Le sujet de ce séminaire, c’est d’une certaine façon Benny Lévy qui l’a trouvé. J’avais, je ne sais plus pourquoi ni dans le fil de quelle conversation, prononcé ces mots : « comment je suis juif ». Et Benny les avait repris au vol et s’était écrié : « voilà ; c’est cela ; c’est très exactement de cela qu’il faut que tu viennes parler ». Cela m’a un peu effrayé sur l’instant. Et puis je me suis dit : « bon ; pourquoi, après tout, ne pas essayer ? pourquoi ne pas tenter le défi de venir dire ici, à Jérusalem, dans le cadre de cet Institut que nous avons voulu et créé ensemble, de quelle manière personnelle, singulière, peut-être bizarre, je suis juif ». Alors c’est difficile, bien sûr. A cause, d’abord, du savoir, de la science, de quelques-uns de ceux qui sont ici, à commencer par toi, Benny. Il y a de l’outrecuidance, j’en suis bien conscient, à venir exposer « ma » lecture des textes, « mon » interprétation du Talmud et de la Torah, à des hommes et des femmes qui, comme nombre d’entre vous, vivent dans l’étude et pour elle. Et puis est-ce que c’est une chose à laquelle on réfléchit si naturellement soi-même ? Cette question que je vais poser, là, pendant ces quelques heures, à haute voix, est-ce que je me la pose tant que cela quand je suis seul, entre moi et moi ? C’est Levinas, je crois, qui disait que « s’interroger sur l’être juif, sur son identité juive, c’est déjà l’avoir per- due »… Alors ? Alors, j’espère, bien entendu, n’en être pas là. Mais enfin, le fait est que je n’aborde pas sans crainte ni pudeur cette réflexion, cette rencontre, de ce soir.

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Première remarque : je n’ai pas toujours été juif. Je le suis selon la Tradition, bien sûr. Je l’ai, selon la Halakha, toujours été, cela va sans dire. Père juif, mère juive, un arrière-grand- père maternel rabbin dans la région de Tlemcen, en Algérie. La généalogie est bonne… Mais, malgré cela, malgré cette généalogie impeccablement juive, j’ai été élevé, comme nombre de Juifs de ma génération, dans une famille qui avait décidé, au lendemain de la Shoah, de s’inventer un autre futur, un autre destin. Une famille où, comme dira Gershom Scholem dans sa conférence de 1969 intitulée « Israël et la diaspora », on était « conscient de son passé, mais où on ne voulait plus rien avoir à faire avec l’avenir du peuple juif ». Je nais dans une famille, si vous préférez, où l’on décide, au lendemain de la guerre et de la Shoah, de biffer ce commencement juif qui avait, pour nombre de Juifs de l’époque, le parfum du malheur et de la catastrophe. Mon père était un antifasciste de la première heure, engagé volontaire, à 18 ans, en Espagne républicaine, puis dans l’armée française pour participer à la lutte contre les nazis, et qui a fait partie de ces Juifs qui, au sortir de la nuit, considérant ce champ de ruines qu’étaient devenus l’Europe et le peuple juif en Europe, ont estimé que c’était trop cher payer d’être juif et que la question pouvait se poser de savoir si la préservation de ce capital de savoir et de mémoire valait la peine de tant de peine. « Le judaïsme ? Ne m’en parlez pas, monsieur le docteur », disait Heine dans un mot célèbre, « je ne le souhaite pas à mon pire ennemi ; injures et douleurs, voilà tout ce qu’il rapporte. » Eh bien, ainsi aurait pu dire André Lévy, mon père. Et c’est ce qui fait que j’ai été élevé dans une ignorance concertée, méthodique et qui se voulait protectrice, de la Tradition. Alain Finkielkraut écrivait au début de son Juif imaginaire : « Je n’ai pas à raconter comment et par quel miracle, à l’issue de quel traumatisme, je suis devenu juif puisque, du plus loin que je me souvienne, je l’ai toujours été. » Moi, c’est exactement le contraire. Quand je me souviens loin, quand je remonte à mon adolescence et mon enfance, je ne me souviens jamais de moi comme Juif.

Maintenant, attention ! Je dis ignorance – cette ignorance première de mon être juif – je ne dis pas honte. Et si je veux donner une idée exacte de ma modalité de non-être juif en ce temps-là (un temps qui durera, en gros, et je vais y venir, jusqu’aux abords de la trentaine), je dois écarter tout ce qui pourrait ressembler à ce que nous appelons, dans la tradition du XIXe siècle, de ce mot codifié « la haine juive de soi ». Je parle d’ignorance, pas de reniement – et il y a, entre les deux, une différence de taille.

J’ai connu des Juifs qui ont vécu dans la honte de leur judaïsme. Nous avons tous connu des familles où, comme chez le Bloch de A la recherche du temps perdu, on rougissait quand on entendait à table le mot Juif. J’ai eu des camarades qui, à la façon de Bloch dont Proust raconte comment il employa sa jeunesse, puis son âge mûr, à « raboter de son être et presque de son visage tout ce qui pouvait trahir son être-juif », se sont employés à cacher, l’un un accent, l’autre une famille, le troisième tel ou tel stigmate qui pouvait signer sa non-appartenance à la France éternelle. Sans parler de l’extrême gauche française de mes vingt ans, de ces militants juifs des grandes organisations trotskistes ou maoïstes, qui mettaient leur point d’honneur à effacer, sinon toute trace juive, du moins tout souci juif : l’universalisme révolutionnaire, pensaient-ils, est à ce prix ! le judaïsme était, comme n’importe quel nationalisme, une sorte de particularisme, ou de tribalisme, dont le principal effet était de retarder le cours de l’Histoire, d’aveugler ceux qui s’en réclamaient ! et je les revois, ces militants ou chefs révolutionnaires, si extraordinairement soucieux, par exemple, de ne jamais être les premiers à s’indigner d’une « blague juive » ou d’un dérapage antisémite ! le syndrome Bloch, encore ; ils avaient, eux aussi, quoique sur un registre politique et radical, quelque chose du Bloch de La Recherche ; ils partageaient, eux aussi, le préjugé heinien du judaïsme comme un « soufflet perpétuel », ou un « signe de Caïn », dont il fallait s’affranchir.

Tout cela, ce ne fut pas mon affaire. Aussi loin, là encore, que je me souvienne, je ne me souviens pas avoir jamais trempé dans aucune de ces formes diverses du reniement juif de soi. Jusqu’à cette dernière tentation, jumelle de la tentation du reniement, et que j’appellerais la tentation de la surenchère française ; cette façon de dire : « je suis aussi français que vous ! peut-être même plus ! les Juifs ne sont-ils pas là, en France, depuis la nuit des temps ? Rachi n’était-il pas de Troyes, etc., etc. ? » – ça non plus, je ne l’ai pas connu ; l’auteur, ou le futur auteur, de L’Idéologie française était bien le dernier à pouvoir tomber dans ce piège, dans cette autre forme de la honte ! Honte pour honte, j’ai un souvenir. C’est à l’oral du concours d’entrée à l’École normale de la rue d’Ulm, épreuve d’histoire ancienne. Je suis amené à parler, je suis incapable de vous dire pourquoi, de cette affaire de « haine juive de soi ». Et je déclare à mon examinateur éberlué que la seule haine ou honte juive de soi dont j’étais capable de parler était celle des chrétiens eux- mêmes par rapport à leur part juive.

Bref, pas de honte ni de haine juive de moi-même. Un oubli du judaïsme, oui, pas un ressentiment antijudaïque. Et ceci pour des raisons biographiques très précises – une surtout, une raison absolument majeure, un événement essentiel de ma vie qui est, en fait, un événement littéraire mais qui a influé très lourdement sur le cours de ma biographie. Cet événement littéraire c’est la lecture, à vingt ans pile, en plein Mai 68, à l’heure où nombre de mes camarades lisaient La Question juive de Marx, ou les textes du leader des Black Panthers américains Elridge Cleaver, ou ceux des premiers idéologues palestiniens ou des théoriciens qui les soutenaient, c’est la lecture, donc, à la limite de l’inavouable, d’un très très grand roman – peut-être le plus beau roman juif de l’après-guerre, et sûrement l’un des plus beaux romans de la littérature française de l’après-Auschwitz – Belle du Seigneur d’Albert Cohen.

