Repris dans Questions de principe II (éd. Livre de poche, 1986), sous le titre « Un lapsus nommé Céline »

Si vous continuez vous aussi de ne pas très bien comprendre pourquoi la légende du siècle a régulièrement dégénéré en religion de la persécution. Si vous êtes de ceux qui, comme moi, attendent encore qu’on leur explique cet âge de raison où s’ouvrent, en pleine lumière, des gouffres abominables. Si ici même, en France, vous ne parvenez pas à vous déprendre d’un indéfinissable malaise face à tant de fantômes, de paisibles revenants qui semblent là pour nous dire que le temps des délires n’est peut-être pas révolu. Bref, si vous êtes las de cette incroyable légèreté avec laquelle l’époque – la nôtre, celle des fascismes – décide d’éluder ses plus brûlantes questions, alors je vous invite à suivre le conseil que donne Philippe Muray dans son superbe essai, et à relire, très vite, le plus grand, le plus actuel des historiens du XXe siècle : je veux parler, bien entendu, de Louis-Ferdinand Céline…

Au commencement, c’est bien connu, il y a le « bout de la nuit ». Ces paysages de mouroirs, de cimetières, de terrains vagues qui, du Voyage à Rigodon, respirent la même hideuse détresse. Cette longue, cette raisonnée saison en épouvante qui nous mène aux confins d’un univers moite, absolument sinistré, tout ruisselant d’horreur, de crimes, de massacres. On a tout dit, ou presque, sur le fameux « style » célinien. Les céliniens ont écrit toutes sortes de sottises sur cette forme « populaire », parfaitement « naturelle » et « branchée », à les entendre, sur le gargouillis communautaire. Ce que Muray dit, lui, c’est que cette langue superbe, infiniment plus travaillée qu’on ne le croit, torturée et presque chauffée à blanc par l’infernale forge du monde, est d’abord et surtout la première langue française moderne à être, pour le meilleur et pour le pire, contemporaine d’un temps de guerre, d’ossuaires, de charniers ou de camps de concentration.

Voyant aveuglé

Mieux, et plus concrètement peut-être, la seule langue française moderne à être véritablement contemporaine d’une époque de foules, de cohues et de meutes hébétées. À avoir su entendre cette effervescence sourde qui, sur fond de décombres et bas-reliefs d’émeute, s’est emparée de l’humaine fourmilière. À voir, et à montrer, ces grands tas de cadavres, ces immenses amas de vivants que roule, agglutine, pulvérise l’horrible mouvement des guerres qui succèdent aux guerres. Toujours, dit Muray, la même obsession du tas, de l’amas, de la masse grégarisée. La même intuition d’une humanité nombreuse, réduite à cet état de nombre, de grand nombre, d’innombrables nombres en folie. Et la même intuition, du coup, d’un âge nouveau de l’espèce dont la catégorie fondamentale deviendrait celle du Multiple ; où les « individus » de naguère ne seraient plus qu’une irréductible et saignante pluralité ; où la « politique » elle-même ne consisterait plus qu’en une obscure, macabre comptabilité – dénombrement sans fin de réprouvés, de trains entiers de réfugiés, longues cohortes de morts vivants filant droit vers l’enfer…

Je ne prétends pas, bien entendu, que cette vision soit réjouissante. Tous les lecteurs de Céline savent qu’elle est, parfois, littéralement insoutenable. Mais on ne peut nier, en revanche, qu’elle ait quelque chose à voir avec le siècle qui l’enfante. On admettra qu’il n’est pas courant qu’un romancier se risque à un si long, si têtu, si total face à face avec l’horreur. Ce n’est pas tous les jours, surtout, que l’on va aussi loin, de l’autre côté du miroir social, pour y déchiffrer le filigrane de sang qui trame les communautés. Muray a raison de rappeler, à cet égard, que ce Céline-là, ce Céline tragique et sombre, fut méthodiquement censuré par Hitler, Staline ou Pétain. Il est certain que ce mal radical, incurable auquel il nous confronte ne pouvait, ne peut encore que heurter les apôtres de la société totale, transparente à elle-même et réconciliée avec l’histoire. Pour cela, rien que pour cela, même s’il n’y avait que cela dans toute l’œuvre célinienne, je crois qu’elle mériterait d’être lue, érigée en monument et même – pourquoi pas ? – commentée dans les écoles.

D’autant, continue Philippe Muray, qu’il n’y a pas que cela justement dans l’œuvre célinienne ; qu’on y trouve, comme chacun sait, autre chose, à l’exact opposé de cette belle lucidité ; mais que cet autre chose – cette autre aventure, si l’on veut – est au moins aussi instructif quant à la vérité du siècle… Tout se passe, explique-t-il à peu près, comme si Céline, le « voyant », était lui-même aveuglé, frappé de stupeur et d’effroi par l’horreur de sa vision. Comme si, au moment même où, de sa propre écriture, il commence à le creuser, il était saisi de vertige devant le gouffre innommable qu’il sent s’ouvrir sous ses pas. Comme si, malade lui aussi du Mal qu’il a découvert, il convoquait alors à son chevet un autre Céline, un semblable, un double, chargé de suturer la plaie, de soulager tant de douleur, d’effacer jusqu’à la trace de l’insupportable voyage. Ce second Céline, on l’aura deviné, n’est autre que Destouches. Louis-Ferdinand Destouches, le médecin, que l’écrivain, pour advenir, avait commencé par chasser. Et à qui il suffira, du haut de sa science, d’expliquer que ce Mal radical, ce Mal incurable de tout à l’heure, n’était en vérité qu’une vulgaire maladie, une peste très locale, une vague épidémie à soigner de toute urgence.

