Courageux : on ne peut, sauf malhonnêteté, nier que Bernard-Henri Lévy le soit. Lucide et aigu : c’est une évidence lorsqu’on le rencontre. Pas toujours lorsqu’on le lit. Convaincant : au fil des années, il l’est de plus en plus, à proportion de la haine que lui voue une certaine France, frileuse et néo-poujadiste. Alors, ceux qui ne sont pas persuadés que le roman soit vraiment son genre, ceux qui débusquent très vite, dans certains de ses essais, l’exercice de normalien surdoué, seraient bien avisés de laisser tomber leurs préventions pour lire ce « journal d’un écrivain au temps de la guerre de Bosnie » (1992-1995). Ce n’est pas un livre sur la Bosnie, bien qu’elle occupe presque tout l’espace. Il ne s’agit pas ici de « dire la guerre », mais d’affirmer, avec toutes ses contradictions, son identité d’écrivain, et de « se dire ». Lévy prend ce risque, avec élégance, avec le désir de « brouiller l’image officielle ; ne plus “poser” ». Dans Le Lys et la cendre, qui sonne comme un titre de roman, il accepte enfin ses ambiguïtés. Mieux, il revendique la difficulté par rapport à la bien-pensance constante de la société de l’écrivain, pour qui, au fond, « le monde est fait pour aboutir à un beau livre ».

L’écriture concentrée, rapide, concise, du journal intime convient à Bernard-Henri Lévy : « Écriture brève, fragments […]. C’est ma deuxième langue celle qui correspond à mon autre identité d’écrivain. » Il se regarde sans complaisance, avec « cette attirance sourde, assez ignoble, pour la guerre… », avec ce sentiment de faire partie des « acteurs d’un reality show dont l’Occident se régalerait ». Il n’élude pas la question des « intellectuels médiatiques » qui vont « faire un tour à Sarajevo », ni l’épisode de la « liste Sarajevo » aux élections européennes de 1994. « Autant le dire alors une fois pour toutes clairement […], j’ai fait, nous avons tous fait, une colossale connerie. »

Pour parler des écrivains, des intellectuels, de lui-même, Bernard-Henri Lévy est revenu des simplifications irritantes de sa série télévisée Les aventures de la liberté. Les créateurs ne sont plus réduits à leurs erreurs : « Ils se trompent, c’est entendu ; ils font les mauvais choix et prennent les postures les plus fâcheuses ; mais […] se sont-ils tellement trompés dans la détection de […] ces gros événements où la folie du siècle semble s’être donné rendez-vous. » L’œuvre ne disparaît plus derrière l’image publique de l’artiste. Ainsi du cinéaste Kusturica, dont « la grâce, comme toujours dans les grandes œuvres, allège mystérieusement le film de tout le poids des thèses dont la pensée diurne de l’auteur était tentée de l’accabler. Underground est […] une fable […] sur le mensonge, le temps retourné […], l’énigme de la fraternité rompue ». Ainsi d’Aragon ou de Céline. Lévy admet désormais que leur vérité est plus sûrement dans leur littérature que dans la misère commune de leur comportement social.

Fidélité à Malraux

Si l’on s’est amusé à moquer la manière qu’avait Bernard-Henri Lévy de « se prendre pour Malraux », on comprend ici quelle véritable fidélité il garde à cet aîné modèle rencontré en octobre 1971. « Plus petit que je ne m’y attendais. Plus beau aussi. Plus élégant. Quelque chose qui lui reste du dandy des photos des années 30. La mèche noire. La taille encore fine […]. Le visage posé sur la main gauche d’un air de nonchalance c’est le geste qu’il a sur les clichés légendaires, mais je me demande soudain s’il n’est pas surtout fait (s’il n’a pas toujours été fait) pour retenir les maxillaires, et les joues, qu’un tic nerveux va secouer. »

Cette évocation de Malraux n’est que l’un des multiples croquis, vifs et précis, que fait Bernard-Henri Lévy dans ce journal. Il a le regard acéré et tous ses portraits sont impeccables. Édouard Balladur, « assez dandy. Œil rieur, bouche gourmande. Cette façon de pousser la voix un peu trop haut et de ne plus contrôler les aigus ». Un homme qui croit réellement « que l’Histoire est terminée […] et qu’un pays comme la France n’a donc plus de partie à jouer sur la scène internationale ». Margaret Thatcher, « un air de vieille gouvernante qui aurait mis de l’argent de côté. Ces têtes de veuves anglaises trop vite consolées ». Le pape : « C’est la force qui impressionne, d’abord. […] Mais quelques secondes passent […], et c’est le sentiment inverse qui s’impose : une sorte de fragilité, de défaillance intimes […]. Cet homme a cru, comme nul autre, au pouvoir temporel de l’Église ; il a pensé, et prêché, qu’elle était la jeunesse du monde ; il l’a lancée à l’assaut du siècle, c’est-à-dire du communisme ; or la victoire est là, n’est-ce pas ? Elle est totale, inespérée ; et, au lieu de l’apothéose, voici revenu le temps des tribus et des nations, des ethnies et des folies […]. »

Reste François Mitterrand. Vingt ans de fascination et d’amitié pour ce personnage si singulier qui « n’est pas le diable » mais « en a la séduction », qui a passé à tous ses émules et à certains de ses adversaires politiques, eux aussi sous le charme, « le geste de la secte » : la main droite posée à plat sur la table et la gauche qui la caresse « distraitement mais voluptueusement ». Toutes ces années d’admiration pour aboutir à une incompréhension radicale sur la Bosnie, à des entrevues désastreuses, à un entretien pour le film Bosna !, « un modèle d’esquive et de perfidie », puis, au moment du démaquillage, « un homme malade, affalé sur une chaise trop petite, et qui veut […] ne rien dire, ne rien entendre, reprendre possession de son pauvre visage trop fardé ». Bernard-Henri Lévy décrit avec minutie, impitoyable, mais son émotion demeure.

Émotion présente

Émotion venue du passé, alors que celle qu’il éprouve pour le président bosniaque Alija Izetbegovic est au présent. Elle apparaît dans toutes leurs rencontres, et dans le long entretien qui figure en annexe du livre. Izetbegovic, écrit Bernard-Henri Lévy, « comme Blum […], sera resté jusqu’au bout un homme de lettres et de culture le genre d’homme à vous parler, en pleine guerre, d’Ivo Andric, de Danilo Kis et de Mallarmé ; le genre d’homme qui, pour vous décrire la forme, et la culture, de son pays, les compare à un dripping de Pollock ou un tableau de Seurat ».

Ce journal, qui permet à Bernard-Henri Lévy de donner la mesure de son énergie, de sa vivacité, de sa curiosité tout en laissant au lecteur le temps de la réflexion, ne suscite qu’un regret : la « convention » fixée par l’auteur au départ : effacer tout ce qui ne relevait pas, « de façon directe ou indirecte », de « cette affaire bosniaque ». Pendant ce « temps déraisonnable » où l’Europe se reniait à Sarajevo, où était la « part d’intimité » de Bernard-Henri Lévy ? Dans quels livres, quels tableaux, quelles musiques, nés de ce qui a permis aux hommes, depuis toujours, de survivre à leurs folies sanglantes ? Dire ce versant-là de la vie, affirmer que, pour un écrivain, il ne peut jamais disparaître, était un risque que Bernard-Henri Lévy a peut-être jugé excessif. On le comprend, tout en souhaitant que ce ne soit qu’une parole différée mais pas abandonnée.


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