Récemment, à l’Hôtel Drouot, furent dispersés aux enchères de précieux documents originaux de Baudelaire, provenant de la collection d’Armand Godoy, longtemps conservée à Lausanne : le manuscrit de Mon cœur mis à nu, la série d’autoportraits à la plume rehaussés aux crayon rouge et deux portraits de Jeanne Duval, dont Michel Cressole écrit dans Libération qu’ils sont reproduits dans le moindre manuel scolaire et « en circulation dans l’inconscient collectif », comme c’est aussi le cas, j’imagine de la fameuse toile de Manet, La Maîtresse de Baudelaire, peinte en 1862 et qu’on peut voir au Musée des beaux-arts de Budapest. Ou des photographies de Nadar, de Carjat, de Neyt, qu’on peut voir partout.

C’est à cet « inconscient collectif » que s’adresse le roman de Bernard-Henri Lévy, Les Derniers jours de Charles Baudelaire, il en participe et parvient, d’une certaine façon, à le réveiller. Les principaux événements de la vie de Baudelaire sont bien connus, les faits et les figures de son destin – le général Aupick, Jeanne Duval au Marie Daubrun, le voyage interrompu aux Indes, le procès des Fleurs du Mal, le dandysme, l’aphasie finale (« Cette langue admirable réduite à l’odieuse simplicité d’un juron ») – soit au niveau de l’anecdote devenue légende, soit attestés par des biographies de plus en plus précises, par exemple celle de Claude Pichois. Et par les six volumes de la Correspondance qui éclaire l’œuvre, et la conscience d’où elle naît, autant que la vie du poète. Quant aux analyses et aux commentaires que cette œuvre à suscités, ils sont innombrables : à l’appel du nom de Baudelaire, les rayons, si lacunaires soient-ils, de toute bibliothèque frémissent.

Bernard-Henri Lévy n’est donc pas en manque d’informations ni de références, qu’il connaît parfaitement, il en est au contraire submergé, même s’il ne songeait à évoquer, selon le titre de son roman, que les derniers jours ou les derniers mois de Baudelaire, sa lente agonie, à Bruxelles puis à Paris où il meurt le 31 août 1867. Mais son projet est différent, s’il n’est pas toujours facile à discerner : il n’écrit pas une biographie de dernier grand poète d’Occident, qui sur unir l’art et la sensibilité, le classicisme et la modernité, « roi des poètes » selon le mot de Rimbaud, ni une étude critique. Ces Derniers jours sont un mélange des deux, un mélange de faits et de jugements, tous avérés, mis en scène d’une façon insolite, propre à ranimer la mémoire du lecteur, à la défier, à la surprendre, et à provoquer son imagination. Bernard-Henri Lévy recrée le roman d’une vie, celle de Baudelaire, ressaisie à partir de sa fin non de son commencement, telle qu’elle déroule ses images à la proximité de la mort. Il transforme une réalité vécue (par un autre) en une fiction rêvée (par lui et par un narrateur imaginaire).

Pour se rapprocher de Baudelaire, jusqu’à s’identifier parfois à son modèle, pour tenter de cerner sa destinée tragique et le sens d’une œuvre indissociable de son auteur, le romancier use de nombreux stratagèmes, les uns meilleurs que d’autres, plus vraisemblables ou plus convaincants. Ce sont des procédés littéraires (monologués, journal, lettres, récits, conversations) mis en œuvre par des personnages qui ont réellement existé et qui ont joué un rôle dans la vie de Baudelaire. Un rôle épisodique ou essentiel, peu importe.

Voici Madame Lepage, la tenancière de l’hôtel du Grand-Miroir à Bruxelles, racontant à sa manière populaire et rusée le séjour de l’écrivain français, son élégance bizarre, ses manières raffinées, ses allées et venues à travers la ville, y compris les mauvais quartiers où elle s’en va le guetter, ses conférences au Cercle des Arts, devant des salles vides « que c’en était à pleurer » (sur Delacroix, Gautier, Les Paradis artificiels) auxquelles succéda une séance de lecture privée dans les salons dorés de l’agent de change Prosper Crabbe qui se termina fort mal. Les auditeurs somnolaient, le poète s’interrompit brusquement et les traita de crétins. Puis, au milieu de l’indignation générale, il se mit à rire, « un rire de tous les diables qui nous a tous glacé les sangs » (Madame Lepage était invitée pour la claque…). Le rire étrange et sardonique de Baudelaire est souvent évoqué par Lévy, rire de dépit, de haine, de suprême ironie.

