1. Nicolas Sarkozy a-t-il eu tort de se rendre personnellement au Tchad pour en ramener les trois journalistes et les hôtesses ? Évidemment non. Son tort fut, avant cela, dans les premiers jours de la crise, de laisser son gouvernement donner le sentiment qu’il lâchait ses ressortissants emprisonnés. Qu’il ait corrigé le tir ensuite, c’est, au contraire, plutôt bien. Qu’il ait pris l’affaire en main et coupé court à ce scandale qu’était la mise dans le même sac des auteurs d’un délit et de ceux qui étaient là pour en rendre compte, c’est même extrêmement bien. Et il faut avoir l’âme bien chagrine, la mauvaise foi bien chevillée au corps, l’esprit d’opposition, enfin, bien étrangement pavlovisé, pour trouver à redire à un geste qui était, somme toute, un geste juste. Zorro ou pas, on s’en moque. Diplomatie spectacle ou non, peu importe. L’essentiel est que le geste, ce premier geste, ait été fait.

2. Quid, alors, des autres ? Quid des dix membres de l’Arche de Zoé qui restent emprisonnés à N’Djamena ? Je crois qu’il faut, eux aussi, quelque délit qu’ils aient commis, tout faire pour les rapatrier. Car le Tchad est, certes, un État souverain. Mais ce n’est pas un État démocratique. Il n’a pas cette justice « indépendante » que chacun, dans le concert actuel d’hypocrisies, s’emploie à célébrer. Il n’a pas non plus, et au passage, de prisons dignes d’un État de droit, même embryonnaire ou imparfait. Et puis un procès comme celui-ci a besoin, surtout, de sérénité : or elle est, cette sérénité, ce qui manque à un régime qui fait défiler ses manifestants aux cris de « Les Blancs dehors ! » et dont le président lui-même se lance dans des diatribes sur les trafics d’organes, ou les menées pédophiles, d’Éric Breteau et de ses amis. Il existe, depuis 1976, une convention judiciaire entre les deux pays. L’Arche de Zoé est une association de droit français qui a conçu en France l’origine de son éventuel délit. Deux raisons de demander que nos concitoyens ne deviennent pas de nouvelles infirmières bulgares.

3. Le délit justement. De quel délit ces gens se sont-ils rendus coupables ? L’instruction le dira. Puis le procès. Mais enfin on peut d’ores et déjà diagnostiquer, sans exagérément s’avancer, une navrante accumulation d’inconséquences. Des légèretés sans borne et aux effets considérables. Des manquements aux règles prudentielles qui s’imposent, ou devraient s’imposer, à l’action humanitaire. Mais de là à transformer ces hurluberlus, ces exaltés, cette bande de pieds nickelés d’une improbable Arche de Zozos, en criminels contre l’humanité dont la perversité deviendrait l’unique objet de notre ressentiment, il y a un pas que je trouve audacieux de franchir. Je ne connais pas ces gens. Et je n’avais, pour être franc, jamais entendu parler de leur association. Mais j’ai, dans ma longue carrière de fondateur d’Action contre la Faim, puis d’observateur ou de militant de la cause humanitaire, croisé assez de personnages de cette sorte pour être prêt à parier, oui, sur leur irresponsabilité, leur ivresse du Bien, leur folie – pas leur mauvaise foi.

4. Leur geste remet-il en cause le principe même de ce type d’action ? Et est-ce un coup porté à ce fameux droit d’ingérence que nous sommes quelques-uns à avoir, depuis trente ans, théorisé ? Réponse : cette affaire pose des questions, bien sûr. Elle met en évidence, c’est indéniable, les failles d’un système fondé sur la seule et fragile morale des individus qui le composent. Et oui, sans doute, tout cela devrait être l’occasion d’une vaste réflexion aboutissant à doter les ONG de règles de fonctionnement, de chartes, voire de contre-pouvoirs, comme en ont tous les pouvoirs du monde. Mais que certains en profitent pour instruire le procès de l’humanitaire en tant que tel, voilà qui n’est pas honnête. Que d’autres, ou les mêmes, rêvent de prendre leur revanche, à la faveur de ce drame, sur ceux qui ont installé l’idée que, contrairement à ce que pensait Goebbels, charbonnier n’est pas maître chez soi et a, quand il entreprend d’épurer, décimer, génocider les siens, des comptes à rendre au reste de l’humanité, voilà ce qu’il ne faut pas concéder.

5. Et puis le Darfour, enfin. Oui, on en oublierait, tant est vive l’hystérie ambiante, le problème du Darfour lui-même et de ses morts. Car enfin odieux est, à coup sûr, de kidnapper 103 enfants dont on ne sait pas toujours s’ils sont Darfouris, Tchadiens ou issus de la zone grise qui fait frontière entre les deux pays ; mais tellement plus odieux est d’avoir laissé, comme l’ont fait les deux présidents des deux pays, des milices enrôler, non pas 103, mais des milliers d’enfants soldats, puis ces mêmes milices en assassiner, sauvagement, des foules d’autres ! Coupable est, sans nul doute, le fait de maquiller un avion pour lui permettre d’accomplir sa mauvaise mission ; mais combien plus coupables, alors, sont ceux – les Soudanais – qui repeignent leurs avions en blanc, couleur des Nations unies, avant de les envoyer bombarder les derniers villages debout du Darfour ? On connaît le proverbe chinois : quand le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt. La lune, ce sont les grands cimetières du Darfour. Le doigt, c’est cette histoire, vieille comme le monde, de narcissisme humanitaire et de pitié dangereuse.


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