Lundi

Il s’appelle Armando Verdiglione. On le dit fils naturel de Jean XXIII. Lié au Vatican, à la Mafia, aux Brigades rouges. Brassant un argent douteux, aux sources improbables. Et de nouveau, comme chaque année, à la veille de chacun de ses colloques, c’est la foire aux rumeurs, aux ragots, aux calomnies…

Eh bien, il se trouve que, pour ma part, j’en ai un peu assez. Je suis las de ce petit jappement de meute au départ de la caravane. J’ai de plus en plus de peine à admettre ces accents poujadistes et, au fond, réactionnaires dans la plupart des commentaires consacrés à ses entreprises. Nous sommes de plus en plus nombreux, je crois, à trouver pour le moins étrange ce menu délire verbal, presque obscène parfois, autour d’un des rares hommes qui, ici et maintenant, continuent de donner un sens aux valeurs d’internationalisme, de cosmopolitisme culturels.

Ce congrès sur la culture qui s’ouvre demain à Rome, qu’est-ce d’autre, après tout, que le prototype parfait de ces prestigieuses « rencontres » dont rêvent les culturocrates socialistes parisiens et qu’ils ont, jusqu’ici, échoué à fomenter ?

Mardi

Juste retour des choses, diraient les socialistes romains qui semblent s’inquiéter, eux, d’un mouvement en sens inverse. De cette discrète mais insistante « ingérence » qui pousse leurs homologues français à jouer, en Italie, la carte communiste. De cet « axe Mitterrand-Berlinguer », si l’on préfère, dont m’entretenait ce matin, dans l’atmosphère feutrée d’un hôtel proche de la piazza Navona, un éminent responsable du parti de Bettino Craxi.

« Non, bien sûr, m’explique-t-il en substance, les ponts ne sont pas coupés. En principe, et pour la façade, nos rapports n’ont jamais été aussi bons. Mais les vrais rapports, les contacts décisifs, c’est évidemment au P.C.I. que vos amis socialistes les prennent. Et nous, du coup, nous devons suivre. Nous devons prendre notre place dans le concert comique pour la réhabilitation de M. Berlinguer. Et le résultat, arithmétique, c’est qu’à ce train-là, si la pression française continue dans le même sens, si vous persévérez dans la même stratégie suicidaire et irresponsable, je ne donne pas dix ans pour que nous soyons laminés, avec tout ce qui peut s’ensuivre ici, mais aussi peut-être chez vous. »

Mercredi

Piazza Navona toujours. Déjeuner avec Sollers et Kundera. Une drôle d’odeur de gaz soviétique dans l’air. Des fantômes de Polonais qui rôdent et qui ne comprennent pas très bien. Cette France — notre France à tous les trois — à qui il ne manquerait qu’un effort encore pour être vraiment européenne. Et ce merveilleux lapsus, pour finir, quand l’un d’entre nous évoque la récente — et heureuse — « nationalisation » de Milan Kundera…

Jeudi

« L’empire voltairien poussa un cri et courut aux armes. » Le mot est de Chateaubriand dans les Mémoires, à propos du tollé qui salua, à sa sortie, le Génie du christianisme. Mais il eût pu être de Sollers, ce matin, à propos des réactions crispées, incroyablement embarrassées, qu’a suscitées chez les voltairiens d’aujourd’hui son superbe « Discours solennel en l’honneur de Jean-Paul II ».

Était-il si subversif de rendre ainsi hommage au courage intellectuel, moral, politique d’un grand pape polonais ? De rappeler que, finalement, sur les plus brûlants enjeux du temps, il est beaucoup plus à gauche que tous les chefs d’Etat de gauche ? De déplorer qu’il soit si seul justement, si désespérément démuni dans son corps à corps sans merci avec l’autre religion, avec la religion vraie du siècle, la religion de l’empire soviétique socialiste ?

Il faut croire que oui. Le reste, tout le reste, toute la belle et profonde méditation métaphysique qui faisait la trame même de l’exposé, n’a pu, du coup, et le plus souvent, que tomber dans des oreilles de sourds. Et tout se passe alors comme si nous vivions à l’heure où la vieille passion obscurantiste est en train de prendre le visage plombé, niais et pour tout dire « obtus » de l’anticatholicisme primaire.

Vendredi

Y a-t-il un anticatholicisme assez obtus pour résister au choc du palais Farnese ? De ce grand théâtre de pierre, de stuc et de peintures dressé à même l’abîme de cet obscur fond païen que conjurait, pour sa plus grande gloire, le message chrétien triomphant ? De cette galerie, oui de cette simple galerie où nous sommes et où le style de Raphaël, le dessin académique, la couleur vénitienne semblent se fondre, se confondre, se répondre — et la plus haute des spiritualités se mêler à la plus trouble, la plus troublante des sensualités ?