Une potion de providence

En clair, cela veut dire qu’un nouveau versant se dessine là, dans l’œuvre, à lire maintenant comme un long, un interminable diagnostic. Le génial écrivain des romans va partir en quête du virus, du bacille qui, instillé dans le corps du monde, y a induit tout son désordre. Lui qui croyait à la tragique éternité d’une douleur qui était comme l’autre nom du monde se lance dans une odieuse, une misérable imprécation contre les « nègres », les « chinetoques », les « étrangers » en général. Brusquement optimiste, brûlant de trouver son coupable, affreusement impatient d’instruire le procès du siècle, il part en guerre contre la littérature et le cinéma yankees et il tombe ainsi dans le panneau de cet antiaméricanisme primaire qui, depuis quelques années déjà, figurait dans l’arsenal idéologique de l’extrême droite fascisante. Et puis, bien sûr, à bout de souffle, au bout de sa longue traque, à l’horizon de toutes ses menues et provisoires inculpations, il détecte enfin son microbe, le vrai, le seul, le corrupteur par excellence, celui que deux mille ans d’histoire occidentale avaient désigné à sa fureur : en un mot, le juif.

Céline, à ce point, est devenu le pamphlétaire imbécile de Bagatelles ou des Beaux Draps. Il n’a su conjurer sa folle terreur qu’en la fixant sous les traits d’une figure abominée. Il n’a pu sortir de la crise qu’il avait lui-même ouverte, et où il s’était enferré, qu’en devenant l’abject collabo errant, bave aux lèvres, dans les bas-fonds du Paris occupé. Et si Philippe Muray écrit que ce Céline-là est au moins aussi instructif que l’autre, c’est qu’il nous dit la logique du passage, justement, et la genèse de l’abjection. C’est qu’il nous apprend pourquoi, dans l’ordre des sociétés, « guérir » est criminel, et la « volonté de guérir » la matrice même des fascismes. C’est qu’il nous met sur la piste d’une « histoire de la clinique » qui pourrait bien être après tout la véridique chronique des tentations totalitaires. Concrètement, et aussi atroce que cela paraisse : avant d’être un délire, le racisme est un remède, une potion de providence, un peu d’ordre dans le désordre et le non-sens du monde – un rai de lumière, enfin, à l’horizon de la nuit.

Le « communisme Labiche »

Et de fait, lisez ! Oui, lisons-le donc enfin, ce Céline des pamphlets ! Voyez la lumière crue, sans mystère ni réserve, où il s’installe maintenant ! Entendez comme sa voix a mué, comme elle est claire maintenant et purgée, miraculeusement, de toute espèce d’anxiété, d’angoisse, de négativité ! C’est comme un convalescent, guéri de ses propres songes, et qui recommencerait à croire au monde et à ses positivités. Un très ancien exilé, longtemps absent à toute place, qui découvrirait sur le tard le charme des terroirs, des folklores, des douces racines françaises. Un féministe même qui, oubliant d’un seul coup tous ces corps torturés qu’il mettait en scène dans ses romans, se met à rêver de belles danseuses musclées, dont l’entrechat souverain devient l’image mobile d’une histoire épurée, déculpabilisée. La danseuse contre le juif ? Ce qui est sûr, c’est que le Céline antisémite est un Céline souriant, presque radieux maintenant, qui a perdu sa mine sombre, son aspect sinistre et revêche, et qui, pris d’un fol, d’un brusque amour pour ses semblables, va même s’offrir le luxe de devenir « progressiste ».

Je sais que le mot est fort ; mais je ne vois pas comment nommer autrement un homme qui, changeant radicalement de projet, proclame à cor et à cri sa volonté de soigner, donc de réformer le genre humain. Je vois mal au nom de quoi lui en dénier le titre quand s’accumulent, dans Les Beaux Draps et ailleurs, tant de propositions de lutte contre la misère, de décentralisation de la France, de rénovation de l’école ou de réforme des transports en commun. Il est « social » comme personne, ce philanthrope avoué qui, maintenant qu’on est entre Français, propose « du grand air pour petites bourses », de vastes programmes d’urbanisme destinés aux petites gens et même, pour résoudre le chômage, la « nationalisation » du crédit, des assurances, de l’industrie. Oui, il faut s’y faire. Il faut lui faire sa place, peut-être, au doux soleil du progressisme. Car Céline le salaud, Céline le raciste, Céline le collabo revendique, qu’on le veuille ou non, sa part à la fondation du « socialisme à la française » – qu’il appelle, assez drôlement, le « communisme Labiche ».

