Propos recueillis par Josyane Savigneau
Directeur des Temps modernes, Claude Lanzmann, sartrien « historique », qui n’a rien de la raideur du « gardien du temple », estime qu’il faut avant toute chose « féliciter Bernard-Henri Lévy d’avoir eu le courage d’entreprendre ce travail. Cela fait vraiment revenir Sartre dans l’actualité. Et qui l’aurait fait ? Ce n’est pas nous, ceux qu’on désigne comme les sartriens, qui pouvions le faire, nous étions trop proches. Et puis, Lévy, c’est un écrivain et c’est en tant qu’écrivain qu’il s’est saisi de Sartre. Enfin, la vraie posture de témoin, c’est d’être à la fois dedans et dehors. Ce qu’il est. Et même quand il se trompe, même quand il ne comprend pas ou ne comprend pas tout, il n’est jamais un faux témoin. Et, en un sens, il revient de loin. Je n’avais pas mesuré à quel point Sartre avait été complètement annulé par les hommes de la génération de Bernard-Henri Lévy. Il y a eu là un vrai maléfice, que j’appelle le maléfice Althusser, qui a fait un mal énorme à Sartre. Foucault, ensuite, n’a rien arrangé. Et pour vraiment mesurer l’effort du retour à Sartre fait par Bernard-Henri Lévy, il faut comprendre à quel point il l’avait ignoré ».
Bien sûr, Claude Lanzmann, qui a partagé, au moment même où ils se menaient, bien des combats de Sartre, voit, comme peu de lecteurs peuvent le voir, certaines imprécisions « dont quelques erreurs de chronologie. Mais ce n’est pas à mes yeux l’essentiel. Ce qui m’étonne parfois, dans ce livre passionnant, c’est l’alternance d’une compréhension aiguë de Sartre et d’une incapacité à saisir ce que Sartre appelait “le goût de l’époque” – ce qui a été très subtilement relevé par Jacques Derrida dans sa contribution au numéro des Temps modernes “Témoins de Sartre” où il cite des propos de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature, notamment : “L’époque a toujours tort quand elle est morte, toujours raison quand elle vit […] elle a eu son goût qu’elle a goûté seule.” Quand on revient sur le parcours de quelqu’un, il faut essayer de restituer l’époque. Prenons un exemple précis. A propos de l’exécution d’Ethel et Julius Rosenberg, Bernard-Henri Lévy écrit que Sartre, apprenant leur mort, à Venise, s’est “précipité sur un téléphone” et a dicté un article très violent pour Libération, le journal d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie, article marqué à ses yeux par le radical anti-américanisme de Sartre. Mais non, les choses alors ne se passaient pas du tout ainsi, elles étaient beaucoup plus incarnées, profondes, ce n’était pas seulement de l’idéologie. Et Sartre ne se “précipitait” pas sur le téléphone. Il se trouve que j’étais moi aussi à Venise, en vacances avec lui. Nous avions rendez-vous, lui, Simone de Beauvoir et moi, à 14h30, pour aller visiter le petit théâtre de Vicenze. J’ai lu dans L’Unita, sur le vaporetto, en grande manchette noire, l’annonce de l’exécution des Rosenberg : “I Rosenberg sono stati assassinati“. Quand nous sommes arrivés au lieu du rendez-vous, j’ai découvert un Sartre inconnu de moi, avec un visage fermé de douleur et de colère. Il a dit simplement : “On n’a pas très envie d’aller au théâtre.” Il décide d’écrire un article. C’était un devoir, une sorte de mandat intérieur ; il se foutait de la médiatisation. Il est rentré à l’hôtel. Là seulement, il a appelé le journal. Nous nous sommes retrouvés vers dix heures du soir au Café Florian, pour lire son texte. Nous avons eu, Beauvoir et moi, la même réaction. Article très mauvais, non publiable. Il polémiquait avec Aron, comme si c’était le moment ! Il a retravaillé toute la nuit et il a dû dicter vers 5 heures du matin cet article qui commençait par “Les Rosenberg sont morts et la vie continue”. »
Parfois très fougueux
