Cela faisait plusieurs semaines que les observateurs de l’élection, parodiant le titre d’un livre à succès des années 1980, nous annonçaient une « surprise d’octobre ».

Mais ils pensaient à Al-Qaida s’invitant dans la campagne par attentat interposé.

Ils pensaient à la CIA sortant Ben Laden de son chapeau.

Ce qu’aucun d’entre eux n’avait prévu, c’est cette élection record, ce quasi-plébiscite.

Et ce que personne, surtout, ne semble avoir imaginé, c’est que la partie ne se jouerait ni sur le bilan de Bush (désastreux) ni sur son programme (incohérent), mais sur ce que lui et Karl Rove, depuis le premier jour, s’époumonaient à appeler leurs « valeurs » et que leurs adversaires, étrangement, s’obstinaient à traiter comme s’il s’agissait de questions secondaires, de caprices, de folklore.

Les élites démocrates pensaient qu’une élection se gagne ou se perd sur le terrain des destructions d’emplois, des déficits, de la politique fiscale inégale.

Ils voulaient bien admettre, à la rigueur, qu’elle se joue sur la guerre et la paix et, donc, le fiasco irakien, les mensonges qui l’ont nourri, ses morts, ses impasses.

Ce qu’ils étaient loin de concevoir c’est que, pendant qu’ils battaient les estrades de l’Ohio pour expliquer cela à des électeurs supposés éclairés, pendant qu’ils plaidaient inlassablement que la politique républicaine ne promettait à l’Amérique ni la sécurité ni la prospérité, pendant qu’ils en appelaient à l’intelligence politique de citoyens dont ils croyaient sincèrement qu’un discours de vérité et de raison leur indiquerait l’intérêt bien compris du pays, l’élection se décidait sur une question (le mariage gay) qui ne concernait, par définition, qu’une minorité ; sur une autre (l’avortement) que l’on pensait arbitrée depuis les grands mouvements civiques des années 1960 et 1970 ; sur une autre encore (le droit, dans les écoles, de critiquer le darwinisme et d’enseigner ce que les néo-évangélistes appellent le créationnisme) dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne pèse pas lourd non plus dans la vie quotidienne des gens traumatisés par le chômage et le terrorisme ; ce que n’avait vu venir aucun de ces rationalistes invétérés qui peuplent les salles de rédaction de New York et de Californie, ni aucun des conseillers de John Kerry que j’entendais, depuis des mois, rêver à voix haute de leur nouveau new deal, c’est l’ampleur de la vague conservatrice et religieuse, partie des années Reagan, montée en puissance sous Clinton et contre lui, et qui, avec ses mega churches et ses prédicateurs, avec ses sites Internet et son business de la foi, avec ses réseaux de fidèles enrégimentés derrière la bannière du « vrai message », était en train de donner forme à une nouvelle et redoutable machine de guerre.

La surprise ne venait pas de l’extérieur mais de l’intérieur.

La surprise, ce n’était pas Ben Laden mais l’Amérique elle-même.

La surprise, ce n’était même pas ces fameux “néoconservateurs” sur lesquels la presse internationale mais aussi américaine s’était polarisée pendant des années et dont nous voyons bien, aujourd’hui, qu’ils étaient l’arbre qui cache la forêt, une illusion d’optique, un leurre.

Il y avait là toute une Amérique profonde qui était en train, sans que nul y prenne garde, de sortir de son lit, d’occuper tout l’espace disponible, de repousser ses adversaires jusque vers les côtes et, à la lettre, les franges du pays – il y avait, il y a, une Amérique des profondeurs que les intellectuels démocrates ont, jusqu’au tout dernier moment, commis l’erreur de traiter comme un archaïsme, une folie de cul-terreux, une fantaisie dominicale circonscrite aux nouvelles églises, alors que c’était, depuis longtemps déjà, dimanche tous les jours et dans plus de la moitié du pays : prodigieuse lettre volée à l’échelle d’un continent ; terrible colis piégé venu des profondeurs de la Bible Belt et dont nul, ou presque, ne supposait qu’il allait exploser à la figure de l’autre Amérique.

Cet aveuglement, pour un Français, ne peut pas ne pas faire écho à celui qui, chez nous, il y a deux ans, empêcha de voir venir la montée en puissance du lepénisme et la défaite annoncée du candidat Jospin.

