Ramallah, le campus palestinien du « caillassage » de Lionel Jospin. Le débat est courtois. Sans concessions, mais sans animosité non plus. Jusqu’à Saleh Abdel Jawad, historien et politologue habituellement considéré comme plutôt « dur », qui me déclare son amitié et raconte comment, le jour du lynchage des deux soldats de Tsahal, il fut de ceux qui tentèrent de s’interposer et d’arrêter la foule en folie. Sauf que, soudain, tout se complique. Il dit, au détour d’une phrase : « le jour où Israël sera devenu un État démocratique ». Et je comprends qu’il entend par là : « le jour où les réfugiés de 1948 auront la possibilité de rentrer dans le pays ; le jour où Juifs et Palestiniens peupleront, au même titre, un État binational ; le jour où, autrement dit, Israël aura, comme tel, cessé d’exister ». Lapsus ? Aveu ? Les meilleurs des Palestiniens continueraient-ils, fût-ce sans le dire, de nourrir la nostalgie d’un monde sans Israël ?
On peut, sur l’origine de cette nouvelle vague de violence, avoir l’analyse que l’on veut. On peut estimer par exemple – et c’est mon cas – que tous ceux qui, au fil des ans, ont favorisé l’implantation de colonies juives en Cisjordanie portent une part de responsabilité dans son déclenchement. Une chose, en tout cas, est sûre. Je suis, à Ramallah encore, au nord de la ville, tout près de la colonie juive de Psagot où chaque soir, à heure fixe, et selon un rituel apparemment réglé, les Palestiniens vont à l’assaut du poste militaire israélien. Et ce que je vois, ce sont des combattants qui sont loin, c’est le moins que l’on puisse dire, des gentils lanceurs de pierres, mi-Gavroche, mi-David contre Goliath, dont les médias européens ont popularisé l’image. Il y a là des armes de poing. Des fusils d’assaut M16. Des kalachnikovs. C’est un mélange, surtout, de civils, de policiers et d’hommes cagoulés – membres soit du Tanzim, la branche armée du Fatah, soit d’autres groupes paramilitaires affiliés à des factions de l’OLP plus radicales et mises en sommeil depuis Oslo. Attente. Face-à-face. Coups de feu échangés et non moins nourris, ce jour-là, d’un côté que de l’autre. Une vraie guerre.
Un argument que je n’utiliserai plus après avoir entendu des mères palestiniennes me dire, comme toutes les mères du monde, leur folle angoisse quand, à l’heure de la sortie de l’école, elles ne voient pas rentrer leur fils : « les enfants délibérément mis en avant, sciemment transformés en boucliers humains, etc. ». Mais il n’empêche. Ces photos couleur géantes, aux carrefours de la ville, d’adolescents tombés sous les balles « sionistes »… L’image omniprésente du petit Mohamed al-Dourra dont je persiste, en revanche, à dire que c’est une balle « perdue » qui l’a tué et non le tir ciblé d’un soldat juif assassin d’enfants… Partout, oui, ce goût du martyre. Partout ce parfum, qu’on le veuille ou non, de viva la muerte. Cette phrase d’un colonel du Fatah entendue à la télévision : « prenez garde, sionistes ! nous aimons la mort plus que vous n’aimez la vie ».
Selon Yasser Abed Rabbo, ministre palestinien de la Culture et de l’Information, les négociations de Camp David auraient échoué à l’instant très précis où les Américains ont proposé un partage de souveraineté sur cette fameuse esplanade, vestige du temple de Salomon, où se trouvent aujourd’hui le dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa : « aux Arabes, le sol ; aux Israéliens, le sous-sol » ; et Arafat qui, moderne Saladin chargé du troisième lieu saint de l’islam, se serait exclamé qu’» il représentait, non pas cinq millions de Palestiniens, mais un milliard de musulmans et qu’il se devait, là, de rompre le dialogue »… L’histoire vaut ce qu’elle vaut. Mais elle illustre bien l’effroyable imbroglio noué autour de ce lieu minuscule : quelques centaines de mètres carrés, à peine la taille de la place de la Concorde – et toute la mémoire du monothéisme concentrée, comme pétrifiée et en guerre, donc, contre elle-même. Et si, envers et contre tout, passant outre le dogmatisme de tous ceux qui, aux hommes de chair et de sang, préfèrent les pierres et les bosquets sacrés, on tentait de revenir à une approche laïque de la paix ?
Une analyse qui circule chez les Palestiniens autant que chez les Israéliens. Un Arafat qui, confronté à la redoutable décision d’avoir à rendre les armes pour devenir le chef d’un petit État du tiers-monde en butte à de vulgaires problèmes de corruption, de maintien de l’ordre, d’adduction d’eau, de voirie, hésiterait une dernière fois, se cabrerait : « quoi ? enterré Abou Ammar, le chef de guerre ? fini le célèbre keffieh à damier noir et blanc volant de sommet en sommet, un jour au Caire, un autre chez Clinton ou Chirac ? et au lieu de ce noble destin de héraut de la revanche arabe, le sort, tellement moins flatteur, d’un humble bâtisseur d’État ? » Jamais les frères ennemis n’ont été, paradoxalement, plus près du compromis. Jamais l’on n’a si clairement perçu, dans les deux camps, que l’alternative à la paix ce n’est pas la guerre mais l’enfer. Mais peut-être Abou Ammar, au plus profond de lui-même, ne veut-il pas de cette paix.
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