ANAËLLE LEBOVITS : Vous faites partie des intellectuels qui se disent optimistes. En quel sens l’êtes-vous ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Mon optimisme est ce qui reste quand j’ai décliné toutes les raisons d’être pessimiste. Ma métaphysique est pessimiste. Mes axiomes sont pessimistes. Mes premiers théorèmes le sont aussi. Et j’ai construit toute ma philosophie personnelle à partir des grandes hypothèses de cette version du pessimisme historique que, dans les années 1960, on appelait l’« antihumanisme théorique ». Après quoi, il n’y a qu’une alternative : ou bien se retirer du monde, tout laisser tomber, renoncer à exercer quelque influence que ce soit sur l’histoire et sur soi, estimer que ce sera, dans tous les cas, peine perdue, ou bien s’injecter une dose, fût-elle infime, d’optimisme – et avancer. C’est le choix que j’ai fait. Sans illusions. Mais avec détermination.

A.L. : Peut-être votre optimisme vient-il alors rendre raison secondairement de ce que vous ne vous soyez pas retiré du monde.

C’est ce que je viens de vous dire. Il y a une part de moi qui ne se résout pas à mes conclusions philosophiques ; une part de moi qui se dérobe à la pulsion de mort et à cette idée, que je tiens pourtant pour assurée, que la pulsion de mort est cela même qui meut les hommes, qui mène le bal et qui, à la fin des fins, a raison de nous. C’est cette révolte, en moi, contre moi-même qui est, bien évidemment, la clef.

A.L. : J’ai été touchée, dans Ennemis publics, par cet aveu que vous faites : les injustices que vous traquez partout où cela est possible, ces injustices censées garantir par ailleurs l’ordre du monde selon ceux qui les commettent, vous avez la conviction intime que vous pourriez en faire les frais, un jour.

Ce n’est pas la même chose. Il y a « les » injustices en effet qui m’occupent depuis toujours et que j’essaie de combattre sans relâche. Et puis il y a mon petit cas personnel et l’outrage dont je pourrais, un jour, être éventuellement l’objet. Les deux, je m’empresse de le préciser, ne sont en rien comparables… Cela étant dit, regardez. Je prends un exemple. Un seul. A l’heure même où nous parlons, et depuis déjà plusieurs jours, circule, dans un grand magazine, très important, très lu, Le Nouvel Observateur, un article contre moi qui est d’une vulgarité et d’une violence rares et qui est signé Delfeil de Ton. Or, ce qui est intéressant c’est que je ne vois ni n’entends aucune espèce de réaction. Le même article sur n’importe qui d’autre aurait laissé les gens abasourdis. Là, rien. Tout le monde a l’air de trouver ça normal. Que je sois ainsi traîné dans la boue, diffamé, injurié, que l’on demande ni plus ni moins que de me voir réduit au silence, cela n’a l’air de gêner personne. C’est ça que je veux dire quand je dis à Houellebecq que si, ce qu’à Dieu ne plaise, un tort de grande ampleur venait à m’être fait, cela laisserait froids la plupart des gens qui m’entourent… J’ajoute que, lorsque je dis cela, lorsque je prends acte de cette insistance à écrire sur mon compte des choses extraordinairement blessantes et que l’on n’écrit sur personne d’autre et lorsque, avec Houellebecq justement, j’intitule un livre Ennemis publics, il se produit cette chose, pour le coup, assez comique : les gens deviennent très énervés, presque enragés – « non mais, ça va pas la tête ! de quoi parle-t-il ? ennemi quoi ? ennemi de qui ? comment ose-t-il ? » etc.

DEBORAH GUTERMANN : La rhétorique qui dénonce le « complot éditorial » en quoi consisterait la parution de votre dernier livre, a en effet de quoi surprendre.

C’est ça, oui. Un éditeur, Teresa Cremisi, fait son métier, juste son métier, de bon éditeur – et, dès lors qu’il s’agit de moi, cela devient un « complot ». C’est extravagant. Mais c’est aussi, je vous le répète, à bien des égards très amusant. Je ne me plains de rien. Je ne reproche rien à personne. Arriver à concentrer sur soi une telle quantité de réprobation m’est toujours apparu, au contraire, comme un honneur. Ou une vertu.

