Dans l’histoire de la France, il y a toujours eu des amitiés qui ont changé l’ordre des choses. Changé le monde.

Exemple : celle de Charles Péguy, l’écrivain socialiste et catholique, et du journaliste Bernard Lazare, juif nîmois. Sans eux, – ne nous leurrons pas –, il n’y aurait pas eu d’Affaire Dreyfus, pas de protestation argumentée contre le déni de justice infligé à un officier, parce qu’il était juif.

Plus près de nous, certaines fraternités ont joué leur rôle dans la refondation de la vie juive, après l’épreuve paroxystique de l’Extermination. Récemment, nous avons évoqué l’école d’Orsay autour de Robert Gamzon et de Léon Askénazi. Sans « Castor », sans « Manitou », oui, nul vrai retour, pendant les Trente Glorieuses, vers la densité de l’être juif. Une autre configuration créatrice mérite notre attention. En 1977, Albert Cohen, recru d’expérience, est au faîte de la gloire littéraire. Il rencontre le jeune « nouveau philosophe » Bernard-Henri Lévy, déjà connu pour son essai de combat antitotalitaire, La Barbarie à visage humain.

Entre eux, le courant passe instantanément. Cohen aperçoit en Lévy une idée approchante, et convaincante, de son personnage de Solal. Lévy reconnaît en Cohen un professeur en « teshouva », l’homme qui le fait renouer, un peu avant Levinas, avec un judaïsme dont il n’avait même pas l’idée : un judaïsme « glorieux ».

De Cohen, Lévy va aussi apprendre que le « reste d’Israël », cette singularité rétive à tous les verdicts de l’histoire, à toutes les « totalités », n’est pas un fardeau – mais une chance. Un kavod. Une exception lumineuse. Il parlera, toujours, dès lors, avec gratitude, du judaïsme solaire de l’auteur de Mangeclous, aussi inondé de clarté que le climat de son île natale, Corfou.

Ce qu’il reste, quarante ans après, de leurs échanges dans la paix de la résidence genevoise d’Albert Cohen ? Une détermination à se battre, à mains nues et avec le seul recours de leur plume, contre la négativité indéracinable de l’antisémitisme. Et la conviction, dispensatrice de sens, que le judaïsme n’a pas, mais pas du tout, achevé sa mission dans l’histoire. Faut-il l’écrire ? Nous leur sommes encore redevables du chemin de vérité qu’ils ont tracé alors ensemble, jusqu’à la disparition de Cohen, en 1981.


Autres contenus sur ces thèmes