Ainsi donc Bush et Blair ont triché. Ils ont truqué les rapports de leurs propres services secrets. Ils ont inventé l’histoire de Saddam Hussein achetant de l’uranium au Niger. Sachant déjà que ses armes de destruction massive n’existaient plus, ils ont dénaturé les faits, caché la réalité à leurs amis – ils ont forgé, de toutes pièces, la fable des missiles capables d’atteindre en quarante-cinq minutes les capitales européennes. Bref, Bush et Bliar (B. comme Blair, liar comme menteur – c’est ainsi que l’appellent, maintenant, les meilleurs quotidiens britanniques) ont produit, pour justifier leur guerre, le plus gros et, d’une certaine façon, le plus absurde des mensonges d’Etat de ces dernières années.

L’avenir dira comment ils ont, malgré les dizaines d’inspecteurs et observateurs présents sur le terrain, pu prendre ce risque insensé.

Les historiens expliqueront comment et pourquoi la première puissance mondiale a pu venir s’embourber, avec son allié, dans ce Watergate à l’échelle de la planète.

Mépris des opinions ? Arrogance ? Cynisme de spécialistes en communication persuadés qu’à l’âge du spectaculaire intégré les rapports livrés à l’ONU par de modestes inspecteurs en désarmement n’étaient pas assez « sexy » ? Concession à la vertu ? Pieux mensonge de stratèges schmittiens se faisant passer pour de doux leostraussiens et qui, au lieu de simplement dire : « voilà, nous sommes en guerre ; et nous avons besoin, dans cette guerre, d’une tête de pont, d’un cheval de Troie, d’une base », ont préféré inventer de faux prétextes sécuritaires ou moralisants ?

Le résultat, en tout cas, est là.

La mort de David Kelly, l’intégrité faite homme, qui ne disait que la vérité.

Une parole politique qui sera, dans les deux pays, pour longtemps discréditée.

Et surtout, surtout, un nouveau coup porté, sur le terrain, à la légitimité d’une guerre à laquelle nul, déjà, n’entendait plus rien : ni les Irakiens, dont on sait la fâcheuse tendance à confondre libérateurs et occupants, ni les militaires américains, qui en sont, ce mardi, à leur 39e mort et dont on imagine sans peine le désarroi quand ils apprennent que leurs états-majors se sont tout bonnement payé leur tête.

Alors, que faire à partir de là ?

Peut-on – et, d’abord, faut-il – sauver les soldats Bush et Blair de ce désastre dont l’onde de choc commence à peine de se répandre ?

Je crois, personnellement, que oui.

Je crois que nul n’a intérêt à voir ces deux grandes démocraties s’enliser dans ce qui, vu le contexte créé par la montée du terrorisme international, ne pourra être qu’un Vietnam au carré, une Somalie puissance dix.

Je crois, plus exactement, que le scénario le plus terrible serait celui d’une Maison-Blanche qui, lassée de voir ses « boys » tirés comme des lapins, pressée par son opinion publique de se désengager d’une guerre coûteuse et illisible, se contenterait de sécuriser les puits de pétrole et abandonnerait le reste, tout le reste, aux diverses factions chiites, post-baasistes, pour ne pas dire crypto-Al-Qaeda, qui se disputent déjà le pays.

Et c’est pourquoi il y a urgence, par-delà les querelles et les amertumes, par-delà les positions prises par les uns ou les autres depuis le début d’un conflit dont chacun sent bien qu’il nous concerne désormais tous, à travailler ensemble à la remultilatéralisation, à la reinternationalisation d’un après-guerre qui, sinon, aurait très vite – mais en pire ! – le même parfum d’inachèvement, de cauchemar, que la première guerre du Golfe, version Bush père.

La France a peut-être cette ressource. Les responsables français, parce qu’ils ont eu raison les premiers et qu’ils en ont tiré, sur la scène mondiale, un crédit qui ne fait rétrospectivement que grandir, peuvent, s’ils le veulent, contribuer à cette sortie de crise.

Mieux : notre pays, et à travers lui l’Europe, a, en matière de reconstruction démocratique, un savoir-faire que l’on a vu à l’œuvre, par exemple, au Kosovo et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il fait cruellement défaut à une Condoleezza Rice s’écriant, dès avant le 11 septembre : « l’armée américaine n’est pas là pour aider les enfants à traverser la rue. »

Eh bien oui, pourtant.

Rebâtir une nation, c’est prendre la main des enfants pour leur faire traverser la rue.

C’est empêcher les musées d’être pillés, les postes de police d’être brûlés, l’insécurité de régner. C’est s’atteler, en un mot, à ce dont les Américains font profession de se moquer mais qu’une force internationale, repassant par la case ONU et intégrant, aux côtés des Anglo-Saxons, des bataillons d’Européens et de non-Européens, pourrait peut-être essayer de faire.

Telle serait, sur la longue durée, la condition de la victoire sur le terrorisme.

Tel est le type d’initiative que, sans tarder, la France et l’Europe pourraient lancer.


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