Monsieur le Premier Ministre,
Madame, Messieurs les Ministres,
Monsieur le Premier Ministre,
Mesdames, Messieurs les Parlementaires,
Madame la Maire de Paris,
Mesdames et messieurs,

Chers amis,

« Et j’ai, deux fois vainqueur, traversé l’Achéron »… Ce vers de Gérard de Nerval, il y a peu d’hommes au monde à qui il s’adresse, aujourd’hui, plus justement qu’à Claude Lanzmann. Car s’il en est un qui, parmi les survivants, a vraiment fait le voyage en enfer, c’est lui, l’auteur de Shoah. S’il y a bien un Orphée qui a pris le risque d’aller, sans se retourner, non pas une, ni deux, mais maintes fois, chercher son Eurydice aux visages innombrables, c’est cet homme de fureur et de piété parti extraire, dans la poussière des crématoires, ce reste saint que sont les six millions de noms que les nazis avaient voulu fondre dans une vapeur unique. Lanzmann, comme Orphée, était un poète. Il était un poète sauvage dont les vers étaient des voies ferrées, des herbes folles, des forêts de bouleaux, des silences, des noms. Mais il était un poète. Et telle est, aux yeux de celles et ceux qui l’ont aimé, fâché, aimé encore mais, toujours, admiré sa première et éminente grandeur.

Il y a d’autres cinéastes, bien sûr, qui ont été des poètes. Mais ils l’ont été d’emblée, sur des routes bien tracées, à la façon de Dante suivant Virgile ou de Virgile procédant d’Homère. Claude – ce fut l’un des prodiges de son existence magnifique – devint ce Dante, ou cet Homère, après une saison profane qui le vit, tels les grands convertis, s’attarder longtemps, très longtemps, dans les chemins de traverse de cet art mineur qu’est, tout de même, le journalisme. Que s’est-il alors passé pour que le portraitiste doué, le chroniqueur talentueux, l’ami leibnizien du dernier philosophe du XXe siècle, fasse le divin plongeon dans les eaux noires du crime absolu ? Quelle réquisition fallut-il pour que le jeune amant de la grande Dame du féminisme trouve la force de ce face-à-face effarant, épuisant, sans précédent dans sa façon, avec le Mal et le Néant ? Et quelle voix intima-t-elle à ce Rancé de consacrer l’entière seconde partie de sa vie à parcourir ainsi, sans se lasser, les cercles de l’archipel des camps d’extermination ? Il y a là une énigme dont il est parti sans donner la clef et dont nul n’a véritablement réduit l’opacité. Il faut croire, faute de mieux, qu’il a été aspiré par l’abîme et, au fond, appelé.

Un autre génie de Claude Lanzmann a été d’aller tonitruer, jusque dans les lieux qui pouvaient lui être les plus chimiquement antagoniques, son amour de l’Eurydice définitive que lui était, par-delà les morts, le peuple juif ressuscité. Songez que cet ardent défenseur de l’Etat hébreu n’a jamais regretté son soutien combattif à l’indépendance d’une Algérie qui ne tarda pourtant pas à joindre sa jeune voix à la vocifération montante contre les survivants de l’Exodus. Songez que cet admirateur de David Ben Gourion et de Menahem Begin demeura, jusqu’au bout, celui d’un Franz Fanon dont l’œuvre, il le savait bien, ne manquait pas de fournir en munitions les plus enragés des ennemis d’Israël. Et souvenez-vous de l’embarras de certains de ses amis de la grande famille anticolonialiste et progressiste quand ils virent surgir cet autre film, Tsahal, où il était montré : primo que, s’il y eut, au XXe siècle, naissance d’une nation fidèle aux promesses de sa guerre de libération, ce fut celle d’Israël; et, secundo, que l’armée de cette guerre, ses preux formés à l’école, non de Masada, mais de Gédéon, du roi David, d’Abraham triomphateur des cinq rois ou de Samson qui, enchaîné, les yeux crevés, trouvait encore la force de faire crouler les murs d’un temple sur la tête des Philistins, n’était pas une armée tout à fait comme les autres. Provocation ? Non. Hardiesse. Désir, intraitable, de vérité. Et puis ce peuple juif qui sera resté, jusqu’au bout, l’objet de son amour.

Car, chez ce Lanzmann orphique mais qui n’avait pas craint, naguère, tel l’enfant grec hugolien métamorphosé en enfant juif, de défendre sa patrie, les armes à la main, dans les maquis d’Auvergne, il y avait l’idée que la force peut être juste et que le peuple de l’Alliance se doit, lui aussi, d’être fort. Il a souvent raconté, n’est-ce pas, comment les Réflexions de Sartre lui avaient, au sortir de la nuit, redonné le goût et même le droit de vivre. Eh bien il est temps de dire combien son œuvre propre et, dans cette œuvre, la part qui dit le droit des juifs à être, non seulement des savants, des hommes d’étude ou de foi, mais aussi de sages et solides guerriers, a nourri, pour les générations suivant la sienne, la dignité, la fierté et la gloire d’être juif. Déjà, dans Shoah, sa façon d’interroger les bourreaux en les réduisant à l’état de pantins crachotant, dans un sourire gêné, leur banalité comptable, déjà sa façon de les écraser de sa masse inflexible et de leur imposer l’ascendant de sa parole, étaient une revanche éclatante. Mais vint, donc, Tsahal. Puis Sobibor et son hymne à la résistance juive. Puis ce chef d’œuvre de mémoire contant le panache d’une vie menée, tambour battant, comme une incomparable et généreuse aventure. Ne prenait-il pas ainsi congé de l’antique figure du juif humilié, privé de défense, maudit ? Et, la vérité donnant des ailes, n’aidait-il pas à la naissance de cette figure neuve : le juif d’affirmation et de feu.

C’est tout cela qui fait que Claude Lanzmann méritait que sa dépouille, avant d’aller rejoindre, au cimetière du Montparnasse, non loin de celle de Sartre et de Simone de Beauvoir, le caveau où l’attendent Paulette, sa mère, Evelyne, sa sœur, Monny de Boully, son beau-père, et Felix, son infortuné petit garçon, repose, quelques moments, dans cette cour carrée des Invalides où elle vient de recevoir les honneurs militaires. Car, avant le poète, il y eut, encore une fois, le héros. Avant le grand intellectuel engagé et querelleur, il y a eu le jeune maquisard, bouillant d’intrépidité et de vie, frère d’armes des meilleurs de la France Libre. Une autre part de Claude croyait qu’il n’est pas de plus noble fratrie, en ce monde, que celle des généraux de la Révolution française, des Maréchaux de France Oudinot et Foch ou des Compagnons de la Libération qui, de Romain Gary à Philippe Leclerc de Hauteclocque, ont sauvé la République et son honneur. Je me rappellerai toujours les mots de Dominique, son épouse, quand elle a su que Claude ferait cette dernière halte dans l’ombre et la lumière de ces gisants immenses : « c’est sa place, c’était son rêve ». Elle le connaissait mieux que quiconque. Elle savait que le directeur des Temps Modernes aurait paradoxalement aimé ces minutes de recueillement et d’hommage national. Merci à la République de l’avoir entendu. Merci d’avoir compris qu’à cet homme qui a arraché à l’inexorable oubli tant d’hommes de Minsk et de Lodz, de Varsovie et de Lviv, à ce Juste qui a brisé l’enchaînement des morts et libéré tant de paroles étouffées sous ce que Nerval, encore, appelait l’écorce des tombes ou, à leur place, des pierres désespérément muettes, la France devait cela. Salut, Claude.


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