A.L. : On peut montrer, dire, et redire la vérité, ou plutôt des bouts de vérité, c’est ce que vous faites. Restent des sujets à propos desquels elle est foncièrement inaudible. Ce sont, il me semble, vos sujets d’élection. Vos thèses s’avèrent souvent justes après coup, vous traquez la lâcheté de vos contemporains et ne cessez de pointer les désordres dont chacun se détourne, ceci explique peut-être assez cela.

Il y a deux choses. Derrière ce climat de bataille qui ne me lâche pas depuis trente ans, il y a deux phénomènes assez différents. D’abord, donc, le côté « personnel » – mais que je vous proposerai de redéfinir comme suit. S’il y a bien une chose qui est insupportable à tous les clergés et, en particulier, aux clergés intellectuels, c’est le spectacle d’une liberté en acte. Eh bien je crois être aussi libre qu’il est possible de l’être en ces temps où tout semble fait pour asservir, réduire, anéantir les volontés propres en général et celles des intellectuels en particulier. Libre de mes choix. Libre de mes engagements. Mais, peut-être plus radicalement encore, libre de mes mouvements. Et quand je dis libre de mes mouvements, je ne veux pas seulement dire, bien sûr, que je bouge, que je voyage et que j’aime cela. Mais que, depuis trente ans donc, je nourris le projet fou, mais qui finit presque par marcher, de définir moi-même, au moins pour partie, ce qui me paraît digne de souci, ce dont je décide de me charger, le trou d’aiguille où, selon moi, passe ou passera, à un instant donné, le fil de l’Histoire Universelle – et ce, sans m’en expliquer, sans m’en excuser, à partir de ce que je vis comme une liberté d’évaluation souveraine. Un jour, c’est Israël. Un autre le Burundi. Un autre encore, le Pakistan et la résurrection par les mots de Daniel Pearl. Et une autre fois encore, c’est une illumination plus intime, une lettre que je m’adresse à moi-même, par exemple une fiction (écrite, mise en scène, filmée). Chaque fois, c’est moi qui décide. Chaque fois c’est moi qui m’auto-missionne. Et cela, j’en suis convaincu, est la première source de l’exaspération que je suscite – tant chez les tenants de l’ordre et de l’embrigadement militants, que chez les croyants aveuglés du sens de l’Histoire et de ses lois. Bon. Après, vous avez la deuxième chose – c’est-à-dire les désaccords philosophiques…

A.L. : Voilà.

Oui. Là, il y a une chose amusante, vous savez. Dans les inimitiés que je suscite, il y a comme des couches, des strates théoriques, que je peux presque dater et que je sens, en général, à la première ligne d’un article, au premier regard échangé avec quelqu’un. Il y a les inimitiés-77, qui datent de La Barbarie à visage humain et de sa positivité pessimiste. Celles de 1979, chez les types qui n’ont jamais digéré le putsch théorique consistant à dire, à l’époque du Testament de Dieu, qu’il y avait autant de philosophie chez Isaïe ou Rachi que chez Platon. La couche 1981, qui est celle de L’Idéologie française et de son appel à délier ce qui, dans la manière d’être ensemble des Français, me paraissait de nature à faire plier, corroder, corrompre, les libres subjectivités. J’en passe. Mais la vérité est là : des désaccords de fond, des affrontements politiques ou métaphysiques, des querelles de style – pas seulement des histoires de personnes, de jalousies, toute cette pacotille psychologique et nerveuse qui, moi, en tout cas, m’indiffère.

A.L. : Ne sont-ce pas davantage vos succès que vos insuccès qui vous valent l’« hainamoration » dont vous faites l’objet ?

Non. Car les « succès », c’est trop vite dit. J’ai connu, tout au long de ma vie, autant d’insuccès que de succès. Le film – Le Jour et la Nuit – que j’ai tourné il y a dix ans… La « liste Sarajevo » il y a quinze ans… L’Idéologie française, justement… Sans parler d’Ennemis publics, qui n’a pas été le best-seller absolu que d’aucuns redoutaient… Par parenthèse, je me suis tellement amusé, là aussi, à voir les curés ou, mieux, les épiciers de la presse littéraire sortir leurs calculettes pour, semaine après semaine, faire le bilan des ventes de ce livre ! Quelle importance cela a-t-il que deux écrivains vendent 30 000, 50 000, 100 000 ou 200 000 exemplaires ? Aucune, évidemment. Sauf que, là, comme c’était Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, cela devenait prodigieusement important et méritait qu’on y consacre des colonnes entières dans les meilleurs journaux.