Non que, bien entendu, puissent se comparer nos provinciales catastrophes électorales avec cette élection mondiale qu’est l’élection américaine. Ni que, surtout, le républicain George Bush doive être assimilé à ce que peut représenter, dans l’Europe des fascismes, un homme comme Jean-Marie Le Pen.

Mais quand on a vécu, en étant Français, cette soirée de débâcle et de désolation, quand on a vu, à Boston, les visages se décomposer à l’instant où les networks ont annoncé la perte de la Floride, quand on a vu John Kerry K.-O. debout, quand on a vu son état-major pétrifié et ses amis fondre en larmes, quand on a côtoyé tous ces gens passant en quelques heures, parfois quelques minutes, de la certitude de la victoire à l’évidence de la déroute, on ne peut pas ne pas penser à l’incrédulité stupéfiée de ceux qui, le 21 avril 2002, vécurent sans l’avoir vue venir l’élimination surprise de Lionel Jospin.

Pour les démocrates américains que j’écoute depuis huit jours, pour Hillary Clinton et Barack Obama, pour les têtes d’œuf des think tanks de George et Jonathan Soros, pour les militants déçus de l’Ohio, pour les internautes de moveon.org, cette organisation citoyenne de Berkeley qui a aidé des millions de jeunes Américains à s’inscrire sur les listes électorales et qui entend continuer le combat, il y a, à partir de là, deux attitudes possibles.

Persister dans l’aveuglement ; continuer, quand les autres parlent valeurs, de répondre politique ; ne pas bouger ; ne rien changer ; laisser le vieux Parti glisser dans le long sommeil d’où il ne sortira, comme d’habitude, qu’à la prochaine élection, dans quatre ans ; faire le pari, aussi, d’un Bush raisonnable qui aurait, Dieu sait pourquoi, le vertueux souci de réconcilier les deux Amériques ; et alors, disent les militants les plus lucides, le réveil sera brutal et la victoire de la semaine dernière ne tardera pas à apparaître comme le prélude à une longue saison de régression, un maccarthysme moral et culturel, une nouvelle croisade – mais intérieure celle-là et qui ira, dans le pays même, chercher son « axe du Mal ».

Ou bien, au contraire, se décider à voir ce que l’on s’est, pendant des décennies, employé à ignorer ; identifier cette Atlantide qu’est l’Amérique conservatrice et religieuse qui vient de s’emparer du pouvoir ; la prendre au sérieux ; écouter ce qu’elle dit et veut ; envisager l’hypothèse selon laquelle un Bush bien élu et qui, fort de cette élection, aura le sentiment d’être enfin libre des influences diverses (son père, sa femme, Colin Powell, les lobbies, les néocons…) dont il n’a cessé d’entendre, depuis son entrée en politique, qu’elles lui dictent sa conduite, envisager l’hypothèse, oui, d’un Bush qui, se mettant à croire qu’il ne doit sa victoire qu’à lui-même et à Dieu, en tirerait la conclusion qu’il a, pour la première fois, les mains libres pour imposer ses valeurs, remodeler le pays à sa guise et prendre, au passage, sa revanche sur les beaux esprits qui, depuis Yale, le voient comme un petit garçon sous tutelle ; répondre, alors, sur le même terrain ; opposer aux valeurs de la nouvelle croisade celles du nouveau pacte républicain prôné, depuis mardi dernier, par tout ce que le camp démocrate compte d’esprits libres et combatifs ; s’opposer, dans les écoles, à ceux qui veulent interdire Darwin ; résister, dans les églises, à ceux qui voudraient oublier le principe constitutionnel de séparation d’avec l’Etat ; rappeler que l’avortement est un droit ; répéter que l’homophobie est un délit ; changer, aussi, de méthodes ; se doter de nouveaux instruments ; s’inspirer, pourquoi pas, du prodigieux savoir-faire accumulé en la matière par cet adversaire si durablement et absurdement méprisé ; tisser, comme lui, de nouveaux réseaux ; tirer, comme lui aussi, profit des ressources qu’offre Internet ; inventer, qui sait, un nouveau parti ; bref travailler à la refondation d’une Amérique différente, et qui n’a pas encore de nom, mais dont l’étrange défaite d’aujourd’hui serait alors l’accoucheuse.


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