NB : Ce reportage fut publié par Le Monde les 8 et 9 janvier 1998 ; puis, dans les jours suivants, par les quotidiens Corriere della sera (Italie), El Mundo (Espagne), Espressen (Suède) et Aftenposten (Norvège). Réalisé en pleine vague d’attentats islamistes et alors que les autorités algériennes refusaient la plupart des demandes de visa, ce reportage dut se faire à l’abri d’une couverture non journalistique : j’étais censé effectuer des repérages pour un futur film qui faisait effectivement partie de mes projets d’alors. La déontologie en souffrit. Pas la recherche de la vérité. Ni, d’ailleurs, le débat d’idées que ces textes alimentèrent aussitôt (voir François Gèze et Pierre Vidal-Naquet, « L’Algérie et les intellectuels français », Le Monde, 4 février 1998 ; puis ma réponse parue dans Le Monde du 12 février.
PREMIÈRE PARTIE : LE JASMIN ET LE SANG
On m’avait dit : entre l’aéroport et la ville, il faudra traverser El Harrach et Kuba, les fiefs de l’intégrisme. Et puis j’arrive à Alger. Pas de présence policière particulièrement voyante. Encore moins de militaires ou de chars. Une grande fresque, à l’entrée de l’autoroute, qui dit (humour involontaire ?) : « Bienvenue en Algérie ! » Une autre : « Amitié algéro-bosniaque ! » Des cités de HLM, partout. Un parc d’attractions désert, mais qui a l’air de fonctionner. Le Centre sportif du gouvernorat d’Alger, squatté par des petits joueurs de hand-ball. Des voitures françaises. Là où l’autoroute oblique et se met à longer la mer, presque un embouteillage. Alger-la-Blanche, à l’horizon. Le port, avec son hérissement de grues et de mâts. L’entrepôt d’une entreprise d’agroalimentaire – « Goût d’hier, Qualité d’aujourd’hui » – qui semble une cible idéale, mais où je ne vois toujours pas de déploiement de police. Très vite, bien sûr, je quitterai Alger. J’irai, dans le triangle de la mort de la Mitidja, puis dans l’Oranais, sur le terrain des récents massacres. Mais telle est, pour l’heure, l’impression. On guette une ville en état de siège. On s’attend à trouver, dès ce premier contact, les stigmates d’une horreur quotidienne. Au lieu de quoi une vie normale. Des femmes dévoilées. Des taxibus bondés. Des gens qui, comme si de rien n’était, vaquent aux affaires quotidiennes. Et, sur les vingt kilomètres qui séparent l’aéroport du centre-ville, trois barrages, mais légers, à peine filtrants, sans fouille des véhicules.
La Casbah. C’est le quartier le plus chaud d’Alger. C’est là, dans ce lacis de ruelles, que les paras de Bigeard et Massu finirent, voici quarante ans, de perdre leur sale guerre. Et c’est là que, dans cette nouvelle guerre, les islamistes ont, en pleine ville, la plupart de leurs bases arrière. Commissariat du boulevard Che-Guevara où j’obtiens, avec Gilles Hertzog, une autorisation de repérage pour un projet de documentaire. Rue Ahmed-Bouzrina, longue enfilade d’arcades blanches, où il ne faisait pas bon, il y a quelques semaines encore, s’aventurer. Rue Ousslimani où j’aperçois, signe des temps, un commerce dont l’enseigne a été fraîchement repeinte en français. Atmosphère plus tendue, rue Porteneuf, sur la droite, mais c’est peut-être à cause des façades opaques, tenues par des échafaudages ou des poutres. Animation, de nouveau, dans la rue Ahmed-Hamouda, avec sa douche populaire, son « Ecole de l’Affection », son petit marchand de dragées ou le magasin de tissus Cléopâtre. La mosquée Farès. L’hôtel Kherrata, en face, où les hommes d’escorte semblent soudain nerveux, visages tendus, fusils-mitrailleurs pointés vers les balcons, deux tireurs courant se poster des deux côtés du carrefour. D’autres venelles encore, des escaliers, un enchevêtrement de maisons qu’il faut traverser au pas de charge. Et puis la descente, enfin, par le marché de Chartres, où nous croisons un mariage : convoi de sept ou huit voitures, certaines très cabossées, d’autres repeintes en couleur kaki camouflé, deux camionnettes neuves, bourrées d’enfants rieurs qui, dans un vacarme de klaxons, passent à travers les étals de fruits, de viandes et de piment séché. Je ne prétends pas, en une heure, me faire une idée de la situation dans la Casbah. Mais des impressions. Des bribes d’information. L’absence, par exemple, de graffitis islamistes. L’extrême discrétion, à l’inverse, comme sur la route de l’aéroport, du quadrillage militaro-policier. Ce vieux quartier coupe-gorge, qui passe pour un repaire des GIA, on ne le sent pas sous contrôle ; on n’y voit pas, à l’œil nu, la trace de la guerre ; on passe à l’endroit où un escadron de gendarmes coincera, le surlendemain, Moh le Blond, l’adjoint d’Othmane Khelifi, dit Flicha, l’émir de la Casbah. Or rien sinon peut-être, à la réflexion, la très légère nervosité de l’escorte au moment de s’engager dans la rue Bénachère ne permet de le deviner. Bizarre…
Huit jours plus tard. Nous sommes, entre-temps, allés dans l’Algérie profonde. Mais nous voici chez Cherif Rahmani, ministre-gouverneur d’Alger, en son palais néo-mauresque construit au début du siècle, sur le bassin de l’Amirauté, par le préfet Lasserre. L’homme est ouvert. Brillant. Il est typique, me semble-t-il, de la nouvelle génération de quadras qui arrivent aux affaires et poussent vers la sortie les caciques discrédités du FLN. Il dit : « le terrorisme est en voie d’élimination dans la Casbah ». Je lui réponds : « retournons-y, dans ce cas ! Si la Casbah est si sûre, pourquoi ne pas la descendre avec nous ? » Le gouverneur hésite. S’informe. Se fait dire que, l’essentiel des forces de gendarmerie étant occupé à passer au peigne fin la prison d’El Harrach, nous n’aurons pour compagnons d’équipée que ses gardes du corps habituels. Mais bon. Il me prend au mot. Et c’est ainsi que je vais parcourir, à nouveau, la ville interdite mais depuis sa partie haute cette fois, et accompagné d’un édile dont j’apprendrai, par la suite, que ce n’est pas, loin s’en faut ! la promenade la plus quotidienne… Stupeur des habitants, le voyant s’arrêter boire un café au Hadj Moussa, rue Barberousse. Clameur des gamins, sur leur terrain de foot improvisé au milieu des ruines d’un immeuble : « Mouloudia ! Mouloudia ! » Ça veut dire « chiffonnier », m’explique-t-il. « Club des chiffonniers, c’est le nom de notre Paris-Saint-Germain ; ils savent que, moi aussi, j’ai joué au foot dans ma jeunesse ; alors, vous voyez, c’est pour ça qu’ils m’appellent chiffonnier… »
Habitants de la rue N’Fissa qui se plaignent auprès du ministre-gouverneur des ordures qu’on ne ramasse plus. Épicier de la rue Bourahia, aux prises avec une ménagère qui rouspète contre la hausse du prix de l’huile et qui, le reconnaissant, le prend à témoin. Le carrefour M’Hamed Cherif où une petite foule nous entoure, méfiante, mais pas vraiment hostile. La rue de la Porte-Neuve, puis l’ex-rue des Abderames, où nous prenons le temps de visiter, dix mètres sous terre, la reconstitution de la cave d’Ali la Pointe, détruite à l’explosif, au soir du 8 octobre 1957, par les paras français. Si les terroristes d’aujourd’hui disposent de caches semblables ? Bien sûr ! Si ce sont les mêmes caches que celles de la guerre d’Algérie, réinvesties par les islamistes ? Souvent ! Je ne suis pas complètement dupe, là non plus, de ce moment de parler vrai. Je n’exclus pas d’avoir été le témoin ou la cible d’une opération de séduction comme en font tous les vrais politiques. Mais enfin : qu’une telle opération soit possible à Alger, que le Chirac ou le Tiberi local puisse se déplacer ainsi dans les quartiers les plus chauds de sa ville, n’est-ce pas, de toute façon, un signe ?