D.G. : Outre Ennemis publics, de quel crime vous êtes-vous rendu coupable récemment ?

Je ne sais pas. American Vertigo, peut-être… Je pensais écrire un reportage littéraire, paisible, sans histoires. Or non. Voilà que, pour certains, je tombais le masque de mon américanophilie délirante. Où ai-je lu ça, encore récemment ? Oui. Sous la plume de ce négationniste patenté (du génocide rwandais) qu’est Pierre Péan. Des pages geignardes, ridicules, mal écrites et, de surcroît, mal informées où il fait de moi le maître à penser « américain » de mon ami Bernard Kouchner. Ceux qui connaissent l’histoire, et les coulisses, de notre amitié ont dû bien s’amuser.

D.G. : Justement, un article de cette semaine évoque dans Libération, notamment à propos de ce livre de Péan sur Kouchner, « l’instrumentalisation dangereuse de l’antisémitisme » par les défenseurs de Kouchner, et vous êtes cité dans l’article.

Oui. Et ça aussi, c’est extraordinaire ! Car, dans cette affaire, j’ai dit des tas de choses. J’ai dit, par exemple, que Péan était un nain. Ou que Kouchner était un personnage respectable. Ou qu’un ministre des Affaires étrangères me semblait avoir, jusqu’à nouvel ordre, le droit de choisir ses ambassadeurs. Ou, comme je viens de le répéter là, à l’instant, que le vrai décor de cette pauvre polémique est le génocide rwandais, auquel j’attache, personnellement, une importance extrême et qui est l’occasion d’un exercice permanent de négationnisme de la part du Sieur Péan. Mais il y a un argument que je n’ai pas utilisé, encore moins sous-entendu car je n’y ai, en vérité, pas pensé – c’est l’argument de l’antisémitisme. Ce qui est formidable c’est que des gens l’entendent alors que je ne l’ai pas dit. Le symptôme énorme, presque trop beau pour être vrai, c’est quand ces gens s’écrient : « au secours ! il nous accuse d’être antisémites ! » alors que je ne l’ai pas écrit et que l’idée ne m’a même pas traversé l’esprit. En bon français, cela s’appelle un aveu. Ou un lapsus. La vérité étant, je vous le répète, et il suffit de me lire pour s’en convaincre, que je recours très rarement à cet argument. D’abord par prudence et parce que je suis, plus que quiconque, attentif à ne pas instrumentaliser l’antisémitisme. Et puis parce que je suis ainsi structuré, névrotiquement structuré si vous voulez, que j’ai beaucoup de mal à admettre, et même à penser, que le judaïsme puisse être, en moi, motif à réprobation et à haine. Beaucoup de mal à me voir comme une victime. Et donc, en particulier, comme victime de l’antisémitisme.

A.L. : Vous croyez cela ?

Oui, je le crois. Sans doute est-ce la dernière trace, en moi, de ce système de dénégation que j’évoque et décris dans Ennemis publics, et dont je dis qu’il était celui de ma famille. Le Juif d’affirmation que je suis devenu est loin de cela, désormais. Mais c’est peut-être la toute dernière trace de cette dénégation ancienne et, pour l’essentiel, maîtrisée. Cela dit, il n’y a pas que du mauvais dans cette dénégation : c’est peut-être, précisément, parce que je ne m’en sens pas victime, jamais, que j’arrive à ne pas trop mal penser l’antisémitisme.

A.L. : Quelque chose se fait jour ici de votre division. Et justement, vous tenez ferme que le sujet n’est pas adéquat à lui-même. Votre spinozisme décidé rend-il compte de cette conviction ?