Quelques mots sur Belle du Seigneur.

On pouvait lire ce livre – on peut encore le lire – comme une allégorie de la judéité en Occident et un pari sur l’inévitable tragique qui s’ensuit. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, de la fin du livre ? Vous vous souvenez du suicide de Solal ? On pouvait lire cela – et, ayant connu Albert Cohen d’assez près, je crois que ce n’est pas le contraire de ce qu’il pensait lui-même avoir voulu dire ou même dit – comme signifiant : « jamais Israël ne sera réconcilié avec l’Occident chrétien ; Solal a tourné le dos à la Loi, il s’est éloigné de son peuple, il a tout misé sur une passion qui est, fondamentalement, chose occidentale, eh bien voilà, il s’est aliéné, il s’est perdu, il en est mort ».

On pouvait le lire comme un roman qui disait la tentation du reniement, la tentation, comme dit à un moment Solal, de « faire le singe » avec les chrétiens et d’être plus chrétien que les chrétiens. Il y a cette tentation, incontestablement, dans le roman. Et je vous en donne une preuve, une seule, mais parmi cent autres possibles – c’est l’exclamation de Saltiel, l’oncle Saltiel, le plus émouvant des « Valeureux », le témoin de ce judaïsme des origines dont Solal songe à s’affranchir : « ne fais pas cela, Sol ! ne renie pas ! c’est un malheur d’être juif, mais il ne faut pas renoncer à ce malheur ! le Messie viendra peut-être demain ; quand il sera là venu, alors tu feras ce que tu voudras ».

On peut lire ce roman – et c’est ainsi, probablement, que je le relirais aujourd’hui – comme le grand roman du néo- marranisme contemporain, le grand roman qui dit le déchire ment du néomarrane : goy dehors, juif dedans ; vivant le jour dans le monde et retournant la nuit à son ghetto intérieur ; Solal, le petit Juif sorti de Céphalonie pour aller s’illustrer chez les Gentils et qui, fort de son « sosie » intérieur apte à parler avec les Grands, devient Solal le magnifique, prince de la gentilité, avec houleux et terribles débats entre ses deux personnages, entre lui et son dibbuk, entre le « lui » visible, officiel, et son petit Juif intérieur.

Les lecteurs du livre se souviennent, j’en suis sûr, de cette scène extraordinaire de Belle du Seigneur, à mon avis la plus belle du livre, et que l’on trouve déjà, d’ailleurs, dans ce brouillon, beaucoup plus ancien, qu’est Solal. C’est le moment où l’on s’aperçoit que le prince de la gentilité, Solal le magnifique, le Grand Duc de la SDN qui parle d’égal à égal avec les plus grands, nourrit et abrite dans sa cave une sorte de « cour des miracles » composée de vieux Juifs scrofuleux, souffreteux, interdits de représentation dans ce monde dont il est l’un des rois et auquel il en est réduit à aller rendre visite la nuit, en secret. « J’ai fait venir ceux de Céphalonie et ceux d’ailleurs, dit-il. Une ville biblique grouille dans la demeure de son excellence. Le jour au ministère, à la Chambre, aux réunions du parti. La nuit, je vais dans mon vrai pays. Et, de jour et de nuit, je suis triste, si triste. Le jour, ils dorment, ils attendent ma venue, ils accourent vers moi, ils me conseillent, ils se réjouissent de mes réussites et m’apprennent à utiliser mes malheurs ».

Bref. On pouvait lire Belle du Seigneur de toutes ces façons-la. Mais non. Sur l’instant, en cet an de grâce 1968, je le lis d’abord, surtout, comme un démenti magnifique à toutes les caricatures et tous les clichés qui, depuis des décennies ou des siècles, nourrissaient cette haine et cette honte juive de soi. Voilà un Juif solaire, me dis-je. Voilà un Juif heureux. Voilà un Juif libre, là où l’on dépeignait un peuple d’esclaves définitifs. Voilà un Juif incarné, un Juif doté d’un corps et même d’une chair, alors que la tradition a fait du Juif un être de raison, un homme abstrait. Voilà, d’une certaine manière, un Juif presque païen, presque grec dans la glorification qu’il propose, par son seul être-au-monde, des valeurs du corps et du monde. Je lis, à la même époque, La Naissance de la tragédie de Nietzsche que je m’apprête, dans un de mes tout premiers textes, à croiser avec Le Théâtre et son double d’Artaud. Eh bien Solal m’apparaît comme un personnage quasi-nietzschéen, ou en tout cas apollinien. Le contraire, en tout cas, de l’image ressentimentale, plaintive, douloureuse, doloriste, du Juif de la littérature franco-française, ou franco-judaïque, ou, bien entendu, antisémite de l’époque (Chardonne, Benoît, Loti…).

Maintenant, autre chose encore. De même que mon ignorance de mon être-juif ne s’adossait pas à cette honte, à cette haine, à cette volonté de raboter de mon être tout ce qui pouvait trahir la judaïté, je ne crois pas non plus avoir eu à affronter – ni pour nourrir une honte, ni pour forger une identité – ce fameux regard de l’antisémite, dont il est admis par tout le monde et, notamment, par Sartre qu’il est le point de passage obligé, une étape quasi initiatique, dans la vie de tout jeune Juif et dans son objectivation comme Juif. Bien sûr, j’ai dû, en ce temps-là, rencontrer des antisémites : on n’écrit pas L’Idéologie française si l’on n’a pas, trente ans plus tôt, senti qu’il y a au cœur de la manière française d’être ensemble, au cœur de cette religion communautaire nationale qu’est la religion française, quelque chose qui laisse suinter la haine du Juif comme tel. Mais il se trouve que ce sentiment, cette perception, cette méfiance, je ne les ai pas vécus comme un drame. Il se trouve qu’aussi loin, de nouveau, que je me souvienne, je n’ai pas le souvenir de ce fameux incident, de cette fameuse scène primitive, de cette injure soudaine et fondatrice, racontée en des termes étonnamment semblables et récurrents par tant d’écrivains et de non-écrivains juifs, où le jeune Juif apprend dans le regard de l’autre son étrangeté en même temps que le ressort de la méfiance ou de la haine qu’il va susciter sa vie durant. Cette scène primitive qui est censée rester comme une ineffaçable brûlure, ce moment initiatique à l’envers qui fonctionne sur l’instant comme révélateur et, plus tard, comme un memento mori de la fureur antisémite, je n’en ai bizarrement pas d’expérience. Pourquoi ? Le hasard peut- être. La contingence de la vie. Mais aussi, je crois, le fait que j’étais armé de telle manière que cet antisémitisme latent dont j’étais plus qu’aucun autre conscient, je n’ai eu à le vivre ni comme une défaite, ni comme une bataille particulièrement redoutable. Sens, très tôt, du rapport de forces. Conception de la vie en société comme une guerre. Manque d’illusion et, donc, absence de déception quant à la prétendue transparence du lien social en contrée démocratique. Manque d’illusion – leçon du père – sur la France en tant que telle. Bref, je n’ai pas été un Juif sartrien. Je n’ai pas été plus juif négativement que je ne l’étais positivement. Cette identité juive que ne m’ont pas transmise mes parents, il n’y a pas eu non plus d’anti- sémite pour me la rappeler.