Les policiers. Être journaliste ou assimilé interdit, en principe, en Algérie, de faire un pas sans escorte. C’est un vrai détachement pour les déplacements jugés à haut risque, comme, justement, dans la Casbah. C’est, pour sortir d’Alger, deux ou, selon le danger présumé, trois grosses Toyotas de gendarmerie accompagnées d’une voiture de police banalisée. Et c’est, dans tous les cas, sur le terrain comme dans la capitale, un chauffeur dans votre voiture, deux gardes du corps dans une voiture suiveuse et un second chauffeur, encore, pour cette deuxième voiture – l’équipe communiquant constamment, par talkies-walkies, avec un mystérieux central et ayant pour rôle, officiellement de vous protéger, à l’occasion de vous surprotéger, sans compter cette autre tâche, plus cocasse, qui consiste à vous fourguer le discours de circonstance sur un terrorisme résiduel dontles-médias-font-trop-de-cas-et-qui-n’est-plus-l’émanationque-de-gangsters-sans-intérêt. J’aurai, en dix jours, tout loisir de sympathiser avec mes quatre permanents. J’aurai le temps de leur faire admettre, par exemple, que le plus abject des tueurs islamistes a droit, aussi, à un procès et à un traitement convenable dans les prisons. Je parviendrai même à leur faire entendre que leur façon de conduire dans les villes, leur habitude de brûler les feux, rouler sur les trottoirs, terroriser les passants, les éclabousser quand il a plu, leur manière, pour remplacer le gyrophare, de sortir par la vitre le canon de leur arme ou leurs talkies-walkies, bref leur goût du rodéo urbain, sont à la fois très odieux, très dangereux et, surtout, très inutiles. Sur le point de la violence politique, en revanche, rien ne les ébranlera. Ni la recrudescence des tueries dans les campagnes ni leur escalade dans la sauvagerie. Le terrorisme ? Oh ! il n’y a pas de terroristes en Algérie ; juste des petits voyous ; Alger c’est comme Paris ! comme Naples ; on a, nous aussi, nos petits voyous ; d’ailleurs, regardez l’autre lieutenant de Flicha, le maître de la Casbah : est-ce qu’on ne l’a pas surnommé Napoli ? ah ah ah…
Autre signe des temps (et du passage des générations) : du commandant Azzedine, héros de la guerre de libération, les anges gardiens ne connaissent apparemment pas l’existence. Mais ils semblent impressionnés, en revanche, que, guerre de libération ou pas, on puisse me fixer rendez-vous à l’élégantissime Club des Pins, l’ex-domaine Borgeaud du temps des Français, devenu un quartier protégé où logent, à vingt kilomètres à l’ouest d’Alger, dans un complexe de luxe en bord de mer, les privilégiés du régime. Il est huit heures du soir. Les talkies-walkies grésillent. Je sens que ça parlemente sec du côté des « sphères invisibles ». Et nous voilà partis vers cette Réserve, roulant à vive allure sur une autoroute qui devait être, avant les événements, une sorte de boulevard des plages et où nous ne croisons que deux voitures, zigzaguant l’une après l’autre comme si les conducteurs étaient ivres. La route déserte… Des caroubiers et des eucalyptus coupés… Un gros convoi militaire dépassé à la sortie d’Alger… Cet autre convoi, arrêté celui-là, à l’embranchement de la route de Cheraga : j’ai le temps d’apercevoir une dizaine de camions bâchés, trois ou quatre bulldozers et, sur la droite, la masse sombre d’une forêt où je déduis que se prépare une opération de ratissage… Le Club lui-même, avec son atmosphère de camp retranché, les herses de ses barrages militaires, son haut mur d’enceinte ocre, ses barbelés, ses réverbères qui, comme sur l’autoroute, et à croire que la lumière est devenue, en tant que telle, un des vrais enjeux de cette guerre de l’ombre, éclairent comme en plein jour… Le Club encore… Sa plage sous haute surveillance… Son Palais des Nations, avec ses dizaines de hampes vides qui virent, en d’autres temps, défiler Arafat, Habache, les leaders des Panthères noires, Fidel Castro… Cela peut paraître absurde, mais c’est là, face à tout cela, que, deux jours après mon arrivée, j’ai senti pour la première fois la présence physique du terrorisme… Le commandant Azzedine habite une des deux cents villas italiennes, jolie mais modeste, qui ne me semble ni aussi grande que celle du ministre Chawki, ni aussi bien située que, un peu plus loin, la villa à étage du cheikh Nahnah, le leader du parti islamiste modéré associé au gouvernement. Il nous reçoit chez lui. Puis dans un restaurant de poissons, sur la plage, où nous rejoignent un grand journaliste algérois, Tayeb Belghiche, puis Miloud Brahimi, avocat étiqueté éradicateur, mais qui met son point d’honneur, dans son métier, à défendre des islamistes. Il n’a pas beaucoup changé, Azzedine, depuis notre dernière rencontre, il y a huit ans, quand j’étais venu l’interviewer sur ses relations avec Franz Fanon. Toujours la même tête, terrible et cabossée, de baroudeur vieilli. Toujours la même véhémence. Les mêmes colères feintes. La même façon de scander le propos en tapant du poing sur la table et en roulant des yeux furieux. C’est un Alexandre Sanguinetti version libération de l’Algérie. C’est un de ces briscards mal récompensés qu’ont toujours produits les grands compagnonnages politiques. Vous voulez savoir ce qui se passe à Alger, tonne-t-il ? Les barbus ont pris le pouvoir. Si, si, ne faites pas cette mine étonnée. Ils l’ont pris le plus légalement du monde puisque Zeroual a donné six portefeuilles, ou même sept, au Hamas de Monsieur Nahnah, mon voisin. Et comme je lui demande si le recyclage des islamistes les plus modérés n’est pas inévitable – de Gaulle lui-même, après la guerre, n’a-t-il pas pardonné aux vichystes ? – il prend à témoin Brahimi : « il n’y a pas d’islamistes modérés ; dis-le-lui, Miloud, que la seule différence entre les “durs” et les “modérés” c’est que les uns veulent nous manger en méchoui et que les autres nous préfèrent en tajine ». Puis, cherchant l’assentiment de Belghiche : « quant à de Gaulle, attention ! il a attendu que les pétainistes soient vaincus ; alors que, là, c’est le contraire : on pactise avec les mentors politiques des barbus alors qu’ils continuent de découper en tranches les bébés des douars isolés. » Il est une heure du matin quand nous nous séparons. Retour par la même autoroute. Nos deux voitures plus une troisième, venue en renfort, roulent l’une derrière l’autre, en quinconce, à 160 à l’heure. Le convoi militaire a disparu. Mais nous passons près de l’endroit où, quelques nuits plus tard, aura lieu le massacre de Baïnem – onze hommes, femmes et enfants morts, les tripes des éventrés pendues, en guirlandes, aux branches et aux poutres des maisons…