Bernard-Henri Lévy aurait-il une vision parfois a-historique ? « A certains moments, en effet, il manque du sens de la temporalité. Pas toujours. Il comprend très bien les années 30. Ce qu’il dit sur la période de Vichy est exemplaire. Je crois qu’il a nettement plus de difficulté avec les années 50. Peut-être parce que c’est une période où il ne parvient pas à être en empathie avec Sartre, à comprendre “de l’intérieur”. D’une manière générale, quand il est empathique, il est aigu, très pertinent, d’une intelligence quelquefois visionnaire. Mais quand il est emphatique, alors on dirait un cheval fou, il va à toute allure. Il a une pensée binaire, il est la pythie trépignant sur son trépied de fer. Finalement, il est trop subtil pour ne pas s’en rendre compte, alors il revient en arrière et dit le contraire de ce qu’il vient d’écrire. Quand il oppose par exemple un Sartre libertaire et un Sartre totalitaire et écrit : “viendra le moment où il endossera à son tour l’habit du philosophe guérisseur c’est-à-dire exterminateur.” Je lui dis, en toute amitié, “c’est inacceptable !”. Il n’a jamais connu Sartre. De même, quand, poussant à la caricature sa démonstration sur antihumanisme et humanisme, il en vient à écrire que tous les totalitarismes, dont l’hitlérisme, sont des humanismes, je refuse de le suivre sur ce terrain. Bien sûr, vous allez me dire que c’est mon amitié pour Sartre, mon admiration, qui me font m’indigner devant des phrases comme “Sartre, avant sa plongée dans l’imbécillité et le déshonneur”. Certes. Mais j’ai quand même envie de demander à Bernard-Henri Lévy à qui s’adressent de telles phrases. Non pas pourquoi, mais pour qui écrit-il cela ? De quoi, et auprès de qui, s’excuse-t-il ? De même quand il insiste lourdement sur la laideur de Sartre. Moi je le trouvais beau, et je n’étais pas le seul. Et cette manie de dire “le vieux Sartre” quand il a tout juste cinquante ans ! Bernard-Henri Lévy a-t-il la jeunesse éternelle »
En dehors de ces remarques, « c’est sur la théorie des deux Sartre que la démonstration de Bernard-Henri Lévy est, à mes yeux, le plus fragile, insiste Claude Lanzmann. Il écrit pourtant de très belles choses pour la justifier. Mais je suis sûr qu’il n’y a pas chez Sartre, une fracture aussi nette que celle décrite par Lévy. Et puis il ne faut pas mettre sur le même plan les livres de Sartre et des interviews dans lesquelles, sollicité de toutes parts comme il l’était, il a parfois tenu des propos qui ne sont pas impérissables, pour lesquels il a été éreinté. Qu’on ait envie de discuter le point de vue de Bernard-Henri Lévy est aussi le signe de l’intérêt de son travail. En fin de compte, on est emporté par ce livre. Il y souffle un vent de jeunesse. C’est peut-être cette juvénilité qui empêche Lévy de comprendre les rapports de Sartre avec les femmes. Il simplifie outrancièrement. Quant à la comparaison entre Beauvoir et Sartre d’un côté, Valmont et Merteuil de l’autre, elle est proprement à se tordre de rire. En revanche, tous ses propos sur Sartre et l’argent, l’argent liquide “pour liquider le réel” sont excellents. Comme est excellente toute la réflexion sur la littérature en général, sur Céline, sur Gide et sur la littérature de Sartre en particulier, sur la manière dont la philosophie a travaillé son art de romancier. Lévy montre superbement comment il était romancier non pas en dépit de la philosophie, mais à cause de la philosophie. De même ses propos sur la philosophie sont très intéressants, sur Heidegger, sur Bergson, et sur Sartre lui-même bien sûr. »
Et le dernier Sartre, le Sartre de la fin, celui de l’entretien avec Benny Lévy, qui paraît peu avant sa mort dans Le Nouvel Observateur et où Bernard-Henri Lévy voit un Sartre « mettant le feu à la plaine de tous le savoir sartrien accumulé depuis des décennies » ? « Là, il faut garder la mesure. Je dois préciser que c’est une époque dont je n’ai pas été le témoin, je travaillais à mon film Shoah. Que Benny Lévy ait réussi à intéresser Sartre à la mystique juive, c’est certain. Toutefois, que Sartre soit une sorte de victime d’un athéisme radical qu’il ne pouvait assumer jusqu’au bout et que Dieu arrive au dernier moment sous le masque de Benny Lévy… Sartre n’est pas devenu rabbin que je sache ! Mais l’envie qu’on a de discuter ce point-là aussi est à porter au crédit du livre de Bernard-Henri Lévy. A mes yeux, et pour conclure, ce qui emporte l’adhésion dans ce Siècle de Sartre, c’est sa générosité, qui fait écho à la générosité sublime – et dans tous les domaines – qui était celle de Sartre et dont personne, aujourd’hui, n’a l’idée. »
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