Enfin, la toute dernière de ces remarques préliminaires. Mon retour au judaïsme, mon devenir ou redevenir juif, ne fut rien moins non plus qu’une conversion, et encore moins une illumination. Vous connaissez le schéma, n’est-ce pas. Vous connaissez l’histoire de ces Juifs déjudaïsés revenant au judaïsme de leurs ancêtres. Vous avez en tête les grands cas, répertoriés comme tels, de ces illuminations, de ces conversions, de ces retours spectaculaires au judaïsme, dont l’histoire juive est parsemée. Le cas de Benjamin Fondane, en 1944, au bord de la déportation : Fondane le rimbaldien, Fondane l’esthète qui, d’un seul coup, dans un poème magnifique (« Seul parmi les livres »), sent « le livre qui craque en lui », en une espèce de moment fondateur et initiateur d’une conversion qu’il nous présente comme brutale, spectaculaire. Le cas de Rosenzweig, peut-être le plus étonnant et le plus célèbre : 1913 ; un jeune intellectuel totalement déjudaïsé ; il l’est telle- ment, déjudaïsé, qu’il a même pris la décision, le jour de Kippour de cette année-là, de se convertir au christianisme ; sauf qu’il a aussi voulu, en ce jour de Kippour et avant sa conversion, avant ce jour de gloire qu’il attend désormais fiévreusement, entrer, pour la première et dernière fois de sa vie, dans une synagogue ; son idée est, au fond, qu’il va entrer en christianisme, mais qu’il doit le faire comme Christ lui- même le fit, c’est-à-dire en Juif, en vrai Juif ; et c’est ainsi qu’il est donc à la grande synagogue de Berlin, en cette nuit de Kippour 1913 ; il y passe la nuit ; et voilà que, au petit matin, il en sort, non pas chrétien, ni en passe de le devenir, mais, contre toute attente… juif ; Rosenzweig a vécu une nuit pascalienne, il faudrait peut-être dire, d’ailleurs, une nuit rosenzweigienne et, au terme de cette nuit d’où il devait sortir chrétien, il a une illumination qui fait qu’il devient juif – c’est une histoire, évidemment, tout à fait extraordinaire ! Vous avez encore la conversion de Schoenberg venant, accompagné de Marc Chagall qu’il voulait grand témoin de ce grand événement, expliquer au rabbin Germain Lévy de la synagogue de la rue Copernic qu’il a décidé de revenir à la foi de ses ancêtres, lui le Juif déjudaïsé, ignorant de ses racines et de l’histoire de son peuple – le rabbin Germain Lévy lui dit d’ailleurs : « non, vous ne revenez pas ; car vous n’êtes, en vérité, jamais parti ; chez nous on ne part pas, on n’a donc pas à revenir ».

Vous connaissez tout cela. Vous connaissez ces histoires. On a mille fois glosé sur tous ces retournements et conversions. Or voici ce que je veux vous dire. Ce n’est de nouveau pas mon histoire. Ces histoires de nuits mystiques, d’événements initiatiques, ne sont toujours pas les miennes. Ce Juif déjudaïsé que j’étais, ce Juif qui n’a jamais vécu pour autant son non-être juif sous l’angle de la honte ou de la haine, ce Juif qui n’a pas vécu non plus l’antisémitisme comme une tragédie personnelle apocalyptique, ce Juif-là est revenu au judaïsme par un tout autre processus, qui n’a rien à voir avec cela – il est revenu au judaïsme au terme de ce que j’appellerai un événement de pensée.

2

Qu’est-ce qu’un événement de pensée ? Comment cela se décrit-il ? Et, avant de le décrire, comment est-ce qu’il m’est advenu ? Que se passe-t-il dans la vie d’un homme quand lui advient, à 30 ans, un événement de pensée ? Voilà le second point que je veux aborder devant vous.

Je viens d’écrire La Barbarie à visage humain. C’est mon premier livre. Enfin mon faux premier livre au sens de la chronologie, puisqu’il y en avait eu un autre, quelques années plus tôt, sur le Bangla-Desh. Mais c’est mon vrai premier, mon plus que vrai, mon archi vrai – pas l’origine mais le commencement de mon œuvre et de ma vie, mon commence- ment biblique, mon commencement au sens biblique du mot (je pense à ces naissances redoublées dont la Bible nous donne tant d’exemples et dont j’allais faire usage dans le livre qui allait suivre : les deux Tables du Témoignage, la deuxième loi du Deutéronome, le double de la loi de Josué au mont Hébal, le double camp d’Elohim après la rencontre de Jacob et de Laban, etc., etc.) ce commencement dont il faut croire que je me souvenais lors même que je ne le connaissais pas, puisque je n’avais alors jamais ouvert une Bible de ma vie.

J’écris, donc, La Barbarie. Un livre, comme tous mes livres de ce temps-là, construit, architecturé, avec des para- graphes tous égaux, un nombre constant de paragraphes dans chaque chapitre, un même nombre de chapitres dans chaque partie. Le livre s’écrit. Le livre roule. Ce n’est pas un livre, c’est une légion romaine, un rouleau compresseur en marche, une machine huilée. Sauf que voici la fin, la toute fin, le quatrième chapitre de la quatrième partie. Je l’ai au bout de la plume, ce tout dernier chapitre. J’en sais exactement le mouvement, le dessin, le souffle. Je sais qu’il est là, forcé- ment là, déjà pensé par le livre, prévu, presque calculé, par le livre fini. Et pourtant je n’y arrive pas. Le temps passe, il ne s’écrit pas. L’éditeur s’impatiente, il ne s’écrit pas. L’éditeur menace, si je ne résous pas, de surseoir à la publication, il ne s’écrit toujours pas. La machine s’est grippée. Ce quatrième chapitre, le dernier de la dernière partie, celui qui donnera son sens à l’ensemble du livre, ne vient pas. Il est là, bien sûr, qui me presse et me taraude. J’en sais le titre, « De l’immémorial du mal ». J’en sais la place, comme Aristote savait, mais sans pouvoir l’imaginer, sans pouvoir en faire et s’en faire image, la place du roman dans son tableau des genres. Mais voilà. C’est comme un charme malin qui, tout à la fois, me tarauderait et me paralyserait, et qui fait que le livre, à l’arrivée, paraît avec trois chapitres au lieu de quatre – et là, à la place du dernier chapitre manquant, à la place de ce chapitre non écrit, une sorte de trou, de faille énorme…

Les gens n’y voient que du feu, bien sûr. Ils commentent ma charge contre le marxisme, mon adieu à l’historicisme, ils cognent à boulets rouges sur mon démontage philosophique des fondements d’une politique progressiste à l’agonie. Mais sans avoir l’air de voir ce qui, moi, me crève les yeux : le manque de ce dernier chapitre qui n’a, à la lettre, pas pu s’écrire, et dont je vais découvrir, quelques semaines plus tard, l’été suivant, par hasard – mais y a-t-il vraiment des hasards dans ce genre d’affaires ? – en tombant sur un livre de Levinas, Difficile Liberté, ce qui me manquait, au juste, pour qu’il s’écrive. Je comprends, le livre paru, qu’il manquait, pour que ce chapitre s’écrive, l’œuvre, la pensée, ce livre en tout cas, de Levinas. Je comprends, oui, qu’il manquait Levinas à La Barbarie. Je comprends que ma judaïté était ce qui flottait sans se dire au-dessus de ce livre, et qu’il me fallait, pour avancer, pour ne pas sortir idiot ou muet de ce premier livre, me plonger dans cette histoire-là. Un chapitre juif. Le chapitre juif de ce livre qui ne l’était apparemment guère. La présence, au cœur de ce vrai-faux premier livre, d’une judaïté insue et néanmoins obsédante.

Deux ans, à partir de là, à dévorer, avec enthousiasme, dans la jubilation, la ferveur, l’émerveillement – les deux années les plus belles de ma vie d’écrivain, de ma vie intellectuelle – Levinas, Buber, le peu que l’on savait en France (car il ne sera traduit que trois ans plus tard) de Franz Rosenzweig, un peu de Bible, un tout petit peu de Talmud et, au bout du compte, l’écriture de mon livre suivant, Le Testament de Dieu. Voilà le commencement de l’histoire de mon retour au judaïsme. Voilà ce que je veux dire lorsque je parle d’un événement de pensée.

