Voilà, les chiens sont lâchés. Il y avait le procureur Kenneth Starr qui, fort de l’appui de la majorité républicaine à la Chambre, poursuivait, depuis des mois, sa croisade personnelle contre Clinton. Voici maintenant les démocrates, ou du moins certains d’entre eux, qui, comme le gouverneur du Maryland, Parris Glendening, ou le sénateur du Nebraska, Bob Kerrey, entrent dans la danse – il faudrait dire dans la chasse. Et en voici un autre, le sénateur Joseph Lieberman, qui, la Bible dans une main et le Code de la famille dans l’autre, dresse un réquisitoire dont Le Monde publie de larges extraits et qui démontre – je cite – qu’un chef d’État américain est la « quintessence » de son peuple, que sa « vie privée » est, à ce titre, une « affaire publique » et qu’« avoir entretenu une relation extra-conjugale avec – je cite toujours – une employée deux fois plus jeune que lui, et cela sur son lieu de travail », est une « faute morale » gravissime, infligeant une « blessure » non moins grave à « l’orgueil national ». Ce qu’un tel discours a encore de « démocrate », c’est un mystère. Mais le fait est là. On parle de l’« Amérique profonde » pour dire ce que ce pays a, souvent, de plus obtus. L’Amérique profonde, en l’occurrence, n’est pas en cause. C’est l’Amérique politique qui, toutes tendances confondues, commence de prendre goût à ce prêchiprêcha moralisateur. Cette Amérique-là n’a pas la rage, elle perd la tête. Ces Américains-là, ces élus qui admettent sans difficulté que, dans l’exercice de ses fonctions, leur président serre la main de tel ou tel assassin, par exemple le Chinois Li Peng, mais qui, lorsque, en privé, il caresse une jeune fille, parlent de le destituer, ces tartuffes qui viennent nous dire qu’un homme d’État se juge moins à la qualité de sa politique qu’à l’usage qu’il fait de son sexe sont des irresponsables doublés d’ayatollahs laïques.
La question posée est évidemment celle du statut, en démocratie, de l’impératif de transparence. Que cet impératif soit constitutif de la morale publique, qu’il soit un bon antidote au règne de la raison d’État et du cynisme, que le culte effréné du secret soit, à l’inverse, le commencement de l’arbitraire, ce n’est pas nous, Français, enfin entrés depuis peu dans l’ère post-mitterrandienne, qui songerons à le nier. Mais que cette transparence ne doive ni ne puisse être totale, qu’il lui faille, pour être vivable, composer avec une part d’opacité, que la démocratie, en un mot, exige, dans la vie de chacun, et donc dans celle du président, un infracassable noyau de nuit et, pourquoi pas ? de mauvaise foi ou de mensonge, c’est une autre évidence dont on a scrupule à rappeler que deux siècles de démocratie l’ont établie. La démocratie, c’est le malentendu. La démocratie, c’est l’impossibilité, pour les sujets, de se constituer en « bonne » communauté. La démocratie, c’est la lutte contre le secret mais aussi, en même temps, la préservation, au cœur de la vie de chacun, de cette inaliénable réserve d’intimité et d’ombre. Un homme qui n’a rien à cacher est un homme mort. Un régime qui contraindrait ses gouvernés, mais aussi ses gouvernants, à vivre dans la lumière totale serait, à la lettre, totalitaire. De deux choses l’une. Ou bien les nouveaux ayatollahs réservent au seul président cette demande de transparence : mais c’est le doter d’une essence différente des simples mortels. Ou bien ce qui vaut pour l’un vaut pour les autres et, en refusant à Clinton le droit de compartimenter sa vie, on le refuse à tous les Américains – et c’est, dans ce cas, chaque citoyen dont le droit au for intérieur se voit, par contagion, menacé. Ces vertueux sont des vertueurs. C’est chaque sujet qui, dans l’Amérique d’aujourd’hui, est en droit de se sentir visé quand on humilie son président.
D’ailleurs, soyons logiques. Si MM. Starr et Lieberman pensent ce qu’ils disent, alors pourquoi seulement la sexualité, et pas d’autres formes de libido ? pourquoi ne vérifient-ils pas ses fréquentations ? ses goûts alimentaires ? pourquoi, si son imaginaire est l’affaire de tous, n’instituent-ils pas des comités de lecture chargés de passer au crible les livres de sa vie ? fait-il bien sa prière chaque dimanche ? ne se permet-il pas avec Hillary – car ses apartés avec Hillary sont, désormais, dans le domaine public – des blagues de garçon de bain ? ne lui arrive-t-il pas, en privé toujours, de parler avec cynisme de ses adversaires ou de son mandat ? et les intellectuels ? s’est-on assuré qu’il n’a pas, dans son entourage, trop d’intellectuels ? C’est le règne d’Ubu. C’est une nouvelle Inquisition qui, au-delà même de Clinton, commence de toucher, de proche en proche, un peu tout le monde : déjà, ce représentant de l’Indiana demandant bruyamment pardon pour ses propres péchés ! déjà, ce climat de pénitence, de contrition sirupeuse et âpre où baigne le débat washingtonien sur fond d’aveux présidentiels hebdomadaires ! Starr et Lieberman sont les maccarthystes de cette fin du XXe siècle. Puisse-t-on leur résister comme on résista, naguère, au premier maccarthysme ! Il y va du sort de l’Amérique, donc du nôtre.
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