Nous sommes en train de construire un nouveau mythe : celui de « la-chute-du-Mur-que-personne-n’avait-prévue ».

Car enfin…

Que nul n’ait rien su du moment où la chose se produirait, sans doute.

Que le scénario même de l’épisode, l’enchaînement de causes et de circonstances qui finirent par le faire advenir, restent, aujourd’hui encore, énigmatiques, d’accord.

Qu’il en soit allé de la forme de cette révolution comme de celle de toutes les révolutions, les vraies, celles qui déchirent la trame des jours et en interrompent les régularités ; qu’aucune explication historique ne puisse en rendre parfaitement compte puisqu’elle relève, cette révolution, de cela même dont le surgissement suspend toujours, et par principe, la logique historique normale ; que nous ayons été les témoins, là, d’une sorte de miracle où l’on vit les peuples des petites nations d’Europe centrale retirer aux grandes puissances le gouvernail de la grande Histoire et se réapproprier leur propre destin, c’est l’évidence.

Mais partir de cette évidence pour conclure que nous avons assisté au spectacle dans un état de totale stupeur, inférer du fait vrai que l’événement était incalculable l’idée fausse qu’il fut inimaginable, bref, conclure du caractère extraordinaire de ce basculement que le monde entier aurait gobé la fable d’un soviétisme impérissable, voilà qui n’est conforme ni à la vérité des choses ni à la mémoire de ceux qui eurent la chance de vivre ce moment inouï.

Je me souviens des écrivains qui, de Chalamov à Soljenitsyne, prévoyaient très clairement que le communisme s’effondrerait.

Je me souviens de ces hommes et femmes que l’on appelait les dissidents et qui, tel Andreï Amalrik signant, dès 1970, un livre au titre sans équivoque, L’URSS survivra-t-elle en 1984 ?, n’avaient de doute que sur la date.

Je me souviens des intellectuels qui, en Occident, relayaient la parole de ces dissidents et donnaient ainsi son second souffle à un antitotalitarisme dont le message était que la démystification de l’imposture était non seulement désirable, mais probable et, à plus ou moins long terme, inévitable.

Je me souviens d’un essayiste, Cornelius Castoriadis, dont l’un des derniers livres, Devant la guerre, voyait dans l’hypertrophie de l’appareil militaire soviétique, dans sa croissance exponentielle folle, métastasique, le signe d’un cancer rongeant le système et le condamnant.

Je me souviens, pour m’en tenir aux seuls disparus, d’un autre essayiste, l’ami Jean-François Revel, qui ne se serait jamais tant désolé de la « tentation totalitaire » dans les démocraties, de la « grande parade » à laquelle elles se livraient pour complaire aux hommes de pierre d’un soviétisme lui-même pétrifié, de leur incompréhensible, navrante, suicidaire « lâcheté », s’il n’avait su ces régimes à l’agonie.

Je me souviens de Michel Foucault disant et répétant que toute formation discursive et politique a un acte de naissance, donc un acte de décès – et que cette formation-ci finirait bien, un jour, comme les autres, par mourir.

Je me souviens de Jean-Paul II qui, lorsqu’il évoquait l’apparition de la Vierge Marie annonçant, dès 1917, la mort du soviétisme aux trois bergers de Fatima, nous disait sans détour que l’heure tant attendue n’était, tout à coup, plus très loin.

Je me souviens de ces simples gens que je croisais dans mes voyages dans la Tchécoslovaquie, la Pologne, l’URSS, d’avant 1989 et qui étaient de moins en moins dupes d’une mystification qui ne tenait plus que par la peur qu’elle inspirait ou par la veulerie d’un « monde libre » traître à ses propres valeurs.

Nous sommes en train, autrement dit, de confondre tranquillement deux choses.

Lâcheté et cécité.

Le fait que l’on n’ait pas voulu entendre et le fait que rien n’ait été dit.

L’attitude, d’un côté, des Kissinger, Brandt ou Giscard d’Estaing claquant la porte aux réprouvés de l’Est ; celle de Thatcher ou Mitterrand dont nous savons aujourd’hui qu’ils firent tout, jusqu’au tout dernier moment, pour empêcher la réunification allemande et sauver ce qui pouvait l’être de l’ordre ancien ; celle, enfin, d’un clergé intellectuel dont il est exact qu’il n’a, dans son immense majorité, rien trouvé à redire au scandale qui installait la moitié de l’Europe dans un espace, un temps, une civilisation, définitivement différents – nous sommes en train de confondre cela avec, de l’autre côté, l’apparent mutisme, le long grondement silencieux des peuples qui, sur place, avaient depuis longtemps tout compris et n’attendaient que l’ultime étincelle pour oser dire que le roi, c’est-à-dire la dictature, était nu.

Cette confusion est mieux qu’une erreur, c’est une faute. C’est pire qu’une légende, c’est une désinformation.

Et cette désinformation, loin de dissiper le mensonge, le fait vivre d’une autre façon.

C’est ainsi que l’on raye, en esprit, des décennies d’histoire de la pensée et de lutte.

Et c’est ainsi que l’on prépare les lendemains, qui déchanteront, d’une Histoire réécrite, trafiquée, révisée. Marre, oui, de la banalité, du cliché, ressassés jusqu’à la nausée ; et honneur à ceux qui, avec leur tête ou avec leurs pieds, ont vu venir l’écroulement et l’ont hâté.


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