Je dirais qu’être spinoziste c’est penser que le sujet n’est jamais adéquat à lui- même. Partant de là, on peut toujours, naturellement, tenter de corriger, de refermer la béance, de reconstruire une adéquation artificielle ou forcée, on peut partir à la chasse au sujet et déployer de gros efforts pour lui donner une identité, l’identifier. Mais ce n’est jamais lui qu’on trouve. C’est un leurre. Ou une série de leurres. Et il y a là, pour moi, une vraie source de jubilation et de joie. Car c’est bien parce que je crois que le sujet n’est jamais adéquat à lui-même, c’est bien parce que ses frontières sont indécises et toujours mouvantes, que je le crois – et me crois – profondément hors d’atteinte. D’où ma joie.

A.L. : Est-ce là, aussi, ce qui rend compte de votre pudeur ?

Oui. Car ça vient d’où, le goût de l’impudeur ou de l’exhibition ? De l’injonction d’» être soi-même ». De cette colossale arrogance, doublée d’une risible naïveté, qui veut que l’on vise l’adéquation à soi et la localisation du sujet que l’on est. Je ne crois pas cela. Je ne crois pas que ni moi, ni quelque sujet que ce soit, aient une place assignée en ce monde. Et c’est d’ailleurs une autre raison qui fait que je bouge tout le temps, avec la liberté que je vous disais tout à l’heure. Si votre place est incertaine, vous la rejouez à chaque minute. Si votre lieu est indécis, on peut croire qu’on vous tape dessus – vous savez, vous, qu’on n’atteint jamais qu’un leurre, une ombre pâle, un fantôme de soi, le soi de la veille ou de l’avant-veille, une identité déjà déménagée. Si, en revanche, vous vous croyez adéquat à vous-même, et si vous vous imaginez qu’il y a un lieu de cette adéquation, alors vous faites à vos ennemis l’inestimable cadeau de leur donner à chaque instant, voire une fois pour toutes, des nouvelles de votre position de vol…

A.L. : Il est assez rare que je ne vous suive pas mais j’ai été surprise, je l’avoue, de votre soutien à Ségolène Royal lors de la dernière élection présidentielle. Et sans doute, pourtant, fallait-il choisir…

Vous connaissez une autre définition de la politique que cette nécessité de choisir ? Non, bien entendu. Donc, voilà… S’ajoute à cela que j’étais, de tous les intellectuels de ma génération, le seul à connaître Sarkozy et à ne pas croire un mot de ce qu’il nous racontait sur les Droits de l’homme, Poutine, la Chine et le Tibet, et ainsi de suite. Et s’ajoute encore le fait que j’ai le goût du jeu, du romanesque, dites-le comme vous voudrez – et que Ségolène Royal m’est très vite apparue comme un beau personnage, séduisant, passionnant et me fournissant un matériel romanesque considérable.

D.G. : Et puis, vous êtes de gauche, indéfectiblement.

On peut dire cela, oui. Encore que ce mot, « indéfectible », je l’appliquerais plus volontiers aux énoncés que je profère sur, justement, la Chine, le Darfour, l’islamo-fascisme, le poutinisme – bref, les questions où se joue l’avenir de cette révolution antitotalitaire dont j’ai été, avec d’autres, l’un des acteurs et dont je serais désespéré de voir se perdre les leçons. Alors, je vais vous parler très franchement. Plus franchement, peut-être, que je ne l’ai jamais fait quand on m’interroge sur ce sujet. Si je reste fidèle à la gauche c’est aussi pour des raisons tactiques – parce qu’elle me semble être le lieu où, par excellence, se livre et se joue cette bataille dont je vous parle. Que Sarkozy s’accommode de Poutine ou de Kadhafi, c’est de la realpolitik et du cynisme. A gauche, en revanche, cela participe d’une vision du monde, d’un progressisme philosophique, parfois d’un antiaméricanisme, d’un culturalisme, d’un différentialisme, voire d’un islamo-gauchisme, qui sont bien plus solidement ancrés et qui sont justiciables, non d’une dénonciation jaculatoire, mais d’un procès philosophique. C’est ce procès que je voulais instruire avec Ce grand cadavre à la renverse. C’est à l’islamo-gauchisme et à ses composants moléculaires que je voulais m’affronter. Et l’adresse qu’était ce livre, c’est aux hommes de gauche qu’elle était destinée – ce sont eux qu’il fallait ébranler et, si possible, convaincre ; c’est à eux qu’il fallait faire honte et expliquer qu’en tenant telle ou telle position ils ne respectaient pas du tout la foi musulmane mais remettaient leurs pas dans ceux du grand mufti de Jérusalem et du fascisme des années 30… Alors, je comprends que, devant l’acharnement d’un Badiou, d’un Agamben ou, pour redescendre encore d’un étage, d’un Chevènement, d’aucuns – je pense à mon ami Glucksmann – puissent être tentés de dire : « ça va comme ça ; addition, vestiaire, au revoir ». Ce ne fut pas mon cas. J’ai pensé qu’il fallait rester dans la vieille maison, dans cet amas de ruines qu’elle est devenue, pour, comme nous l’avons fait il y a trente ans, au moment des nouveaux philosophes, tenter de retenir, ou de relever, ce qui pouvait l’être.