Un islamiste modéré ? Le hasard m’en fait rencontrer un, le lendemain matin, toujours à Alger. Il est tôt. Je suis sorti de l’hôtel sans prévenir les anges gardiens – première infraction à la règle ! Je suis redescendu, place des Martyrs, jusqu’à une échoppe, toute noire, où l’on vend, en plein Alger, des appels au jihad, des récits héroïques de la guerre d’Afghanistan, une biographie autorisée d’Ali Belhadj, le chef emprisonné des islamistes. Et je me trouve devant la mosquée Djamâ el Kebir, rôdant, hésitant à entrer, observant la foule des fidèles qui se hâtent pour la prière (regards de connivence ; nouvelles du matin ; petits rires ; embrassades ; mélange, qui me surprend un peu, de vieux en djellabas et de jeunes chaussés d’Adidas…). Je suis là, donc, quand un type, bizarre, très agité, s’approche : « qu’est-ce que tu fais là ? c’est la place des musulmans ! les étrangers n’ont rien à faire ici ». Puis, sans transition : « tu as de l’argent français ? Viens, on va manger du poisson ; tu verras, c’est l’ami de ma sœur ! » Et me voilà donc attablé, de bon matin, devant une assiette de poisson trop frit dans une gargote de la pêcherie, à écouter l’édifiant récit de la conversion à l’islamisme modéré de Saïd et de sa famille. « Mon père était kabyle, dit-il. Il est venu s’établir près d’Alger, après 62. Mais la Cité était pauvre. Il n’y avait de travail pour personne. Sauf pour un moudjahid, ancien de la guerre d’indépendance, qui, quand j’étais gamin, avait installé dans son garage un business illégal de bicyclettes. C’est pas normal, ça, tu comprends. C’est le désespoir de voir ça, pour un jeune. Alors, quand les barbus sont venus, quand ils ont dit, à la mosquée, qu’ils allaient supprimer la corruption, on les a tous suivis. » J’essaie de lui parler des massacres : « c’est pas le Coran, ça, mon ami ; c’est une offense au Coran ». Je lui demande s’il n’est pas embêté par ces barbus qui se mêlent de la vie des gens, les empêchent de jouer aux cartes et aux dominos : « c’est vrai, ça, bien sûr ; mais regarde les cigarettes ; ils m’interdisent de fumer, d’accord ; mais il y a, en bas de chez moi, un flic qui, presque chaque matin, renverse la planche à cigarettes de mon cousin ; alors ? tu vois une différence ? »
Sur le type d’emprise que continue d’exercer, malgré ses revers, la terreur islamiste dans les quartiers, un autre témoignage. L’homme s’appelle Boubker. Il est chauffeur, chargé des personnalités invitées, au siège de la Sonatrach. Personne, m’explique-t-il, ne le savait dans son quartier. Personne, depuis des années, ne s’était jamais douté que ce jeune qui, chaque soir, réintègre sa maison de la Casbah en jean et perfecto a une double vie et porte, dans la journée, le costume et la cravate de l’employé modèle d’une entreprise d’Etat. Or voici que, le mois dernier, un grand invité saoudien se met en tête d’aller se recueillir à la vieille mosquée et lui demande de l’y conduire. Il arrête la Mercedes le long du front de mer, à quelques rues de chez lui. Il baisse son pare-soleil, met ses lunettes noires et sa main sur son visage. Il prie, oh ! oui, il prie qu’il ne se trouve pas un voisin pour le voir là, dans son uniforme d’agent du pouvoir et, donc, de traître à l’islamisme. Mais le temps passe. Le Saoudien s’éternise. La foule, autour de lui, se fait plus dense. Et ce qu’il redoutait tant, et depuis si longtemps, arrive : un type rôde autour de la voiture, le dévisage, s’éloigne, revient, le dévisage encore, parle à un autre type, s’en va. Depuis, il n’en dort plus. Il ne rentre, d’ailleurs, même plus chez lui pour dormir. Non que son quartier soit spécialement favorable à l’AIS ou au GIA. Il est juste hostile à tout ce qui, de près ou de loin, symbolise le pouvoir algérien. L’alternative est claire : ou bien je l’aide à obtenir un visa pour la France ou bien il est un homme mort, on le retrouvera, un matin, égorgé en bas de son immeuble…
AIS… GIA… Ce sont, sur le papier, les deux grandes organisations qui se disputent la mouvance islamiste. Les premiers, dissidents du FIS, auraient été plutôt partisans, avant la trêve d’octobre dernier, d’attentats ciblés, visant les intellectuels ou les fonctionnaires et, quand ils faisaient un faux barrage, auraient pris soin d’épargner la vie des paysans détroussés. Les seconds, bien plus sauvages, seraient à l’origine des grands massacres aveugles de ces derniers mois, ils ne feraient aucune différence entre les catégories d’impies et ils estimeraient que verser le sang, n’importe quel sang, est le plus sûr moyen de se rapprocher de Dieu. La réalité ? Plus complexe. Et, surtout, plus indécise. J’en aurai la confirmation, bientôt, quand je sortirai d’Alger. Mais j’ai déjà, sous les yeux, un paquet de tracts, en arabe, saisis dans une casemate terroriste de la Mitidja et retrouvés par une journaliste d’un quotidien privé. Ce sont des fatwas. Ce sont, paraphés par l’émir local, des petits textes annonçant, là, une expédition punitive contre une famille, ici la condamnation à mort d’un camionneur de Bab-el-Oued. L’information est claire : non seulement l’étrange besoin, chez ces barbares définitifs, d’une justification religieuse de leurs forfaits, mais aussi le fait que cette justification change de nature et de niveau – elle émanait, au départ, des grands émirs nationaux ; elle semble se suffire, désormais, de l’autorité d’un émir local, chef de bande auto-investi… Miniaturisation des fatwas. Pullulement des commandements. Et donc, en parallèle, prolifération de groupes, déconnectés les uns des autres, sans commandement stratégique unifié : des dizaines, peut-être des centaines, de foyers de micro-pouvoir et d’extermination de civils.
Récit de Hand. Un matin, en se rendant à son bureau, un de ses amis est enlevé par trois hommes encagoulés. On l’enferme dans une cave d’une cité des Eucalyptus, base arrière de nombreux groupes armés, dans la grande banlieue d’Alger. On le fait attendre, là, huit jours, sans manger, presque sans boire, et, au bout de ces huit jours, le plus vieux de la bande dit aux deux autres : « laissez-moi me rapprocher de Dieu en le tuant de ma propre main ». Et à lui : « comment veux-tu mourir, chien ? de quelle façon veux-tu être tué ? » A quoi le chien, épuisé, ne sachant plus trop ce qu’il dit, s’entend répondre : « je respecte la volonté du Seigneur, mais toi va te faire foutre ! » Providentiel propos qui fait bondir le vieux : « attention, frères ! il a dit qu’il respectait Sa volonté ! c’est peut-être un craignant-Dieu ! » Et comme il faut, en islam, un minimum de trois témoins pour attester de l’impiété d’un mauvais musulman et qu’il n’en a que deux sous la main, le groupe rentre à Alger, interroge discrètement le voisinage, fiche sens dessus dessous l’appartement, bref se met en quête de preuves susceptibles de remédier à la carence du témoignage et, ne les trouvant pas, finit par libérer son prisonnier. Cette histoire, je ne sais trop comment l’interpréter. Incohérence ? Peut-être. Formalisme maniaque ? Sans doute. Religiosité persistante des petits terroristes de base ? Admettons (encore que la tendance générale soit plutôt celle d’une évolution mafieuse : ne dit-on pas de Flicha, par exemple, qu’il ne porte ni barbe ni kamis, la robe blanche des islamistes ? n’a-t-il pas commencé sa carrière comme voleur à la tire, puis trafiquant de hasch, rejoignant les GIA, début 1994, après qu’il eut assassiné un officier des stupéfiants ?). Non. Ce que cette histoire dit c’est, d’abord, cette souveraineté du microgroupe condamné, dans la comédie comme dans l’horreur, dans le rocambolesque comme dans le tragique, à improviser ses normes et ses conduites.