Mais je voudrais être plus précis et entrer davantage dans le détail. Il y avait, dans mon premier geste philosophique, dans La Barbarie à visage humain, dans ce vrai-faux premier livre, dans celui qui, en tout cas, a donné, en France et ail- leurs, le branle à mon aventure, un certain nombre de coups de force dont je me rends très vite compte, dès Le Testament de Dieu donc, qu’ils n’avaient été possibles que grâce à cette présence-absence en moi de la parole biblique, et dont je sais aujourd’hui qu’ils n’auraient pu aller plus loin, qu’ils étaient condamnés à l’exténuation, que ma « pensée » serait devenue fruit sec, sans un minimum de retour à ce que cette parole juive, à la lettre, dit. Je crois, pour être clair, que j’avais à l’époque soulevé, puis laissé en suspens, quatre questions auxquelles seul Le Testament, c’est-à-dire la judaïté en moi ou la pensée juive tout court, pouvait répondre.

La question du totalitarisme. Cette question que je posais comme mes camarades de l’époque – Jean-Paul Dollé, André Glucksmann, Christian Jambet et Guy Lardreau, d’autres – à travers Soljenitsyne et Claude Lefort, et dont il m’apparaît aujourd’hui, dans une clarté terrible, aveuglante, que le maître mot qui m’aurait permis, qui me permettait déjà, de manière insue, d’y voir un peu clair, était le mot de Levinas. Vous connaissez ces pages magnifiques où Levinas nous dit, dans une conférence de 1957 reprise dans Difficile Liberté que le totalitarisme politique repose sur un totalitarisme ontologique, c’est-à-dire sur l’idée – je cite à peu près – que l’être serait un tout, qu’il serait une totalité bouchée, comme saturée d’elle-même, à laquelle rien ne s’oppose plus et que nul n’a plus le pouvoir de juger: le thème levinassien, non plus de l’État-tout ou de la Société-État (Lefort, Soljenitsyne), mais de l’Être-tout, de l’Être des stoïciens ou de ces néostoïciens que sont les spinozistes ou les hégéliens, l’Être des heideggériens. Bref, une définition du totalitarisme autrement plus radicale, allant autrement au fond des choses, que celle des politiques ou des idéologues. Et surtout, au fil de cette définition du totalitarisme, et toujours chez Levinas, l’immense mérite qui consistait à indiquer ipso facto l’antidote après lequel nous courions les uns et les autres (moi, dans La Barbarie ; André Glucksmann dans Les Maîtres-Penseurs ; d’autres, ailleurs): l’infini de Totalité et infini, l’infini de cette parole prophétique dont la principale propriété était que – Levinas encore – elle « commence absolument dans celui qui la tient ». Avec ces quelques mots, avec cette formule toute simple, tout était dit et l’on tenait une définition rigoureuse (bien plus rigoureuse qu’à travers les trois cents pages, par exemple, de L’Homme en trop de Claude Lefort) à la fois de l’impensé du XXe siècle, et de la formule de cette résistance dont nous cherchions, les uns et les autres, depuis si longtemps, l’énoncé.

La question de l’Histoire. Les efforts désespérés que je faisais, dans La Barbarie toujours, pour tenir ferme, d’un côté, sur le principe que l’Histoire n’existe pas, qu’elle n’a pas de sens, que toutes les tentatives faites par la philosophie occidentale pour passer outre, pour lui donner quand même un sens et lui assigner une sorte d’achèvement en ce monde, de happy end immanent, sont des machines à programmer le pire; et, de l’autre, sur cette deuxième conviction selon laquelle il faut tenir ferme, néanmoins, sur quelque chose qui ressemble à un principe d’espérance. Cette impossible équation, cette conjugaison de la critique du progressisme et du refus du désespoir, cette volonté de se débarrasser du concept d’Histoire et de la philosophie qui va avec, mais sans renoncer pour autant à l’éthique, à l’action des hommes dans leur temps et dans le temps, cette critique de ce que j’appelais l’idée réactionnaire du progrès et cette critique, en même temps, d’un nihilisme dont je ne voulais surtout pas qu’il soit le corrélat de la première critique, cette conjugaison-là – critique du progressisme, refus du nihilisme – c’était une aporie, une impasse, je n’arrivais pas à m’en sortir tant que je m’en tenais à l’espace de la philosophie occidentale. Or voici que, dans la pensée juive, j’en trouve l’exacte for- mule. C’est le théorème levinassien : la loi est plus sainte que l’événement. C’est cette idée, partout présente dans son œuvre : l’histoire universelle ne peut plus être ce guide, ce maître suprême, qui, recueillant le soupir des morts, tranchant dans la parole des vifs, confond la vérité avec les lauriers de la victoire. Et puis c’est une autre très grande œuvre, bien avant Levinas puisqu’elle date du XVIe siècle (Levinas la connaît, bien sûr ; il l’évoque à de nombreuses reprises), une autre œuvre, donc, dont peu d’éléments sont traduits à ce moment-là mais dans laquelle je me plonge avec émerveillement et qui constitue la plus forte des réponses, tant à la façon chrétienne de donner figure au Messie, qu’aux textes juifs qui, depuis quelques siècles, prétendent hâter le cours des choses et précipiter l’arrivée dudit Messie : l’œuvre du Maharal de Prague. Le Maharal dit cette chose essentielle : stop au millénarisme ; stop à tous les calculs, toutes les supputations quant à la date de la fin ; stop au parfum d’apocalypse qui flotte autour de tout cela ; eh oui, en revanche, mille fois oui, à l’histoire concrète, à l’action réelle des hommes dans une histoire sans fin mais sanctifiée. Inutile de scruter le visage du Messie, dit le Maharal. Inutile d’essayer de le deviner par avance car il est possible qu’il n’ait pas de visage du tout. Inutile, aussi, de calculer la date de la rédemption car peut-être elle non plus n’existe-t-elle pas vraiment – peut-être se situe-t-elle, non pas au terme de l’Histoire, mais maintenant, ici, et non dans un autre monde ni un autre temps. Et s’il n’a, ce Messie, ni date, ni lieu, ni visage, c’est peut-être qu’il faut entendre le messianisme comme un effort pour racheter ce monde ici, en ce monde, à cet instant précis où nous sommes – ce qui est très exacte- ment le concept d’Histoire dont, à ce moment de mon travail, j’ai besoin.

La question du Mal. Cet autre point de butée que je résumerai en disant qu’il n’y a pas un grand philosophe en Occident qui n’ait fait ou qui ne fasse comme si le mal était une illusion, un leurre, l’ombre du bien, un non-être. Cet autre geste millénaire par lequel tous les grands systèmes sans exception – sauf celui de Nietzsche mais il ne s’agit, juste- ment, plus d’un système – s’emploient à diluer le mal, le liquider, le priver de positivité, le rendre non seulement impensable mais, du coup, irrésistible. Leibniz comptabilisant la douleur des hommes à l’aune du tableau d’ensemble et leur expliquant que, s’ils pouvaient se décentrer et réorienter autrement leur regard, s’ils savaient seulement prendre sur leur propre malheur le point de vue du tout, ils le verraient se dissoudre comme un mauvais rêve ou un mirage… Hegel nous expliquant qu’il suffirait de prendre le point de vue, non plus du Tout, mais de la Fin pour voir le Mal, via la dialectique, se muer en une étape, une péripétie, d’un Bien de toute éternité promis… Descartes invitant à changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde attendu que tout est, là encore, question de point de vue, de regard : le même spectacle qui, vu à travers ces lunettes-ci, vous semblait immonde et intolérable, vous apparaîtra, à travers celles-là, parfaitement supportable voire tolérable… Or, là aussi, je découvre, au lendemain de La Barbarie, une nouvelle pensée, une jeune pensée, la pensée biblique, qui me dit l’évidence, l’insolubilité, l’illiquidité du mal et qui, seule, me la donne à penser. Le Livre de Job, bien sûr… Le meurtre d’Abel, le simple « il le tua », ce passage à l’acte sans passage, ce pas sans passé ni procès, ce trou d’être, cet acte surgissant comme un coup de foudre dans un temps contracté… L’affaire Adam, l’énigmatique ordre donné à l’homme, apparu dès l’aube du sixième jour, avant Eve, dans la sérénité du jardin d’Éden… Et ainsi de suite – tous ces thèmes que j’allais développer dans Le Testament de Dieu, ainsi que ces versets que je pointais alors et où l’on voyait, au lieu du terrible et tout-puissant Dieu des armées acharné à poursuivre son peuple apostat, un Dieu de toute faiblesse, un prince aux yeux de douleur, un Dieu infirme accablé par une création mauvaise et un monde en proie au mal: « le Dieu impuissant à entendre l’appel au secours de ses créatures » (Habacuc) ; le « mauvais cultivateur » s’échinant, chez Isaïe, à cultiver une vigne rebelle qui, malgré les soins qu’il lui prodigue, ne pousse pas; le pitoyable Dieu d’exil que l’on voit dans le folklore yiddish moderne emplir une coupe éternellement percée avec les larmes qu’il verse sur le malheur d’Israël. Bref, un judaïsme qui pense la positivité, le trop de réalité du mal – et qui, je le répète, est le seul à me permettre de penser cela.