Les temps ont changé bien sûr. La demeure des papes est devenue celle des ambassadeurs de France. Et le successeur d’Alexandre Farnese s’appelle maintenant Gilles Martinet. Mais qui jurerait que les voix du temps jadis se sont tout à fait tues ? Qu’elle soit due au hasard, cette miraculeuse conversion du militant socialiste à la pontificale majesté du représentant de la France ? Que, dans la libéralité même avec laquelle il nous reçoit tous, il n’y a pas comme un écho, lointain et indistinct bien sûr, de la grande tradition de mécénat dont s’illustra parfois l’Église ?

Car enfin personne n’est dupe. Il y a quelques heures à peine, avec l’intervention de Marek Halter sur la Pologne, le congrès a achevé de se politiser. On y a entendu une magistrale relecture du pacte germano-soviétique dont Jaruzelski n’a fait qu’actualiser, au fond, les clauses en souffrance. Une démythification inédite de ce Yalta de légende dont tous les chefs d’Etat occidentaux, même s’ils prétendent en « sortir », conspirent à accréditer l’idée. Un procès de la démission, enfin, et de la veulerie ambiantes — dont j’ai peine à imaginer que l’écho se soit arrêté aux portes du palais…

Samedi

Décidément, on n’en sort pas. On finit même par y entrer. Je veux dire par s’y initier. Car c’est au Vatican, comme de juste, que Verdiglione a choisi de clore les travaux de ces journées.

Il faudrait un œil de romancier pour dire l’extraordinaire spectacle de la petite troupe de pénitents franchissant à la queue leu leu, et pleins d’une révérence contrainte, le seuil de la Cité interdite.

La Sorbonne, les Hautes Études, L’Observateur et le Matin religieusement attentifs au prêche du petit jésuite viennois que le Saint-Siège, en sa bonté, a choisi de nous déléguer.

Jean Daniel et Philippe Sollers, qui déchiffrent ensemble, à haute voix, une page d’un manuscrit sans ponctuation de Virgile.

Toute la bibliothèque, toute la mémoire de l’Occident qui nous reviennent tout à coup, tel un muet remords, au détour d’une édition de Dante illustrée par Botticelli ou d’une bible hébraïque datant du IVe siècle.

Je ne suis pas ce romancier, hélas. Je n’en mène pas plus large, d’ailleurs, que la plupart de mes compagnons. Et je ne sais que répéter à l’oreille de Macciocchi, goguenarde, l’antique et belle maxime psalmodiée depuis quinze siècles par les sacrés docteurs : « L’Église n’a pas de territoire. »

Dimanche

Fallait-il venir jusqu’à Rome pour apprendre ce qui se trame dans la culture, l’intelligence de mon pays ?

Toujours est-il que personne, à Paris, n’a évoqué le projet — dont a parlé la presse italienne — d’une « Maison de la culture du monde », confiée à mon vieil ami Gabriel Garcia Marquez.

Que personne n’a risqué le moindre écho au fait que ce même Garcia Marquez, à peine sorti d’une mémorable soirée à l’Opéra, s’est empressé de faire le procès de l’« infamie », de la « frénésie », de l’« hystérie », de la « diabolique » manipulation et de la « forme quasi épileptique » qu’a prise en Occident l’information sur la Pologne.

Que cet ami du peuple polonais n’a pas craint, trois semaines seulement après l’hommage qu’il lui avait rendu, d’en rendre un autre au sang-froid des « gouvernements occidentaux qui, pour une fois, ont donné la preuve d’une heureuse prudence ».

Ces fines remarques, figurent dans un article paru voilà quelques jours dans le Corriere della Sera et je ne résiste pas au plaisir d’en citer un dernier fragment encore « Je fus particulièrement ému par l’ambassadeur polonais en France qui se prêta à une interview télévisée en direct, immédiatement après le coup d’Etat… L’image qu’il donna fut celle d’un homme brillant, doué d’une sérénité à toute épreuve, d’une bonne éducation sans la moindre faille, qui répondit en un parfait français aux questions les plus impertinentes qu’il m’ait jamais été donné d’entendre. J’ai toujours pensé qu’il n’existe pas de grossièreté plus détestable que celle qui abuse de la bonne éducation de l’adversaire. Ce fut le cas. Par chance, le résultat fut opposé : beaucoup de téléspectateurs qui, au début de l’émission, étaient sur une position contraire à celle de l’ambassadeur passèrent à la fin de son côté. »

Ainsi va, de nos jours, l’imposture accélérée du double langage qui se révèle au voyageur stupéfait, et plus convaincu que jamais, dans la nuit de l’hiver romain, qu’il ne doit dormir que d’un œil — valise faite et lucidité en éveil.


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