Récit de Nadia. Elle a vingt ans. Jamais, encore, elle n’a pu raconter cette histoire. Trop peur d’eux, me dit la journaliste algérienne qui l’accompagne… Trop peur qu’ils ne reviennent… Trop peur, aussi, de ne pas être crue, d’être moquée, mal jugée… Trop peur, au fond, du regard des autres : n’a-t-elle pas mis un mois, oui, un mois, après sa fuite, à retrouver ce qui lui restait de famille et à oser se présenter aux siens sans craindre d’être devenue le déshonneur de la tribu ? Elle a vingt ans donc. Elle parle lentement, très doucement, comme si elle craignait de se tromper de mots. Ça s’est passé il y a six mois, dit-elle. Elle connaissait leur chef. Elle ne peut pas dire qui c’était, mais elle le connaissait puisque c’était un garçon du village et qu’elle le côtoyait depuis l’enfance. Ils ont commencé, sous ses yeux, par violer sa mère, puis l’égorger. Ils ont émasculé l’un de ses frères, puis l’ont éviscéré. Ils ont, toujours en sa présence, décapité son père à la hache après qu’il eut, dans un souffle, consenti au chef du groupe un mariage de jouissance avec elle. Et, ensuite… Oh ! ensuite… Pourquoi lui ont-ils fait ça ? Pourquoi ne l’ont-ils pas, elle aussi, assassinée ? Mariée au chef, les deux premières nuits… Mariée par le chef, ensuite, à deux de ses complices. Puis, quand les lieutenants se sont lassés, eux aussi, de ce mariage de jouissance, esclave ménagère du groupe, vouée aux travaux domestiques les plus ingrats : « tu es notre “thanima”, lui disaient-ils; tu es notre butin, tu es à notre service ». Jusqu’au jour où, découvrant qu’elle était enceinte, ils ont décrété qu’elle n’était même plus bonne à les servir. Ils l’auraient tuée, dit-elle, ils l’auraient piétinée pour lui faire sortir du ventre son pauvre fœtus, s’il n’y avait eu une alerte cette nuit-là et si, à la faveur de la confusion, elle n’avait réussi à s’enfuir. Elle insiste sur ces mariages de jouissance. Chaque nuit, elle réentend la voix de l’assassin : « est-ce que tu consens, père indigne, à me donner ta fille, etc. ». Puis : « Zamadjl moutaa, je consens, moi, votre émir, à vous donner, à mon tour, cette fille que son père m’a donnée ». Qu’est-ce qui, pour l’observateur, indigne le plus : le formalisme odieux de ces crimes ou bien, une fois encore, la toute-puissance d’un psychopathe, autoproclamé émir, qui ne répond plus devant personne de ses actes monstrueux ?
Le recrutement de ces groupes. Une théorie court la ville. C’est celle, notamment, d’Abla Cherif, l’une des plumes les plus en vue et les plus menacées de la presse privée. L’enrôlement, d’après elle, vise quatre types de population et se fait selon quatre types de scénario. Les demandeurs de visa, repérés dans les queues, à la porte des consulats : on leur promet le précieux document ; parfois, on le leur obtient ; et on recrute, ainsi, pour l’antenne du groupe à l’étranger. Les désœuvrés, chômeurs et autres cas sociaux : on les approche au nom d’une association caritative ; on les entoure ; on les écoute ; on se rend, petit à petit, sympathique, puis indispensable ; jusqu’au jour où on leur explique que c’est le pouvoir qui, en sous-main, commandite les massacres et où, pour le leur prouver, on les conduit jusqu’à l’émir ; ils sont photographiés ce jour-là, compromis, presque complices. Les vendeurs à la sauvette, troisièmement, et autres petits métiers : on repère celui que le flic du coin persécute le plus volontiers ; on attend qu’il lui ait renversé sa table pour lui offrir de quoi la remplacer ; le jeune est prisonnier, là encore ; il est l’obligé du réseau ; pour peu qu’on le conduise, lui aussi, jusqu’à l’émir et pour peu qu’on le fasse, comme par hasard, à bord d’une voiture volée, ou repérée, ou qui a servi à une opération, il est définitivement piégé. Et puis le trabendiste enfin qui tient le mur et qui, depuis son mur, est le témoin oculaire d’un attentat : la police forcément l’interroge ; le recruteur, perdu dans la foule des badauds, constate, forcément aussi, qu’on l’interroge ; le lendemain, il revient : « les frères savent que tu as vu ; ils savent aussi que tu as dit aux flics ce que tu as vu ; et si tu avais tout vu ? et si tu nous avais reconnus ? une seule solution pour prouver ta bonne foi – rencontrer l’émir à nouveau, porter un pli, rendre un service… » Le discours de la secte allié à celui de la mafia. La logique du grand banditisme, en renfort de celle de la foi. C’est la force des terroristes, c’est peut-être, déjà, leur défaite.
Je quitte Alger sur cette impression. La terreur peut encore frapper. La menace est partout présente. Le risque existe, à tout moment, d’une voiture piégée dans un marché, à la gare routière, à la Grande Poste ou aux portes d’un stade. Mais, face à une population qui, de son côté, avec un sang-froid exemplaire, reprend possession de la rue, les groupes ont, néanmoins, perdu la bataille des centres urbains. Cap, donc, sur la Mitidja, puis sur l’Ouest algérien, où la partie, en revanche, ne fait que commencer.
DEUXIÈME PARTIE : LA LOI DES MASSACRES
La route vers Larbaâ est belle. Elle respire la prospérité. Ce ne sont, à partir d’Oued Slama, la place forte du GIA reprise au canon, il y a trois mois, que vergers d’orangers, vignes, habitats cossus, champs d’orge et de blé, paysage classique de la Mitidja. On passe une usine en construction. On croise des petits marchands de mandarines ou de cigarettes. A l’entrée même de la ville, puis sur l’avenue principale, les terrasses des cafés sont pleines ; le bijoutier est ouvert et travaille ; les vieux, sur le trottoir, se chauffent au soleil de décembre ; les gamins jouent au baby-foot. Bref, sans la multiplication des panneaux « Ralentir ! » et « Halte police ! », sans l’automitrailleuse garée devant la sous-préfecture, sans les sacs de sable sur le toit de deux villas face aux montagnes, rien ne laisserait soupçonner qu’on entre dans une ville qui vient d’être, deux jours plus tôt, le théâtre d’un massacre. Il faut attendre d’être à Djiboulo, le quartier touché, pour prendre la mesure de la situation : à droite, un pâté d’immeubles des années 60, construits dans un terrain vague où paissent des moutons ; à gauche, trente mètres après l’oued, le groupe de maisons basses, ni ville ni campagne, où le carnage s’est déroulé.