La question du sujet. Comment le penser, comment le fon- der en raison et en droit, comment faire en sorte qu’il puisse être doté justement de droits ? C’était, toujours, ma question de ces années. Et j’entendais y répondre sans être obligé de recourir à ces deux philosophies pauvres que sont la philosophie du droit naturel et la philosophie traditionnelle, humaniste, du sujet. Comment articuler une politique des droits de l’homme et du sauvetage des corps, quand, d’un côté, vous ne croyez pas un mot de toutes les théories qui vous racontent l’antériorité ontologique des sujets sur le lien social (quand, autrement dit, vous ne croyez pas un instant à la fable rousseauiste du bon sujet libre et naturel dont une mauvaise et perverse société aurait raréfié la liberté) – et quand, par ail- leurs, vous n’êtes pas, à proprement parler, humaniste (quand, en d’autres termes, vous avez été formé à l’école des Maîtres du soupçon, notamment Althusser, Foucault, Lacan, adeptes à des degrés divers d’un antihumanisme théorique qui ne vous laisse pas, lui non plus, beaucoup de marge pour penser un sujet à qui l’on puisse, en bonne logique, donner d’inviolables droits) ? Telle était la question que je me posais alors. Telle était l’aporie où se trouvaient enfermés bien des représentants de ma génération philosophique. Or, là encore, la pensée juive répondait à la question et permettait de sortir de l’impasse. Je trouve dans la relation verticale de l’âme à son seigneur le modèle de cette liberté d’un sujet à qui l’on pourra ensuite donner des droits. Je trouve dans le beau texte de Jean Zacklad sur Abel et Caïn l’idée d’une subjectivité pensée comme un tissage de paroles, et qui est, très exactement, ce qui, en ce temps-là, me fait défaut. Je trouve, dans le commentaire levinassien d’une page du Talmud, ou, plus exactement, dans son commentaire du fameux double yod du verbe « créer » aux premières lignes de la Genèse, l’idée d’un homme qui, parce qu’il est partagé non entre la gauche et la droite mais entre le haut et le bas, parce qu’il est à mi-chemin du ciel et de sa souche, échappe à la loi du sol, des systèmes, des déterminations de ce Tout ontologique qui l’enferme et le contraint. Bref, je trouve dans l’idée qu’un authentique sujet est sourd à toute nature et à la naturalité en soi, dans l’idée d’un arrache- ment à l’essence, à la chose, à la substance, dans l’idée d’une « exstance » valant ancrage dans la loi, une manière de sortir des impasses de la philosophie occidentale du sujet, en même temps qu’une façon de sauver les corps. Je trouve dans la pensée juive – enfin : dans ce que je découvre, alors, à tâtons, en bricolant, de manière très approximative, à propos de la pensée juive – le double geste de pensée qui me permet de désacraliser le sujet et, en même temps, de le sanctifier. Et tel est le quatrième point où la découverte de Levinas et d’un certain nombre d’autres textes m’apparaît comme une sorte de grande nouvelle, un coup de tonnerre dans le ciel de ma génération et, en tout cas, dans mon propre ciel et mon travail.

Donc pas d’illumination. Pas de mystique. Je revois d’ail- leurs l’ami Maurice Clavel qui lut Le Testament de Dieu sur épreuves, juste avant de mourir, et à qui j’avais annoncé ce retour, je le revois si déçu, lorsqu’il me lit, de ne pas trouver dans ce livre le récit foudroyé d’un homme se cognant dans ses meubles, ébloui par sa propre nuit et arrivant dans le plein jour de la vraie foi retrouvée – je le revois, Clavel, si déçu de cette conversion sans drame, de ce retour qui, à ses yeux, n’en était pas un. Mais c’est ainsi. Un retour de pensée, une aven- ture philosophique. En sorte que, si je devais aujourd’hui faire le bilan de ce moment de ma vie, si je devais, bien immodestement, tenter le bilan des effets, en France, du Testament de Dieu – ce livre qui fut l’effet, en moi, de cette première découverte de la pensée juive – je dirais que j’ai peut-être un peu servi, pour les jeunes gens de ma génération, à donner du judaïsme et de l’être-juif une image différente de celle de la génération précédente ; je dirais qu’il y avait dans cette positivité d’un être-juif que je découvrais, à mesure où je l’écrivais et où j’essayais de le transmettre, quelque chose qui tranchait d’avec le discours de mes prédécesseurs, contemporains et témoins, si précieux en même temps, de la Shoah. L’un des premiers lecteurs de ce livre fut, d’ailleurs, Albert Cohen (quelques mois, lui aussi, avant de mourir) qui m’écrivit qu’il y avait dans ce livre, dans la façon dont j’y décrivais cette positivité juive, quelque chose qu’il interprétait comme une expression de la métaphysique implicite de ses propres fables solaliennes. « Solal, cher Solal », m’écrivait-il dans une petite correspondance que j’ai pieusement gardée. De fait, je crois qu’il voyait là, dans cet appel à détruire les bosquets sacrés, dans ce « nous sommes tous des enfants d’Israël » qui intitulait l’un des chapitres centraux du livre, dans ce procès de l’idéologie du désir qui court du Philèbe à Deleuze et que j’interpellais dans ce livre, l’écho de sa propre entreprise, de son propre « pari d’antinature » et de la positivation de l’être- juif et du destin juif qu’il avait, de son côté, bien avant moi, si magnifiquement exposée.

Néanmoins, si je repense à cette époque, ce qui me semble plus clair encore et ce dont je suis peut-être le plus fier, c’est d’avoir contribué à réintroduire avec d’autres, qui ne pensaient pas de la même manière que moi – avec Shmuel Trigano par exemple, qui était aux antipodes, ou bien avec Benny, toi au moment de ton compagnonnage avec Sartre et de votre apprentissage, tous deux, des rudiments de la pensée juive – un peu de pensée biblique dans la parole philosophique, un peu de judaïsme au cœur de l’économie de la pensée française du moment. La philosophie occidentale voyait le judaïsme comme un déchet de pensée. Spinoza, Kant ou Hegel en faisaient, explicitement, ce « déchet », ce « rebut ». Ce que les politiques faisaient avec le ghetto, les philosophes, au fond, le reproduisaient dans leurs systèmes en identifiant, comme Hegel donc, le Juif à l’esclave, à la réalité contingente, à la conscience du malheur de la vie, du déchirement constitutif, etc. Eh bien si ce livre a un tout petit mérite c’est d’avoir fait partie, à l’époque, des quelques entreprises contribuant à donner à réentendre la parole juive comme une parole souveraine : non pas exactement une parole philosophique ; une parole, plus vraisemblablement, antiphilosophique ; mais enfin, à tout le moins, une parole souveraine.