Ces anecdotes de Madame Lepage, et tant d’autres, ne sont pas insignifiantes, elles touchent à la personne de Baudelaire, à son humeur changeante, à sa vision désespérée du monde, proche à nos yeux d’un Beckett ou d’un Cioran. Et pourtant il ne paraît occupé, à Bruxelles, que de l’avenir de ses livres, de la recherche d’un nouvel éditeur. Ses lettres et ses démarches en sont la preuve. Apparaissent encore, au fil des pages, Neyt, le photographe belge auquel nous devons les derniers visages ravagés de Baudelaire, le peintre Félicien Rops en compagnie duquel le poète visite les églises baroques de Belgique, en particulier celle de Saint-Loup à Namur, « merveille sinistre et galante » ou « terrible et délicieux catafalque » (selon les notes de Pauvre Belgique), cette église où Baudelaire, en mars 1866, subit la première des crises qui vont le rendre hémiplégique et aphasique. Il rencontre son éditeur et grand ami Poulet-Malassis (dit Coco Malperché) qui fuit comme lui ses créanciers. Il évoque telle invitation dans la famille de Victor Hugo qui résidait alors à Bruxelles. Il y soutient des paradoxes irrités. « Heureusement pour moi, écrit-il à une amie parisienne, je passe pour fou, et on me doit de l’indulgence. » L’écart s’accroît entre lui et les autres, comme il s’accroît entre la lucidité de son esprit et le déclin de ses pouvoirs.

Un aspect de la mise en scène des Derniers jours, le plus fascinant, se rattache au projet de Baudelaire d’écrire son autobiographie, projet sans cesse déjoué, ébauché dans Fusées et Mon cœur mis à nu. (« Se retourne-t-il vers son passé, le poète a le sentiment de toucher à un monde interdit », écrit Pierre-Paul Clément dans sa grande étude sur Baudelaire et les années profondes). À l’hôtel du Grand-Miroir, Baudelaire, selon Lévy, rumine ce passé dont les images en désordre défilent dans sa tête, mêlant la mémoire involontaire du passé à l’interprétation qu’il en donne aujourd’hui, comme un ultime retour sur soi, la matière d’un grand livre amer et nostalgique qu’il n’écrira jamais. Un livre contre le temps, son vieil ennemi.

Ces images, qu’un romancier fixe par une écriture parallèle et mimétique, naturellement apocryphe, surgissent au fil de ses hantises, telles des ombres auxquelles il rend un corps et une voix : « Et voici qu’arrive son père… Et voici qu’arrive dans sa tête ce pauvre père de malheur ». Un autre jour : « Tiens, comme c’est étrange, voici qu’il pense à la Sabatier. Pourquoi la Sabatier ?… Pourquoi ce visage de femme, témoin des temps heureux, à cette heure de la nuit et de sa déambulation ? » Ou encore Jeanne Duval, « sa complice, sa conjurée », liée à lui par un pacte secret « d’âme autant que de chair », maintenant déchue, à laquelle il veut rendre homme et justice, comme si les poèmes qu’elle lui a inspirés n’y suffisaient pas : O vase de tristesse, ô grande taciturne… Lévy va jusqu’à inventer, par contraste, un Journal de Jeanne Duval, naïf et réducteur, comme l’envers minable ou sordide d’une aventure passionnelle.

Le romancier ne se lasse pas d’inventer, intégrant les faits réels à sa construction imaginaire. Ainsi de ce narrateur, invisible au début, qui ne s’arrête plus de parler pendant les cent dernières pages, commentant sans fin l’esthétique et la poétique de Baudelaire. Il se pose en disciple mais aussi en rival, aux discours et aux agissements ambigus. Il recueille et dissipe à la fois un bel héritage.


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