Sur le scénario même de l’attaque, les témoignages concordent. Des éclaireurs, peut-être des hommes déguisés en femmes, sont venus la veille, ou le jour même, repérer discrètement les lieux. Un second groupe, au début de la soirée, a miné les principaux accès. Un troisième s’est posté, à l’entrée des vergers, en couverture. Et c’est un peu avant minuit qu’une quatrième équipe a fait sauter le transformateur, plongeant le quartier dans le noir, coupant les sirènes des immeubles, et qu’un dernier groupe, précédé d’un tracteur à remorque où seront entassés les fruits du pillage des maisons dévastées, a fondu sur le quartier martyr. A-t-il tenté, d’abord, de s’en prendre aux immeubles, à droite de l’oued ? Certains témoins me l’affirment, ajoutant que les habitants se sont aussitôt réfugiés sur les toits, bombardant les assaillants à coups de pierres et de parpaings. La plupart, cependant, insistent sur l’extrême précision de l’assaut : une maison, puis une autre, et un homme qui, dans l’obscurité, une lampe-torche à la main, enfonce chaque fois la porte, cherche les femmes, appelle les hommes par leur nom et les tue.
J’entre dans l’une de ces maisons, ruine calcinée, où ne restent qu’une machine à coudre, un paquet de vêtements d’enfant, une mèche de cheveux noirs, sans doute des cheveux de femme, qu’un jeune garçon ramasse, qu’il me tend, mais dont je ne sais que faire et que je coince, bêtement, entre deux bouts de mur brûlé. J’entre dans une seconde maison, celle de la famille Cherif, complètement incendiée elle aussi : des huit belles pièces, serrées autour du patio, qui faisaient l’orgueil de la famille, il ne reste que la cabane à outils où Mouloud, le survivant, s’est caché. « N’aie pas peur, on est des frères, lui a lancé l’homme aux cheveux longs, très sale, halouf, on aurait dit un sanglier qui pillait les réserves de semoule. N’aie pas peur, attends-moi, je reviens ! » Il n’a pas attendu, bien sûr. Il a couru se cacher sous un établi. Et c’est de là qu’il a vu l’homme poursuivre son père, l’insulter, le traîner jusqu’au seuil de la maison et le décapiter là, à la hache, à quelques mètres de lui…
La logique de cet acharnement ? Les raisons de ces crimes dont tout indique, encore une fois, qu’ils étaient parfaitement ciblés ? Je n’ose poser directement la question. Mais j’apprends, au fil de la journée, que Larbaâ fut, en 1991, l’un des bastions du FIS. J’apprends que ce fut même, dès les années 80, le berceau du bouyalisme, cet ancêtre de l’islamisme terroriste d’aujourd’hui. Je découvre encore – mais plus tard, à Alger, car, de ce secret-là, personne, sur place, ne souffle mot – qu’il y a déjà eu, à Larbaâ, l’été 1997, le 28, puis le 31 juillet, deux massacres terrifiants. Et je m’aperçois surtout que les habitants de ce petit quartier, le plus exposé de tous parce que le plus proche des montagnes et, aussi, le plus démuni, ont refusé, en octobre, les armes qu’on leur proposait. Dans quel contexte leur furent-elles proposées ? En échange de quoi ? Et par quelle aberration l’Etat, fort du principe selon lequel une ville qui a connu trois massacres en connaîtra vraisemblablement un quatrième, n’a-t-il toujours pas placé autour de Larbaâ un périmètre de sécurité ? Mystère. Mais le fait est qu’il y a là des hommes qui, au moment même où leurs voisins, de l’autre côté de l’oued, blindaient leurs portes, installaient des sirènes et des projecteurs, entassaient sur leurs terrasses des projectiles de toute espèce, se sont sentis suffisamment sûrs d’eux ou, au contraire, déjà trop menacés pour songer à se protéger. Ils nous ont eus, a dit, dans un souffle, pleurant sur l’épaule d’un jeune officier bouleversé, le survivant de la famille Cherif… Ils nous ont eus… Le mot est terrible. Mais il est, également, troublant. Comme s’il y avait eu, avec ce « ils », on ne sait quel pacte secret, rompu cette nuit-là, ou avant…
Il y a une route directe de Larbaâ à Bentalha. Mais elle est impraticable, me disent les militaires. Puis, comme j’essaie d’en savoir plus : « elle coupe une forêt, il peut y avoir des embuscades, elle est donc impraticable ». Aussi prenons-nous l’autre route, celle qui retraverse Baraki, mais permet de voir, du coup, les deux postes militaires qui, cette fameuse nuit du 23 septembre, malgré les hurlements, les feux, le bruit des pauvres casseroles sur lesquelles tapaient les femmes, ne sont pas intervenus. C’est, à la sortie de Baraki, en plein champ, sur la droite, cerné d’un haut mur que l’on repeignait en blanc le jour de notre passage, un centre de transmission où se concentre l’essentiel des installations radio de la première région militaire d’Alger et où je ne suis même pas certain (je n’ai pas pu y pénétrer) que stationnent des unités combattantes – autrement dit un point stratégique mais statique. C’est ensuite, dans Bentalha, à un kilomètre et demi du lieu du massacre, un cantonnement de police tenu par trente gardes municipaux reconnaissables à leur uniforme bleu marine et en aucune façon préparés à une intervention militaire lourde – autrement dit, un poste avancé mais modeste. Ceci n’excuse pas cela. Et j’ai beau jeu de dire à l’officier qui m’accompagne : « le rôle d’un soldat est, quoi qu’il arrive, de protéger ses populations civiles ». Mais il a beau jeu, lui, de me faire observer qu’il y a loin entre ces deux postes et les casernes décrites par les médias européens…
