1. Tous les suspects interpellés à Londres sont d’origine asiatique et, pour être précis, pakistanaise. Aucun n’est originaire d’Égypte, de Palestine, du Maroc, du Liban, bref, du Proche-Orient. C’est un signe supplémentaire de ce déplacement du centre de gravité dont je parlais, ici, la semaine dernière. C’est la confirmation du fait que l’aire de recrutement, mais aussi la zone des tempêtes, du terrorisme international glisse, lentement mais sûrement, du Proche-Orient vers l’Asie du Sud et de l’Islam arabe vers l’Islam indoeuropéen (l’Iran) ou asiatique (le Pakistan). C’est la confirmation de la double et symétrique erreur des néoconservateurs américains croyant, il y a quatre ans, que leur route commençait à Bagdad alors qu’il fallait se soucier de Téhéran et Karachi – et des néoprogressistes européens faisant de l’« humiliation arabe » la clé du terrorisme et, donc, de la géopolitique contemporaine.

2. Il est vrai que le démantèlement du complot n’aurait pu se faire sans la coopération du nouveau bon élève de la classe antiterroriste, Pervez Moucharraf. Mais il est non moins vrai que parmi les sept suspects arrêtés au Pakistan ne figurent que des lampistes. Et il est encore plus vrai que, si les noms de ces lampistes ont été livrés en pâture à l’opinion, nul ne nous dit rien des organisations auxquelles ils appartiennent et qui ont toutes, plus que jamais, pignon sur rue à Karachi. Le Lashkar e-Toïba que j’ai connu à l’époque de mon enquête sur Daniel Pearl s’appelle maintenant le Jamatud Dawah. L’armée de Mohamed, le Rehmat Trust. Le redoutable Lashkar e-Jhangvi a changé de nom lui aussi et se cache derrière des paravents caritatifs. Mais tous continuent de prêcher, à l’abri de façades légales, le même message de nihilisme et de haine. Soit que Moucharraf joue double jeu, soit qu’il fasse de son mieux mais soit entravé par les manœuvres de cet Etat dans l’Etat que sont ses propres services secrets, force est de constater que le réseau des madrasas pakistanaises demeure le chaudron, le vivier, l’épicentre, d’Al-Qaeda.

3. Des deux observations qui précèdent, de l’origine asiatique des tueurs et de l’ancrage pakistanais des organisations djhadistes les plus redoutables d’aujourd’hui, découle cette conséquence que je ne me lasse pas, depuis quatre années, de souligner : la non-centralité de la question d’Israël, de la Palestine ou du Liban… Il fallait que cesse, bien entendu, le martyre des civils libanais et le gâchis de vies israéliennes (hier encore, à quelques heures du cessez-le-feu, le fils de mon ami David Grossman). Et il serait juste que les Palestiniens aient, enfin, l’Etat auquel ils ont droit (je n’ai, sur ce point, pas varié d’un iota depuis quarante ans). Mais faisons un instant l’effort de prendre le point de vue d’une de ces madrasas de Karachi. Essayons de voir le monde avec l’œil d’un de ces djihadistes pour qui la question du Cachemire est mille fois plus cruciale que la question palestinienne et, dans son imaginaire, en tient lieu. Pour celui-là, la victoire de Mahmoud Abbas sur le Hamas serait un événement exotique et insignifiant. Le retrait de Cisjordanie ne retirerait aucune de ses raisons de croire à la sainteté de sa guerre contre « les juifs et les croisés ». En sorte que, pour lui, c’est-à-dire, je le répète, pour le plus fou des fous de Dieu, la paix au Proche-Orient ne serait en aucune manière l’événement décisif qu’imaginent les chancelleries.

4. Du profil des vingt-trois jeunes gens arrêtés à Birmingham et Londres, du fait que tous étaient des citoyens britanniques sans histoire et bien intégrés, découle cette autre conséquence qui m’avait déjà sauté aux yeux lors de mes recherches sur Omar Sheikh, le ravisseur de Daniel Pearl. Les terroristes les plus radicaux, les djihadistes les plus proches du centre de la nébuleuse Al-Qaeda, ne sont pas des réprouvés. Ce ne sont pas des exclus, venus d’un autre monde et suicidés de la société. Ce sont des gens comme vous et moi. Ce sont des pères de famille, des amateurs de foot et de cricket, des anciens de la London School of Economics, des libraires. Que leur basculement dans le terrorisme soit une énigme est une chose. Mais que ce terrorisme soit l’arme des pauvres, la revanche des damnés de la terre, la riposte des opprimés à une mondialisation qui les rejette, voilà, face à l’énigme, le type même de la fausse explication – voilà le mauvais cliché auquel les événements de la semaine ont donné, je l’espère, un coup nouveau et fatal.

5. Quoi, alors ? Quelle réponse à la terreur si elle n’a pas sa source dans la misère et le malheur ? La réponse doit être politique. Mais politique au sens large. Politique au sens le plus élevé et, peut-être, le plus radical du mot. Les auteurs des attentats manqués de Londres ne sont pas des humiliés, mais des fascistes. Ou, plus exactement, ils sont humiliés dans l’exacte mesure, ni plus ni moins, où le furent les fascistes du XXe siècle (du nazisme aussi, après tout, on disait qu’il avait son origine dans l’humiliation allemande du traité de Versailles !). Si bien qu’à la guerre qu’ils déclarent, partout, aux partisans de la liberté des femmes, de la rencontre des cultures, des valeurs de laïcité, il faut répondre par la réaffirmation têtue, résolue, de ces valeurs. Il faut le faire en Occident. Mais il faut le faire aussi là-bas, dans le monde arabo-musulman, sur cette autre ligne de front où les tenants d’un islam démocratique, modéré, libéral, attendent plus que jamais soutien et munitions morales.


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