3

Alors aujourd’hui ? Vingt-cinq ans ont passé depuis ce retour, depuis cet événement de pensée dont j’ai essayé avec le plus d’honnêteté possible de vous dire comment je l’ai vécu et comment il m’apparaît après coup. Et si je regarde ces vingt-cinq ans parcourus depuis Le Testament, je suis bien obligé de constater que j’ai fait un certain nombre de choses qui peuvent vous paraître bizarres et, en tout cas, peu orthodoxes : je ne suis pas monté en Israël ; j’ai – comme dit le prophète Jérémie – fortifié ma position en exil ; je me suis marié dans la gentilité ; je n’ai pas appris l’hébreu…

Je ne vais évidemment pas me justifier. Je n’ai guère de goût, pas plus sur ce terrain que sur d’autres, pour ce genre d’exercice. Et je suis trop convaincu, surtout, que personne n’est propriétaire de la judaïté, de la justesse de la parole juive, pour accepter d’être jugé par quiconque. Mais je voudrais, entre moi et moi, en profitant de vous et de l’occasion que vous m’offrez d’aller un peu au fond des choses, essayer au moins de comprendre ce qui, après tout, de l’extérieur, peut peut-être apparaître comme un coup d’arrêt, ou même une régression par rapport, sinon à la force, du moins à l’enthousiasme, à la foi, de ce retour que je viens de vous raconter.

Sur la question d’Israël, je n’ai jamais varié depuis les temps où je me rendais au cinquième jour de la guerre des Six Jours au consulat d’Israël à Paris pour m’engager dans Tsahal. Un attachement extrême à Israël. La conviction de sa centralité dans la situation du peuple juif. L’idée, aussi, de la très forte contribution du sionisme à l’être-juif au XXe siècle et à ses retrouvailles avec la fierté. Mais, aujourd’hui comme il y a vingt-cinq ans, une vraie réserve philosophique face à ceux qui voudraient voir se fondre, dans le sionisme, le tout de la judaïté, le tout de sa vocation métaphysique. Je sens trop le tribut payé par le sionisme à la normalité du judaïsme. Je sais trop ce qui, en lui, se rallie, soit à la doctrine royale du judaïsme biblique (celle qui n’a cessé de recouvrir ou de tenter de recouvrir et de forclore la force de la parole et de la doctrine prophétique) soit à la rationalité hégélienne (c’est- à-dire à l’idée de l’État conçu comme synthèse logico-onto- logique de l’activité esthétique et de l’attitude religieuse, esprit concret, esprit en acte), pour accepter la réduction intégrale de l’aventure juive au sionisme. Dans Le Testament de Dieu, je citais un certain nombre de textes, de versets. Osée 8, 4 : « Ils ont fait un roi à mon insu, ils ont fait un prince et je ne le savais pas ». Deuxième livre de Samuel : tous les passages qui, à propos de l’invention de la royauté, disent la nécessaire méfiance du judaïsme prophétique à l’endroit de cet autre judaïsme. D’autres, encore. Eh bien j’en suis toujours là. Je crois que nous nous sommes, depuis cinquante ans, peut-être laissé emporter dans un faux débat, dans une fausse opposition, entre Israël et la diaspora. Je pense, si vous préférez, que, si la diaspora est sans cesse menacée par l’assimilation, la normalisation, etc., Israël ne l’est pas moins. Ou, en d’autres termes encore : il y a deux voies vers la normalité juive : la républicaine pour les Juifs de la diaspora, l’hégélienne pour les Juifs israéliens. Laquelle est la pire ? Où l’être-juif est-il le plus menacé de perdre ce qui le spécifie ? Difficile à dire. Ma conviction c’est que, si les mots ont un sens, on peut être aussi marrane, quoique marrane autrement, ici, en Israël, que chez nous en diaspora. Conviction que, d’ailleurs, vous trouvez, dès les années 20, au cœur d’une grande polémique entre deux immenses intellectuels juifs, Franz Rosenzweig et Gershom Scholem. D’un côté, le jeune Scholem qui s’apprête à faire son Aliya, qui ne place plus le moindre espoir dans les ressources du judaïsme allemand, qui n’attend le renouveau que de la renaissance en terre d’Israël. Et, de l’autre, un Rosenzweig d’après la « conversion » et d’avant la maladie, tout aussi soucieux que Scholem de retour au judaïsme, de fidélité, de dissimilation si vous voulez – mais refusant d’admettre que le judaïsme diasporique soit en état de mort clinique et craignant, c’est lui qui parle, de voir le sionisme devenir une forme laïcisée du messianisme, privant le judaïsme du cœur de son identité en cherchant la normalité. La dispute est violente. Scholem dira d’ailleurs, dans De Berlin à Jérusalem, que c’est la dispute la plus orageuse et la plus irréparable de sa jeunesse. Sauf que trois ans passent. Scholem a, depuis trois ans, donné corps à son rêve et vit en Palestine juive. Et le voici qui donne, sous le titre Une confession, un petit texte à un volume collectif d’hommage à Rosenzweig où il dénonce les ravages « causés à la langue hébraïque par son passage du statut de langue sacrée à celui de langue de commerce et de communication au quotidien » et où il conclut en donnant rétrospectivement raison à son adversaire d’il y a trois ans : « cette profanation de la langue est l’index d’un processus de sécularisation et de normalisation qui met en danger l’essence même de la tradition ». D’autres textes suivront. Des textes de Scholem publiés dans Davar. Une conférence dans les années 60 où il dira son inquiétude grandissante face à la normalisation du destin juif en Israël, et où il dira ses doutes quant à l’épuisement, par la construction de l’État en Israël, du destin juif. C’est la victoire totale de la ligne Rosenzweig. C’est le triomphe de l’idée selon laquelle, oui, bien sûr, la cause d’Israël est sacrée pour tous les Juifs et même tous les démocrates du monde – sauf qu’on ne peut pas non plus faire de l’existence de l’État une sorte de fétiche où tiendrait tout le génie du judaïsme. Je me sens proche, évidemment, de cette position. Je me sens très proche, vraiment, de la position qui est à la fois celle de Rosenzweig et du dernier Scholem.