Là encore, il a tout dit. Du fond de l’immondice, il a compris l’essentiel. Il a deviné, cerné et fait lui- même l’épreuve du paradoxe de l’époque. Car s’il peut être ainsi progressiste et raciste, c’est, on l’aura compris, que racisme et progressisme sont les deux figures, simplement, de la même volonté de guérir. C’est qu’il y a, en matière de médecine politique, deux conseils de l’ordre rivaux, mais parfois aussi associés, qui conspirent l’un et l’autre au même grand œuvre fondamental. C’est que le thérapeute socialiste qui prétend en finir pour toujours avec la souffrance, la contradiction, l’opacité du monde travaille dans le même horizon que son confrère raciste qui prétend, lui, chasser de toutes terres leurs insectes les plus nuisibles. Lire Céline, c’est comprendre, autrement dit, pourquoi il n’y a pas de rêve communautaire qui ne porte comme son ombre et sa limite la tentation de l’exclusion. Pourquoi, si l’on préfère, l’ère moderne a inventé une religion et une seule, capable, comme dit l’étymologie, de recueillir les fils épars du lien social dénoué : la religion fasciste.

Bouches d’ombre

On pourrait, bien entendu, s’attarder longtemps encore sur ces multiples figures de la positivité célinienne. Évoquer les fantasmes de « celtitude », par exemple, ou les belles légendes gauloises dont s’enivre le pamphlétaire. Citer les textes où, au nom de son programme commun de régénération sociale, il va jusqu’à tendre la main aux marxistes et à leur proposer alliance. Rappeler le Céline voltairien, enfin, qui, reprenant le bon vieux mot d’ordre de lutte contre « l’infâme » et les « superstitions » en tout genre, vitupère l’Église catholique, cette « vieille sorcière judaïque » où il reconnaît, lui aussi, l’ultime repaire du microbe. Admirer même, en un sens, l’habileté tactique avec laquelle il comprend, avant tout le monde ou presque, qu’avec l’antichristianisme il ne court plus le moindre risque et qu’il peut tranquillement, dans l’assentiment général, faire passer sa contrebande antisémite derrière les diatribes contre « les bûmes du pape » ou « le pucelage de la Vierge Marie » … La vérité, c’est qu’on trouve tout dans le célinisme. Toutes les pièces du dossier réunies en un seul homme. Toutes les séquences du film noir mises à nu et à plat. Et cette invraisemblable impudeur avec laquelle, finalement, il dévoile les moindres trucs, les ficelles les plus obscures de la folie persécutrice…

On comprend que Philippe Muray puisse se demander alors, dans un des passages les plus éblouissants de son livre, si ce n’est pas là, dans cette impudeur justement, qu’il faut chercher la raison de l’universelle exécration qui semble l’entourer. Si, davantage que ces fameux « crimes » que la société, au fond, lui avait par avance pardonnés – et dont François Gibault fait en partie justice, d’ailleurs, dans sa biographie –, ce n’est pas cette mise à nu, cette tranquille assurance, j’allais dire cette « innocence », qui, aujourd’hui encore, demeurent impardonnables. On peut rêver à la façon dont ses pires délires antisémites auraient été reçus, au soulagement même, peut-être, qu’ils auraient apporté aux lecteurs du Voyage ou de Mort à crédit, s’il s’était contenté, comme tant d’autres, comme tant de phares incontestés de la pensée française, de les chuchoter, de les murmurer entre les lignes et de passer en ombre discrète au lieu de vendre ainsi la mèche. Ah ! si ce pauvre Louis-Ferdinand s’était borné, comme eux, comme l’essentiel de la cléricature, à dîner aimablement avec le lieutenant Heller ! Le bougre a préféré aller partout, dans la cité, éventer le terrible, l’indicible, le brûlant secret de la communauté.

C’est en ce sens, pour toutes ces raisons à la fois, que je proposais de le baptiser, en commençant, le plus grand et le plus actuel des historiens du XXe siècle. A présent, au vu de cette gaffe monumentale qu’il a en quelque sorte commise, de cette vivante et hurlante gaffe qu’il est lui-même en train de devenir, j’ajoute qu’il est, de ce même siècle, le symptôme et le révélateur. Seul ou presque dans les caves de la maison de Meudon, traqué par la meute maintenant à ses trousses, assourdi par le couinement qui se fait autour de lui, il a quelque chose du gêneur, de l’indésirable témoin et, donc, de l’homme à abattre. Immense écrivain ou fasciste typique ? Les deux à la fois, bien sûr, et indissolublement. Le même paladin d’ordure ou, parfois, de vérité. À la limite de l’âge moderne, remonté depuis ses combles, surgi de ses plus noires bouches d’ombre, il y a un raté, un ratage, une propre vomissure et comme un inaudible lapsus – qui s’appelle Louis-Ferdinand Céline.


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