D.G. : Ségolène Royal a récemment indiqué que Sarkozy faisait un « contresens » en décidant le retour de la France dans l’OTAN, qu’en pensez- vous ?

Qu’elle a tort. Et que je ne la vois peut-être pas assez…

A.L. : Pourquoi avoir rompu les ponts avec Sarkozy, vous qui êtes pragmatique, et qui vous souciez de l’effectivité de vos idées ?

Rompu les ponts n’est pas le mot. Car, de mon côté en tout cas, et même si c’est à sens unique, la sympathie pour l’homme est toujours là, intacte. De même que la vigilance républicaine quand il est attaqué d’une manière qui me semble basse. Après, il y a trop de désaccords. Trop de promesses non tenues. A commencer par l’affaire géorgienne, que j’ai vécue en direct et où il faut être aveugle pour continuer de dire, comme font certains, qu’il a « résisté à Poutine ». C’est le contraire qu’il a fait. Et avec une brutalité extrême.

D.G. : Vous pensez donc que Ségolène Royal est plus réceptive ?

Prenez juste la campagne passée. Et, pendant cette campagne, un de ses discours, un seul, celui de Villepinte. Elle est, à ma connaissance, la seule, à ce moment-là, à avoir fait l’éloge d’Anna Politkovskaïa. La seule à avoir dit que, si elle était élue, elle recommanderait le boycott des Jeux olympiques de Pékin. La seule encore à avoir dit que le Hamas et le Hezbollah étaient des partis fascistes. Tout cela compte. Ce sont des mots, c’est-à-dire des faits – et des faits qui pèsent lourd. Alors, demain ? Si elle se représentait, en 2012 ? Il faudrait voir où elle en est. Mais je n’aurais rien contre, a priori, reprendre le fil des conversations de jadis.

A.L. : Vous considérez donc que le terrain de la philosophie est le champ de bataille, et non les bancs de l’université.

D.G. : On vous a vu ainsi par exemple, aux côtés de Jacques-Alain Miller, défendre la psychanalyse sur tous les fronts. Les universitaires sont, quant à eux, et dans l’ensemble, assez apathiques quelles que soient les causes qui se présentent à eux.

C’est vrai. Et c’est désespérant. Ils n’ont pas bougé au moment de la Bosnie. Pas bougé au moment de la Tchétchénie. Je ne me souviens pas du moindre mouvement de protestation, venu des universités, au moment où le monde a commencé de prendre conscience du nouveau génocide qui venait de se perpétrer au Rwanda. Vous me direz que ce n’est pas non plus le boulot des universités de s’occuper de ce qui se passe dans les Balkans et en Afrique. Soit. Mais la bataille de « l’évaluation »… Ce débat, lancé par Jacques-Alain Miller et d’autres, autour de cette nouvelle manie de tout évaluer… Ils auraient pu y deviner la préfiguration d’une bataille qu’ils auraient, un jour ou l’autre, à mener à leur tour et pour leur compte. Mais non. Rien non plus. Pas l’ombre d’un pressentiment. Une apathie abyssale. Et c’est ainsi qu’ils sont arrivés, démunis, désarmés, aucunement préparés, à l’abattoir qu’on leur préparait et que leur a présenté le gouvernement Sarkozy. Je repense aux Chiens de garde de Nizan. Et je me dis que c’est étrange – et terrible – de voir à quel point l’université française n’a pas bougé depuis Les Chiens de garde de Nizan.