La question, corrélative, de la diaspora. Encore, sur cette question, un texte de Scholem. C’est une conférence, inédite, pour l’instant, en français, qui n’existe qu’en version allemande, publiée dans un journal de Zurich, le 16 novembre 1969 et qui s’intitule très exactement : « Israël et la diaspora ». Il s’agit d’un texte très étrange, écrit sur un ton très familier, où Scholem compare Israël à la fusée Apollo 11 qui défraye la chronique de l’époque et dont « certaines parties, dit-il, se sont détachées pour se perdre dans l’inconnu, dans le paysage lunaire si venté, ouvert à de nouvelles étoiles ». Scholem insiste : est-ce qu’Israël, créé par les forces du peuple juif, par la terre matricielle de la diaspora, n’est pas destiné à se détacher définitivement, lui aussi, comme Apollo 11, de cette terre nourricière pour mener sa vie propre de nation nouvelle, entrouvrant un ancrage nouveau dans les événements de l’histoire ? « Depuis vingt ans, dit-il exactement, les tendances centrifuges qui aspirent à défaire le lien avec la diaspora se sont cristallisées avec une indéniable netteté ; depuis vingt ans, leurs porte-parole ont fait litière de l’histoire des Juifs et de leur enracinement en elles. » Puis, tonnant contre « les extravagances de ceux que l’on appelle maintenant les cananéens », il s’insurge contre ceux qui nous recommandent, « au lieu d’une relation au peuple juif et à sa tradition, l’intégration au sein d’un espace prétendument sémitique ». Et il conclut : « le judaïsme de la diaspora dépérirait sans les impulsions qu’il reçoit de la nouvelle vie en Israël, mais Israël a besoin d’un lien conscient de cette réciprocité avec le tout puisque la justification de son existence, sa ratio essendi, est en fin de compte de servir ce tout et de le transformer ». Ce texte de Scholem, que j’ai découvert récemment, c’est exactement ce que je pense, pour ma part, depuis vingt-cinq ans, des rap- ports entre Israël et la diaspora. C’est ce que j’ai toujours confusément pensé et peut-être, aujourd’hui, plus explicite- ment encore, quand j’ai écrit (cent fois !) qu’Israël et la diaspora sont comme le cœur et la conscience l’un de l’autre, que l’un est le soutien, le pilier, la ressource de l’autre – et vice versa. C’est le thème que je développe, depuis des années et des années, quand, reprenant le thème biblique du « reste », je dis qu’Israël et la diaspora sont le reste l’un de l’autre. Je crois, si vous préférez, à la grandeur d’Israël. Je crois que, sans Israël, une grande part de ce que nous sommes, nous, les Juifs de la diaspora, disparaîtrait et qu’il s’ensuivrait un inimaginable affaiblissement de ce que nous sommes. Avez-vous eu connaissance de ce début de débat, il y a quelques mois, en France, autour d’un essai qui, au passage, l’air de rien, affirmait qu’Israël était peut-être, après tout, une erreur historique, une parenthèse ? Peu importe. Dieu fasse que l’essayiste se trompe. Car je suis de ceux qui pensent que, sans Israël, les Juifs du monde iraient plus mal encore qu’ils ne vont et perdraient une bonne part, et de leur identité, et de leur assiette. Mais attention ! L’inverse est également vrai. Je pense qu’il y a, inversement, des vertus propres à l’exil, à commencer par l’affranchissement de la loi du territoire, l’ancrage dans la lettre, la mémoire et l’immémorial, l’expérience des vaincus, etc. Et je pense, comme Scholem encore, dans une autre conférence prononcée, elle, à Zurich, deux ans plus tôt, et où il disait qu’il y avait, certes, tout lieu d’être fier (on est en 1967 !) que le peuple juif ait pu « montrer qu’il savait combattre » mais que ce serait un bien « triste monde » que celui où « pareille démonstration » vaudrait au peuple juif « plus de respect, plus de considération que l’exercice de ses autres vertus, ses vertus pacifiques pour la maîtrise desquelles on a appelé à fonder l’État juif » – je pense, comme Scholem donc, qu’Israël a tout autant besoin des valeurs de la diaspora. Autrement dit : éloge de la diaspora ; attention à ne pas refaire à la diaspora le coup du rebut ou du résidu, c’est-à-dire, au fond, le coup des chrétiens qui, aux Juifs dans leur ensemble, n’ont cessé de dire, pendant si longtemps, qu’ils étaient une survivance, un reliquat, même pas un reste, un anachronisme vivant ; attention, donc, à ne pas être plus hégélien qu’il ne convient, et à ne pas reconduire jusqu’à l’hallucination mimé- tique le geste des hégéliens tenant que l’Histoire est l’horizon de tout sens, et que seuls les peuples dotés d’un État sont des peuples légitimes. Je crois que l’existence de la diaspora est plus qu’une survivance ; et que, de même que la résistance même du judaïsme, qui était plus qu’une survivance, a fait réfléchir les hégéliens – ce fut même l’une des sources de l’ébranlement du dernier Sartre ! – de même, cette existence de la diaspora pourrait faire réfléchir tous les néohégéliens, fussent-ils sionistes; elle devrait les convaincre qu’ils ont autant à gagner à l’existence d’une diaspora que nous avons à gagner, nous, diasporiques, de l’existence d’Israël…

La question du mariage mixte. Je sais l’importance qu’a, dans la tradition juive, la question du mariage en général. Il y a une très belle lettre à Felice de Kafka, où il cite – sûrement très mal – une sentence du Talmud décrétant qu’un homme sans femme n’est pas une créature tout à fait humaine et que le mariage est la condition, pour le fidèle, de l’étude et de l’écriture. Et je sais, donc, qu’il y a toute une tradition, dans l’ensemble du judaïsme, qui tient qu’un homme sans femme est un fantôme, un mort-vivant, un homme qui refuse la condition humaine. Sur le mariage mixte lui-même, je connais, également, les textes. « Tu ne les épouseras pas ». Ou : « ta fille, tu ne donneras pas à ses fils ». Et encore : « sa fille, tu ne prendras pas pour ton fils car tu es un peuple séparé par l’Éternel ton Dieu ». Ou bien Malachie 2, 11 disant que la trahison suprême est d’épouser la fille d’un dieu étranger. Ou bien les derniers versets d’Esdras qui annoncent la grande réforme que ce sera lors- qu’on chassera femmes et enfants étrangers et que l’on interdira ensuite les mariages mixtes. Alors, face à cela, j’ai deux solutions. Je peux opposer d’autres textes à ces textes, d’autres fragments bibliques à ces fragments. Je peux vous citer l’histoire de Samson et Dalila. Je peux raconter Sam- son, épousant une fille de Philistin, et hôte d’une prostituée à Gaza. Ou bien la description de la maison de David, au Deuxième livre de Samuel, chapitre 3, qui dit très claire- ment que s’y compte une très grande quantité de femmes non juives. Ou encore, au tout début des Nombres, le recensement de la communauté des fils d’Israël, où il est dit que le dénombrement se fait : 1. d’après les familles ; 2. en comptant les noms de tous les mâles tête par tête ; et 3. d’après les maisons paternelles. Sans parler, même si cela me concerne moins puisque je n’ai, pour ma part, jamais demandé à quiconque de se convertir et que l’idée même d’une conversion de convenance m’a toujours semblé d’une tartuferie insupportable, sans parler, donc, de toute la littérature juive qui concerne les convertis et dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne jette pas l’anathème sur les femmes non juives. Deutéronome 10, 18 : « c’est là toute la gloire du converti, aime le converti, donne-lui du pain et un vêtement ». Ou bien Maimonide : « la Torah dit : tu aimeras le converti ; Dieu a exigé l’amour envers le converti comme Il a exigé l’amour envers Lui ». Et puis je peux évoquer aussi, et une fois de plus, Gershom Scholem, dans la conférence « Qui est juif? » de 1970 où il dit: « la définition traditionnelle dans le cadre de la loi juive, pour laquelle la société juive était construite depuis les temps anciens sur des bases patriarcales, avait paradoxalement recours à des critères matriarcaux pour définir l’identité ; pour moi-même, et pour beaucoup de gens qui vivent dans ce pays, cette définition rabbinique, qui s’est maintenue pendant si long- temps, a perdu toute signification et toute pertinence psychologique » ; à la suite de quoi Scholem, évoquant le héros de l’Ulysse de Joyce, Leopold Blum, qui est tenu pour juif, et par l’auteur, et par lui-même, et par tous les autres, mais pas par les rabbins, dit : « il y a des gens qui pensent qu’est juif quiconque se considère lui-même comme juif, et il y a la définition selon laquelle est juif celui qui est né d’un parent juif et se considère lui-même comme juif en assumant le fardeau et le privilège d’être juif : c’est la définition à laquelle je voudrais souscrire ». Ce texte de Scholem exprime très exactement la façon dont je vis et pense mon être-juif, la façon dont j’ai pensé l’éducation de mes enfants ainsi que la façon dont je vis et dont je pense mon propre rapport aux commandements. La mixité d’un couple, source de perte pour le judaïsme ? d’assimilation accélérée ? voire, à en croire certains, d’extermination douce ? Je sais qu’on dit cela. Je pense, par parenthèse, que la formule même d’extermination ou de Shoah douces, l’idée d’un « deuxième holocauste », l’idée – certains vont jusque-là – que ce que l’hitlérisme n’a pas réussi par des méthodes dures, la mixité des mariages risque de le réussir en douceur, je pense que toute cette thématique est proprement obscène: et elle est obscène, non seulement pour ceux qui, comme moi, ont fait le choix de cette mixité, mais aussi, et c’est beaucoup plus grave, pour les victimes et les survivants de la Shoah, pour ceux dont on est en train, avec ce genre de propagande, de banaliser, d’insulter, de blasphémiser le martyre ; je me sou- viens d’une saine colère d’Alain Finkielkraut contre ces gens qui renvoient dos à dos, comme étant deux variantes d’une même menace, l’antisémitisme et le philosémitisme, la fureur antisémite de celui ou de celle qui dit : « jamais je n’épouserai un Juif » et le réflexe philosémite de celui ou de celle qui laisse parler la loi du cœur et envisage comme une chose tout à fait normale d’épouser un Juif ou une Juive ; traiter ceux-ci comme ceux-là, faire comme si la lutte contre l’antisémitisme devait se prolonger en lutte contre le philo- sémitisme est à la fois redoutable, stupide et contraire à l’esprit des commandements tels, en tout cas, que je les conçois et les vis. Mais l’essentiel, cela dit, est que cette condamnation du mariage mixte, ce préjugé selon lequel il conduirait inévitablement à une déjudaïsation, ne correspond absolument pas à la réalité. Je vais peut-être vous surprendre. Mais je crois, moi, au contraire, que cela m’a donné, dans l’éducation de mes enfants, un surcroît de vigilance, de conscience, de responsabilité et de souci de la transmission. Le mariage mixte, source de scrupule. Le mariage mixte, école de la transmission.