J’entre dans Bentalha. J’entre, plus exactement, dans la partie de Bentalha qui, à l’ouest, en bordure des vergers, a été la cible de l’attaque. Maisons vides. Paysage désolé. Pas de linge aux fenêtres. Pas un véhicule dans les rues, à l’exception d’un tracteur qui transporte un pylône électrique vers l’immeuble, en bordure des vergers, où les militaires ont installé un QG de campagne. Une odeur, surtout, de cendre froide qui, trois mois après, est toujours là, soudaine, saisissante – à peine a-t-on passé la rue, puis le câble tendu où flottent des fanions dérisoires aux couleurs de l’Algérie, que l’odeur vous étreint, telle une invisible frontière de la mort. Et pourtant, je compte : quand on évoque, en France, ces grands massacres, on voit des quartiers dévastés, des villages entiers rasés, on imagine, en somme, autant d’Oradour algériens, alors qu’il a suffi de sept maisons, peut-être huit, le reste de l’agglomération demeurant intact, pour atteindre ce sommet de l’horreur. Structure des familles, bien sûr. Spécificité démographique du pays. Grand nombre, dans chaque foyer, des enfants, ascendants, collatéraux. Mais aussi, cela saute aux yeux, énigme d’une férocité ciblée et d’autant plus insoutenable qu’elle ne frappe, justement, pas à l’aveugle : on extermine des familles, pas des villages ; on vise la fratrie, le genos, pas le bourg ; et c’est parce qu’elle s’en prend au genos que cette inhumanité est, à la lettre, génocidaire…
Je m’approche des maisons détruites de Bentalha. Je regarde ces demeures de briques, construites sur deux ou trois étages. Je pense à ceux qui n’ont pu construire que le garage mais qui, en le louant, espéraient financer le reste. On sent une commune riche. On sent des familles aisées. On sent les bons et beaux terrains, peut-être la bataille pour les permis de construire. Et l’on n’a pas de mal, là non plus, à imaginer le jeu tragique du clientélisme, puis de la vendetta. Contraindre, en visant quelques familles, un quartier entier à se vider ? Peut-être. Mais également ceci, plus vraisemblable : des familles liées au FIS et bénéficiaires de ses largesses au temps où, de 1988 à 1991, il régnait sans partage sur la commune et puis, un beau matin, le chef de famille qui en a assez de payer la dîme, ou qui se rend compte que le vent tourne et que son allégeance devient risquée, ou encore qui donne à l’AIS alors qu’il faudrait donner au GIA, ou l’inverse… Je tiens la théorie de G., l’un des survivants du massacre qui a choisi de rester chez lui et de former, avec d’autres vétérans de la guerre de libération, un groupe de « Patriotes ». Je la tiens aussi d’une analyse du cas Nassera, cette islamiste qui, la veille des événements, est revenue dans son quartier pour désigner les maisons à raser et qui, pendant le massacre, dépouillait de leurs bijoux les femmes assassinées : parente de l’émir de Baraki, lui-même compromis, selon certains témoignages, dans d’obscures affaires de pots-de-vin et de corruption municipale, elle semble être le prototype de ce terrorisme mafieux…
Je tente de refaire, à Bentalha, l’itinéraire, cette nuit-là, des assassins. Le trou à l’explosif dans le mur de la maison des Zafar. La terrasse où la famille s’est réfugiée. L’échelle métallique qu’il a fallu grimper pour atteindre, plus haut encore, la terrasse de la maison voisine. Les petits souliers des trois enfants qui n’ont pas pu monter et qui, rattrapés, ont été égorgés là. La chambre du fils asthmatique qui n’a pas su monter non plus : « j’étouffe, il criait, j’étouffe ! » et il a bien fallu l’exécuter là, dans son lit, à coups de bêche. Et puis la deuxième terrasse enfin, celle de l’autre famille, mais non, c’était la même, c’était une seule et grande famille, divisée en deux maisons, mais rassemblée là, pour mourir, sur cette dalle de béton, la grande plaque vert foncé de sang qui a tourné ; les trente-six corps démembrés, jetés par-dessus le parapet ; les gouttes sombres dans l’escalier – c’est le sang du vieux qui s’est cabré et à qui l’on assénait des coups de hache pour le pousser vers le reste du troupeau ; c’était la plus belle terrasse de Bentalha ; c’était le meilleur point de vue du quartier, celui d’où, par temps clair, on pouvait apercevoir Alger ; et voilà ; ce sera, à jamais, ce lieu de cauchemar absolu. Les hommes, comme des bêtes en grand nombre. La maison, comme un abattoir.
Lieu de massacre, encore : Raïs. Toujours la Mitidja. Toujours le même triangle de la mort. Tout cela est finalement très proche. Quinze kilomètres, à peine, de Larbaâ. Dix de Bentalha. Une sorte de grande banlieue d’Alger qui a longtemps servi, d’ailleurs, de base arrière aux terroristes. Et, le 29 août, un jeudi soir, veille du jour de la prière, les haloufs arrivent, certains à pied, d’autres en camion, armés de haches, de sabres, mais aussi de fusils à canon scié, de carabines, de canettes de soda transformées en cocktails Molotov : les chefs sont habillés à l’afghane, avec la tunique et le pantalon bouffant des anciens moudjahidin ; ils sont accompagnés, comme d’habitude, de femmes qui leur désignent les maisons maudites ; ils ont – mais c’est peut-être, déjà, l’imagination populaire qui s’emballe – les cheveux très longs, les sourcils rasés et un doigt de la main coupé (celui qui, en principe, leur sert à invoquer le Très-Haut; mais n’est-ce pas avec Lui qu’ils sont en guerre ? cette cruauté insensée n’est-elle pas, aussi, une manière de Le bafouer ?) ; ils égorgent, dépècent, ils introduisent vivants dans des fours à pain deux bébés – le plus gros massacre, à ce jour, de l’Algérois, trois cents hommes, femmes et enfants, qui dit mieux ?
Sur les circonstances mêmes du massacre, sur ses leçons, trois témoignages. Celui d’un réparateur de freins qui a pris l’initiative, depuis, d’un groupe communal d’autodéfense: « on a eu des armes, après le drame ; mais c’est avant qu’il en aurait fallu ; or, parce qu’elle a servi de base arrière aux intégristes, Raïs était suspecte ; et lorsque nos familles, au printemps, sont venues en demander aux gendarmes, ils ont fait un dossier, ils ont pris les renseignements et ils ont fini par dire : “non ! on n’a pas confiance, on ne peut pas donner des fusils à ces gens, ils ont été proches des barbus – à la limite, punissons-les !” » L’inverse de Larbaâ, en somme. L’inverse, aussi, de Bentalha où j’apprends, par la même occasion, que onze familles ont reçu des fusils mais sans que cela ait, pour autant, suffi à toutes les épargner… C’est le jeu de la mort, le seul où, à tous les coups, l’on perd :
qu’est-ce qui vous signale le mieux à l’attention des assassins ? Réclamer des armes (Bentalha), les refuser (Larbaâ) ou les réclamer et se les voir refuser (Raïs) ?