A.L. : Attaquons-nous à votre domaine de prédilection : le champ de la politique internationale. André Glucksmann faisait récemment valoir qu’en face des États-Unis, tandis que la Chine affiche une volonté de puissance et prétend s’égaler au monstre américain, la Russie affiche une volonté de nuisance, que pensez-vous de cette manière de voir les choses ?

Il a raison. La volonté de puissance de la Chine a pour corollaire la possibilité de la négociation. Si les Américains acceptent le principe d’un rééquilibrage des deux monnaies, s’ils réduisent leur déficit commercial, s’ils ne se lancent pas dans la mauvaise aventure du néoprotectionnisme, alors un rapport de forces est possible avec les Chinois et, avec ce rapport de forces, une règle du jeu et une entente. Les Russes c’est autre chose. Ils visent, d’abord, à nous embarrasser en soutenant tous les Ahmadinejad et les Chávez de la planète. Ils visent, ensuite, à déstabiliser les pays d’Europe orientale et centrale dont ils n’ont jamais digéré qu’ils soient sortis de leur orbite. Et, en même temps, nous n’avons pas tellement de raisons de céder à l’intimidation vu qu’ils sont à la tête d’un pays gangrené par la corruption, miné par la crise économique, appauvri par la baisse du prix du pétrole, bref, un pays qui n’a que l’apparence de la force.

D.G. : Mais alors, qu’est-ce qui pousse les dirigeants occidentaux à se coucher devant Poutine ?

Vous parlez de Sarkozy ?

A.L. : Oui, mais Chirac lui a décerné la Légion d’honneur…

Chirac soutenait Poutine pour des raisons idéologiques, dans la fidélité à la tradition gaulliste ; il était profondément antiaméricain et croyait jouer au plus fin en nouant cette alliance de revers contre les Anglo-Saxons. La position de Sarkozy n’est pas une position idéologique. Elle va, d’ailleurs, contre ce que lui- même disait dans ses discours de campagne quand il prétendait préférer serrer la main de Bush que celle de Poutine. Et je crois qu’elle relève plus, encore une fois, de la précipitation et du cynisme : « tout le monde est contre Poutine ? tout le monde lui tombe sur le dos ? eh bien, c’est qu’il y a une position à prendre, une opportunité, une niche – et je la prends. »

A.L. : Puisque ce numéro du Diable porte sur « l’amour du risque », permettez cette question : lorsque vous avez enquêté pour écrire Qui a tué Daniel Pearl ?, vous avez fait preuve d’un courage insensé, non ?

Insensé, sûrement pas. Car, quand je prends des risques, je veille, par principe, à ce qu’ils soient calculés. Pendant la première moitié de l’enquête, j’avais un passeport diplomatique. Puis, pendant un certain temps, les Pakistanais ont vraiment cru que j’écrivais un roman sans danger pour eux. Ce n’est que dans la dernière partie de l’enquête que les choses ont été plus compliquées : je n’avais plus de bouclier – et je me suis juste obligé, alors, à faire des séjours plus courts.

A.L. : Vous mettiez la mort au défi ?

Vous connaissez le mot de Foucault sur le courage ? Le seul vrai courage, dit-il à peu près, n’est pas le courage physique, c’est le courage intellectuel. Ou, plus exactement, le premier n’est rien sans le second et inversement. Ce pour quoi, d’ailleurs, quand vint, pour lui, l’heure de mourir, il eut ce mot magnifique, peut- être le dernier je ne sais pas, à propos de son vieux maître en épistémologie qui fut aussi un héros de la France Libre : « appelez Canguilhem, lui sait mourir… » Je pense, sur ce point, comme Foucault. Avec peut-être aussi, c’est vrai, une fâcheuse tendance à me croire invulnérable.

A.L. : Vous vous croyez hors d’atteinte ? Il y a sans doute une petite histoire, qui rend compte de cette « superstition ».

Il y a une petite histoire, sans doute. Mais il y a surtout, comme toujours, un dispositif philosophique.

A.L. : En la matière, je crois plus aux petites histoires qu’au dispositif philosophique…

Et je crois, moi, qu’on a la philosophie de sa biographie : ce qui, au fond, revient au même.


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