Ce petit livre, Ce virus qui rend fou, je l’ai écrit dans le chagrin.
Je l’ai écrit dans le voisinage et le deuil de ceux dont j’apprenais, comme nous tous, la mort.
Mais je l’ai aussi écrit dans l’inquiétude face à l’autre épidémie, non de Covid, mais de peur, qui s’est abattue sur le monde.
On hait quand on a peur.
On se défie de son voisin, on devient délateur ou corbeau.
Et, là, parce qu’on avait peur, on était prêt à dénoncer le même soignant qu’on applaudissait au balcon mais qu’on ne voulait pas voir habiter l’étage en dessous.
Et là, parce qu’on avait peur, on était prêt à céder sur ses libertés, ses droits et les droits de son prochain.
Et là, parce qu’on a eu peur, on a commencé d’échanger le bon vieux contrat social contre un nouveau contrat vital qui promettait de transformer nos sociétés, au pire, en fermes aux animaux parqués en toute sécurité – au mieux, en espaces confinés (ah l’abomination de ce mot !) où il sera recommandé de se claquemurer, de respecter les gestes barrières et de maintenir, sous contrôle médical, une prudente distanciation sociale.
J’ai écrit ce petit livre parce que j’ai vu le monde devenir l’otage de cette peur.
Je l’ai écrit parce que je sais que le virus de la peur est une autre cause des calamités qui, depuis des millénaires, accablent les humains.
Je l’ai écrit parce que je sais, à l’oreille, qu’il y a là une musique qui est celle de toutes les lâchetés et persécutions.
Je l’ai voulu comme un barrage modeste et fragile face à une terreur qui rôde et dont je crois qu’elle peut, armée de ses bréviaires et évangéliaires hygiénistes, dévaster le monde davantage que le Covid.
Je l’ai écrit pour essayer, non de répondre, mais de comprendre.
Je l’ai écrit pour poser cette vertigineuse question : pourquoi le monde, comme un seul homme, a-t-il cédé à la panique ? d’où vient que la mondialisation soit advenue, non par la prospérité heureuse annoncée par les meilleurs des libéraux, non par le cosmopolitisme fraternel auquel le beau sansfrontiérisme œuvrait depuis des décennies, mais par cette chape de plomb qui s’est écrasée sur la ville-monde ?
Mystère d’un Occident qui, la seconde d’avant, était encore ivre de lui-même et de l’hypersanté jaillissant, comme les grandes eaux versaillaises, de ses bassins d’intelligence artificielle : le voilà qui se recroquevillait dans ses terreurs, ses hontes et ses chaussons.
Mais mystère, plus grand encore, de mes amis darfouris, de mes compagnons kurdes bunkerisés dans leurs tranchées, mystère de ces damnés que j’avais quittés à Lagos, Mogadiscio ou Lesbos : ils souffraient de toutes les calamités possibles ; ils mouraient de maladies très anciennes, à commencer par la plus atroce des malnutritions et des famines ; mais voilà qu’ils se drapaient dans la même prophylaxie ! voilà qu’ils se rangeaient dans la batterie du confinement ! Pourquoi ?
D’où vient que le Bangladesh qui déplore 672 morts du Covid pour 160 millions d’habitants a signé l’arrêt de mort économique et donc, souvent, l’arrêt de mort tout court de centaines de milliers de travailleurs précaires, privés de leur maigre subsistance par « l’interruption » de l’économie mondialisée ?
En vertu de quelle aberration mimétique les 900 000 Rohingyas de Cox’s Bazar, que j’ai quittés le jour de l’entrée en apnée de la planète et qui, deux mois plus tard, ne comptent toujours que quelques cas, ont moins peur des polices, des mafias, du retour forcé en Birmanie, de l’exil à perpétuité ou encore des dengues, douves, diarrhées diverses et variées, encéphalites, qui sévissent dans la région que de la Grande Peur Mondiale ? C’est à pleurer de tristesse.
On s’en taperait la tête contre les murs d’absurdité.
Mais affronter l’absurdité du monde n’est-ce pas, aussi, pour cela que l’on écrit ?
Et puis j’ai écrit ce livre parce que j’en avais assez des rentiers du virus.
Il y avait Trump, et ceux qui lui ressemblent, profitant de la crise pour faire passer leurs règles scélérates et ériger les murs dont ils avaient, jusque-là, rêvé en vain.
Mais il y avait ces avocats de Mère Nature qui, quand ils nous enjoignaient à produire français, consommer français, manger français, quand ils faisaient l’éloge des « circuits courts » et du « souverainisme », quand ils envisageaient de limiter les grands voyages mangeurs de kérosène, ne raisonnaient pas de manière très différente de celle des braillards de l’America First.
Je l’ai écrit parce que j’ai senti monter, à droite et à gauche, le même goût de la pénitence.
Je l’ai écrit parce que j’ai cru entendre, chez les partisans du retour à la nature comme chez les développeurs des nouvelles « applis » capables de nous tracer en douceur, le même obscur désir de soumission.
Et je l’ai écrit parce que j’ai trouvé navrant le nombre de bons esprits, ivres d’une deuxième vague attendue comme dans Le Désert des Tartares, qui voyaient dans le virus une « opportunité historique » à ne « rater » sous aucun prétexte.
J’ai écrit ce livre parce que j’en avais assez d’entendre dire que le virus nous adressait un message et un ultimatum.
Je l’ai écrit parce que je n’en pouvais plus des discussions interminables sur un monde d’après dont je vois surtout, pour l’heure, le front de bœuf ou la niaiserie.
J’ai écrit ce livre parce que le seul monde qui m’importe c’est, à condition de le réparer, le monde de maintenant.
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