Celui d’un autre rescapé, dans la première maison attaquée, à l’entrée du village, derrière l’école. Il est propriétaire d’un restaurant. Il porte sur le cou la marque du couteau et, sur la nuque, celle de la hache qui ont manqué le décapiter. Il raconte son bébé saigné à blanc. Sa femme tirée de sous le lit avec son autre enfant, de quatre ans. Il raconte qu’il a entendu l’émir dire : « on tue les adultes pour les punir, les enfants pour les sauver ». Et puis il se rappelle qu’il y avait une fête, cette nuit-là, chez les voisins, pour un mariage. Le méchoui sentait bon. Les gens avaient l’air gai. Et parmi eux, me dit-il, il y avait, tenez-vous bien !, quatre des hommes qui, quelques heures plus tard, allaient conduire le massacre. Qui tue qui ? Je sais que certains posent la question. Mais nous, on sait bien qui nous tue. On les a vus, les tueurs. C’étaient des enfants du quartier. Ils étaient là, vous dis-je, parmi nous, ce soir-là… Obscénité, oui, de la question « qui tue qui ? » Comme s’il fallait ajouter le doute, la confusion, à l’horreur…
Et puis, le témoignage, enfin, d’un officier des forces municipales, ingénieur avant les événements. Pourquoi les militaires ne sont-ils pas intervenus, à Raïs ? Pourquoi l’armée, d’une façon générale, intervient-elle si peu ? D’abord, explique-t-il, c’est faux. Elle intervient. Elle a mené, à Ouled Allel et ailleurs, des opérations efficaces. Sauf qu’elle le fait à son heure. Sur son terrain. En tâchant d’économiser, comme le feraient toutes les armées du monde, le sang de ses soldats. « Le sang des soldats ou des civils ? je lui demande. Que faites-vous du sang des civils qui vous appellent à leur secours ? » Et lui : « citez-moi une armée qui soit prête à sortir de ses cantonnements comme ça, en pleine nuit, sans ordre exprès de sa hiérarchie et sans savoir si l’alerte est une vraie alerte, si ce n’est pas un piège qu’on lui tend, si elle ne va pas, comme en juin, tomber dans une embuscade ». Mais « n’est-ce pas votre métier ? j’insiste. La tâche d’une armée digne de ce nom n’est-elle pas d’assurer, dans l’urgence, la sécurité des populations ? » Et lui, encore : « il faut connaître l’histoire de cette armée ; c’est une armée statique ; elle a une culture très Armée rouge ; elle n’a jamais très bien su bouger ; alors à plus forte raison la nuit, face à des sauvages qui ont le bénéfice de la surprise, et celui de la connaissance du terrain… ! »
Un tel raisonnement n’est, cela va sans dire, pas acceptable. Mais j’ai, à Tizi Ouzou et Oran comme à Alger, rencontré d’autres officiers de terrain. A tous, j’ai posé cette même question de la passivité des forces armées. Tous m’ont donné le même type de réponse l’attribuant, soit à la culture de l’ALN, soit à la mobilité insaisissable des groupes terroristes, soit, encore, à la difficulté, pour n’importe quelle armée placée dans une situation semblable, d’adapter son outil aux contraintes d’une guerre de guérilla qui n’a cessé, de surcroît, de changer de forme et de terrain (terrorisme urbain, attaques des banlieues puis des villages, douars isolés). Et si je devais, au bout du compte, résumer mon propre sentiment, je dirais comme, d’ailleurs, la plupart des intellectuels ou des démocrates algériens que j’ai pu rencontrer, comme Saïd Sadi, le patron du RCD, comme Fatimah Karaja, la directrice du Centre de réparation psychologique des enfants handicapés, comme Abla Cherif, Khalida Messaoudi, Yasmine et Myriam Benhamza, ces héroïnes de la cause des femmes en Algérie : incompétence des militaires, sûrement ; indifférence, peut-être ; l’arrière-pensée, dans la tête de certains, que la vie d’un bon soldat ne vaut pas celle d’un paysan qui, hier encore, jouait le FIS – pourquoi pas ; mais un état-major, ou un clan, ou même un service spécial, fomentant les massacres, ou armant les massacreurs, ou déguisant – cela s’est dit ! – leurs hommes en islamistes, voilà une hypothèse à laquelle je ne parviens pas à croire.
L’ouest du pays enfin. Ce reportage s’achève à la veille du ramadan, alors que l’on redoute de voir l’épicentre de la barbarie se déplacer là, dans cet autre triangle de la mort, entre Tlemcen, Tiaret et Mascara. Oran donc. Route d’Aïn Temouchent. Anciennes fermes coloniales. Clos Saint-Jean. Caves Paul Cambillard et Louis Féraud. Recette principale, écrit en français. Pharmacie Fartas. Cimetière chrétien, à la sortie d’Hassi Grela, un peu en retrait de la route. Bref, paix des cultures et des cœurs. Douceur de vivre affichée. Mais jusqu’à quand ? Par quel miracle ? Très vite, le relief se fait plus accidenté. Les visages, à son image, plus âpres. Les gens ont l’air absent. Inquiet. Ils savent que, pas très loin d’ici, commencent les régions les plus enclavées du pays. Ils savent aussi que, s’il y a bien des lieux où l’armée répugne à entrer, c’est dans ces douars montagneux de l’arrière-pays. Jusqu’à Beni-Saf, ma ville natale – 1, rue Karl-Marx ! la rue n’a pas changé de nom ! – où règne, comment dire ?, un climat d’avant-guerre, ou de veillée d’armes qui ne s’avoue pas. Pas de problème, Monsieur le maire ? Pas de terrorisme, à Beni-Saf ? Regardez la cimenterie, à l’entrée de votre ville : gardée comme une forteresse, sacs de sable, miradors, relève de la garde toutes les six heures, etc. Sur la route du retour, un entre-filet de Liberté, le journal de Outoudert Abrous, annonce qu’un massacre s’est produit à El Badj, près de Tlemcen. Halte. Demi-tour. C’est à Tlemcen que je veux aller puisque la guerre arrive à Tlemcen.
Commence un minuscule psychodrame qui illustre bien la maladresse de la bureaucratie algérienne. J’ai donc rebroussé chemin. Or voici que, parvenu à la limite des deux wilayas, celle d’Aïn Temouchent d’où je sors, celle de Tlemcen où je veux entrer, je ne vois pas la relève de gendarmerie supposée m’accompagner. En effet, me dit-on, la relève ne viendra pas. Car Tlemcen n’est pas dans le programme. Et, comme Tlemcen n’est pas dans le programme, ordre vous est donné de retourner d’où vous venez. Je proteste. J’explique que ce sont ces méthodes qui font dire à la presse internationale que les Algériens cachent la vérité sur les massacres. Mais rien n’y fait. J’obtempère. Et quelle n’est pas ma surprise quand, un quart d’heure après, sur la route du retour vers Oran, une voiture de police réapparaît, nous rattrape, nous plaque sur le bas-côté : ma demande de changement de programme est étudiée, finalement, en haut lieu ; je ne peux plus ni avancer (puisqu’elle risque d’être exaucée), ni reculer (puisqu’elle ne l’est, par définition, pas encore) ; je dois rester là, patiemment, à regarder les tracteurs, rêver, ou aider un appelé à caler la pancarte « halte police » qui lui tombe sur le pied chaque fois que survient une auto. Les heures passent. La réponse officielle finit par arriver. La gendarmerie était inflexible. Mais le ministère de l’Intérieur a cédé. Je peux, si j’y tiens, mais sans gendarmes, pousser jusqu’à Tlemcen, puis, de là, au lieu du massacre. Sauf que, arrivé à Tlemcen, rebelote. Nouveau barrage. Nouvelles palabres. La route d’El Badj est, elle aussi, devenue brusquement impraticable. Et je suis invité à découvrir les blanches maisons à terrasses, les koubbas magnifiques, les jardins en fleurs, de la ville de Sidi Daoudi.
Je reviendrai à Tlemcen, plus tard, avec un journaliste algérien. J’apprendrai qu’impraticable, en l’espèce, signifiait en cours de nettoyage. Je découvrirai que le douar massacré ne s’appelait pas, comme l’avait écrit toute la presse (y compris donc Liberté, l’un des meilleurs quotidiens d’Alger), El Badj, mais El Bordj. Je vérifierai qu’il ne se trouvait pas, comme les journaux l’avaient également dit, à 3 mais à 35 kilomètres de Tlemcen, au fin fond de la daïra de Chettouane. Et je me ferai surtout une idée, à cette occasion, de ce qu’est ce type de douar : quinze familles loin de tout et, au fond, ignorées de tous ; des maisons dispersées sur trois collines, sans vrai chemin carrossable pour mener de l’une à l’autre et de chacune à Chettouane ; pas de téléphone, bien sûr ; pas de contact avec le monde ; et aucun moyen, en cas d’attaque, de donner l’alerte. Comment les choses se sont-elles précisément passées, cette nuit-là ? Un des survivants a marché quatre heures dans la montagne, mais a dû, avant cela, se terrer toute une journée pour échapper au premier ratissage, le pire, celui des terroristes acharnés à ce qu’il ne reste aucun témoin de leurs crimes. Sinon ? « Sinon, si je n’y étais pas arrivé, il n’y avait qu’une solution : attendre qu’au marché le plus proche on s’inquiète de ne plus voir de représentant du douar et que quelqu’un monte couvrir le visage des morts… »
Le salut, pour ces douars isolés où l’on peut parier que se fixera la prochaine stratégie des tueurs, ne passe plus par l’armée. Il passe par des fusils, par une culture d’autodéfense et, comme en Kabylie, par la constitution de groupes de patriotes. Je suis allé en Kabylie. Je suis monté dans ces nids d’aigle qui, comme Igoujdal, ou Aït Chafaa, ont réussi, en n’entrant pas dans les voies du malin et en rendant, surtout, coup pour coup, à écarter le péril. J’ai vu là des hommes admirables, souvent anciens combattants de la guerre de libération, qui ont ressorti les vieux fusils et retrouvé les réflexes d’autrefois. Que l’on ne puisse pas, sans risque, armer des civils, c’est certain. Que le recours à l’autodéfense signifie, toujours, une défaite de l’Etat, c’est évident. Mais les Kabyles n’ont pas eu le choix. Les paysans de l’Ouest algérien ne l’auront probablement pas davantage. Comme me disait le chef des patriotes d’Igoujdal : « quand les terroristes veulent tout vous prendre, même votre honneur, et que les gendarmes, tremblant de peur dans leur caserne d’Azzeffoun, vous laissent tomber, il n’y a plus à hésiter : il faut prendre les armes ou mourir ».
Entre-temps, je serai allé à Arzew, de l’autre côté d’Oran, sur la route de Mostaganem, là où débouchent, pour se déverser dans les méthaniers de la Sonatrach, les six gazoducs du pays. C’est l’autre Algérie. C’est l’Algérie utile. C’est une Algérie qui, pendant que flambent les douars isolés, ne songe, elle, qu’à la flambée des cours du brut. La guerre, connaît pas. El Bordj, qu’est-ce que c’est ? Elle ne voit, cette Algérie-là, que la guerre des chiffres, des mètres cubes, des performances. Elle vit dans un autre monde, qui est celui du cracking, des marchés internationaux, des barils. J’ai voulu la voir, elle aussi. D’abord parce que c’est, également, l’Algérie. Ensuite parce qu’elle n’est pas, avec l’autre, si dénuée de liens qu’il y paraît…
Je suis accueilli, cet après-midi-là, par l’état-major de l’entreprise au grand complet. On m’explique, autour d’une grande table en fer à cheval, dans une des salles de conférences d’un des villages d’expatriés, les réserves de gaz et les procédés de liquéfaction. Les cubages de l’année et le rapport en devises pour l’économie algérienne. Les performances de la bonne vieille gazière GL4Z, pionnière du genre, doyenne de la zone, mais qui est encore sacrement vaillante et les mystères de la synthèse de l’hélium. Ces hommes sont fiers de leur outil. Ils ont raison. D’autant que la modernité politique de l’Algérie passe aussi, j’imagine, par une forme de prospérité. Mais il n’y a qu’une question, moi, qui m’intéresse tandis qu’ils me racontent leur épopée : celle, encore, du terrorisme et de la façon dont ils l’ont conjuré.
Officiellement, la question ne se pose pas. Et la zone, à les entendre, n’aurait jamais, au grand jamais, eu à souffrir de l’islamisme. En réalité, c’est faux, bien sûr. On sait, même si ce type d’information est frappé d’embargo, qu’il y a eu, ces cinq dernières années, des actions contre des gazoducs, des vols de véhicules, des fils électriques coupés à Gassi Touil ou à In Salah. On sait aussi – je tiens l’information d’un cadre dirigeant de la Sonatrach retrouvé, par hasard, dans l’avion Oran-Alger – qu’il y a eu, à la fin des années 80, une opération idéologique des islamistes autour de la nécessaire récupération par le peuple de ces richesses nationales accaparées par l’oligarchie. Et on sait encore – même source – que ce mouvement a débouché sur une grève dure, mais non moins durement réprimée : neutralisation des meneurs, licenciements discrets mais massifs, chantage sur les familles, avantages en nature (primes, vacances, voyages à l’étranger) pour les plus dociles… Quant à la sécurité des installations, j’ai pu constater de visu, en allant visiter la zone avec le M. Sécurité local, l’extrême sophistication du dispositif.
C’est, d’abord, aux approches d’Arzew, une série de barrages militaires – les premiers, vraiment sérieux, depuis mon arrivée en Algérie. Ce sont des murs immenses, surmontés de petits barbelés, le long de la principale route d’accès. C’est une autre enceinte, hermétiquement close celle-là, délimitant, autour de la zone industrielle proprement dite, un premier périmètre de sécurité. C’est, à l’intérieur de cette première enceinte, onze enceintes secondaires, une pour chaque complexe. C’est, à l’intérieur et à l’extérieur de chacune de ces enceintes, la principale comme les secondaires, des unités d’élite de l’armée, mais aussi des vigiles privés, qui patrouillent jour et nuit. Ce sont une série de villages, sous haute garde eux aussi, où les expat ont leur piscine, leurs courts de tennis, leurs maisons. Ce sont, partout, à chaque coin de rue ou presque, un château d’eau en cas d’incendie, des voitures de pompiers prêtes à bondir. C’est, sur le quai, protégeant les aires d’embarquement, d’autres murs encore, d’autres patrouilles. C’est, pour le cas où le danger viendrait de la mer, un satellite-espion, loué aux Américains, capable de détecter tout objet flottant de plus de 2 mètres. Et c’est enfin, servies, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, par des informaticiens de haut vol, pour la plupart étrangers, deux salles d’écrans de contrôle qui détectent le moindre mouvement suspect, qu’il soit sur terre, sur l’eau ou dans les airs…
De cela aussi, M. Sécurité est fier. Et il n’a pas tort, ma foi, de l’être, puisque cette cible géante qu’est Arzew, ce rêve des islamistes, cette banque du pays, ce poumon, il a réussi, depuis six ans, et à quelques escarmouches près, à le sauver de la violence. Mais voici, alors, la vraie question. Je la pose, rentré à Alger, à un responsable du RND, le parti au pouvoir, qui m’explique, non sans raison, que, si fragiles que soient, ici, la liberté de la presse, le droit de manifester, voire les embryons d’institutions démocratiques, c’est ce que le monde arabo-musulman offre, jusqu’à nouvel ordre, de moins imparfait. Quand votre pouvoir veut, lui dis-je, il peut. Quand il décide de mettre hors d’atteinte les torchères d’Arzew ou du Sahara, il s’en donne les moyens et cela marche. Pourquoi ce que l’on fait pour les torchères, ne pas le faire pour les citoyens ? Cette ingéniosité que j’ai vue, cette maîtrise des techniques militaires de pointe dont j’ai pu constater les effets, pourquoi ne s’en sert-on pas pour créer des périmètres de sécurité autour des villes martyrisées de la Mitidja ou des villages qui, dans l’Ouest, attendent déjà leur tour ? C’est la seule question qui vaille. C’est le vrai défi qui attend cet Etat. L’Algérie sera irrévocablement engagée sur la voie démocratique le jour, et le jour seulement, où elle pourra dire au monde : il n’y a plus de villes utiles et d’autres inutiles ; il n’y a plus de différence, ni entre les vies ni entre les morts ; le sort d’un paysan de Rélizane importe au moins autant que l’appareillage d’un pétrolier.
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