La question de l’hébreu. Je n’ai pas appris l’hébreu. J’ai passé mon temps, depuis vingt-cinq ans, à penser et dire qu’il y a une correspondance absolue entre l’écriture et la judaïté. J’ai fait le pari d’une écriture française travaillée, non seule- ment thématiquement, mais stylistiquement, par une judaïté reconquise. J’ai dit, je n’ai cessé de dire, ma conviction qu’être juif c’est croire en un monde où tout part du livre et y retourne. J’ai acquis, et exprimé, ma conviction que le livre c’est la loi et que Dieu n’est rien d’autre, somme toute, que l’écriture incessante de ce livre. J’ai le sentiment, si vous préférez, d’appartenir à un peuple dont les vraies racines sont dans ce livre et qui n’est, de ce livre, qu’une sorte de lettre ou de vocable. Or j’ai eu, pendant ces vingt-cinq années, une sorte de résistance continue par rapport à la langue qui m’aurait permis de donner chair et vie à ces sentiments. Est- ce le temps qui a manqué ? un retour en deçà du retour, jusqu’à cette volonté d’ignorance que j’évoquais en commençant ? quelque chose de plus obscur ? une névrose ? Vous connaissez le cas de Walter Benjamin. Vous connaissez sa lettre à Gershom Scholem, 29 décembre 1920, où il dit qu’« entrer dans l’hébreu » a une portée incalculable; qu’il est impossible de dire : je « commence » à apprendre l’hébreu, je l’apprends « pendant un ou deux ans »; que c’est « la langue absolue », celle qui, quand il l’apprendra, suffira à « l’incarner », à lui donner « chair et identité ». Et vous savez que Benjamin, de même qu’il n’alla jamais en Israël, de même qu’il resta jusqu’à la fin, jusqu’au suicide, le même éternel nomade, instable et tourmenté, ne se décida jamais à franchir le pas et à apprendre la langue absolue. Gershom Scholem, son ami, se fâche, le raisonne, déplore l’influence pernicieuse de Bertolt Brecht, essaye de lui ouvrir les yeux sur le désaccord si profond entre sa pensée et celle des communistes. Scholem lui dit et lui répète : « ta dialectique n’est pas la dialectique matérialiste, lis l’hébreu ! » Mais non. Benjamin lit, et cela l’ébranle beaucoup, le magnifique éloge de l’hébreu par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe. Il lit Chateaubriand louant la concision, l’énergie, de l’hébreu « où chaque inflexion semble exprimer vingt nuances de la pensée ». Mais il reste dans cet état de flottement, d’errance et de flânerie entre les mondes et les langues, qui fait qu’il n’en finira jamais de lutter avec l’ange. Eh bien c’est un peu mon cas. J’ai parfois le sentiment d’un phénomène analogue et de cela, en revanche, je ne me flatte pas. Je ne dirai pas que j’en ai « honte », bien sûr. Mais je ne m’en flatte pas. S’il y a un regret, un vrai regret, il est là.

Et pourtant, je suis juif. Je le suis par toutes mes fibres. Je le suis par mes lapsus. Je le suis par les règles alimentaires que je me suis moi-même imposées et dont j’ai fini par comprendre qu’elles n’étaient pas sans faire très précisément écho, quitte à les renverser parfois, aux habitudes alimentaires qui avaient dû être celles de ma famille en Algérie et qui, par leur dureté, comme celles de Kafka, valent sûrement les autres. Je le suis par ma façon d’écrire. Je le suis, par une sorte d’ironie du destin, en souvenir, maintenant, de mes parents – ce judaïsme qui fait dire au prophète que c’est « dès le ventre de sa mère que Dieu l’a appelé » ou, à Jérémie, que c’est « avant même qu’il ne fût formé » que « Dieu le connaissait »: c’est un comble, mais c’est ainsi ! Ce judaïsme-là, j’ai le sentiment d’en être le fils. Je suis juif par ce pacte invisible qui me relie aux Juifs du monde entier. Juif malgré tout, juif malgré moi, juif avant de l’avoir été, juif sans l’être et juif après l’être. Juif aujourd’hui et juif par ma philosophie.

4

Alors, dernière question. En quoi est-ce que je suis juif, et qu’est-ce que le judaïsme me fait penser ? Qu’est-ce que je ne penserais pas si je n’étais pas juif ? Qu’est-ce qui, dans ma vie, est absolument tributaire de mon judaïsme ? D’une certaine manière, toutes mes intuitions fondamentales, tous mes réflexes d’homme et mes chantiers de pensée. Je ne sais pas si je suis un bon Juif. Mais juif, oui, je le suis, et je vais prendre quelques exemples de cet être-juif fondamental, et je vais les prendre dans le domaine où il m’est le plus facile de parler – celui de la philosophie ou, si vous préférez, de ce pan de ma philosophie que j’appellerai, un peu immodeste- ment, ma « raison pratique ».

Je suis juif par ma patience messianique, par le refus instinctif que j’ai toujours eu, et que j’ai plus que jamais, à l’endroit des optimismes historiques, des progressismes, des mouvements ou des textes qui prétendent hâter le pas, précipiter le rythme, courir aux conclusions de l’histoire. Pas de fin, dit le judaïsme. Pas de Messie, dit le Maharal de Prague, auquel il soit possible de prêter figure humaine. Pourquoi avoir refusé le Christ, qui n’était, somme toute, pas le plus mauvais des prophètes qui ont enfiévré la Palestine d’alors si c’est pour tomber sous le charme de tel ou tel Messie laïque, de tel ou tel Messie profane qui viendrait nous chanter à son tour que tous les délais sont expirés ? Pourquoi priver l’histoire d’origine, comme le dit, au fond, le premier mot de la Genèse, pourquoi faire que la première lettre de la Genèse soit la seconde de l’alphabet – et retrouver, à la fin, la même erreur, la même illusion revenue au terme du processus ? Je n’étais pas progressiste, je me méfiais de messianismes laïques au temps du marxisme-léninisme. Je ne suis pas plus progressiste aujourd’hui. Je me méfie toujours de messianismes laïques. Si l’idolâtrie est le réflexe de l’homme lâché par Dieu, alors je pense que, dans les dernières péripéties de la mort de Dieu que nous vivons, il y aura d’autres tentations idolâtres, d’autres faux messianismes, et je sais que c’est mon judaïsme en moi qui fait que, pour ma part, j’y résisterai.

Je suis juif par ma très grande méfiance à l’endroit de tout ce qui peut m’arrimer et arrimer le sujet à l’esprit, au génie, à la clôture d’un lieu. Mon refus des nationalismes, la répugnance que m’inspirent les idéologies de l’enracinement, voilà ce que m’enseigne la pensée juive. Non pas que je nourrisse un romantisme de l’exil. Mais, de Levinas, je retiens que ce sont les plantes qui prennent racine, que les hommes sont serfs par la racine et libres par la loi. De Rosenzweig, dans L’Etoile de la Rédemption, je retiens l’image de ce peuple dont la vie n’est plus tissée dans la moindre extériorité, qui a pris racine en soi-même, « éternel voyageur enraciné dans le temps et dans la loi ». Et, du Maharal de Prague, je retiens que, si l’exil est chute, toute chute est signe d’élévation ; que, si l’exil est nostalgie, toute nostalgie porte en elle une présence ; que Galout signifie à la fois révélation et exil ; je crois, comme le Maharal de Prague, que le monde physique est dépouillé de toute sainteté intrinsèque, qu’un lieu n’est jamais saint s’il n’a été consacré par un acte conscient de l’homme et je crois, surtout, que la localité même du lieu compte pour rien, ou presque rien, dans l’économie de la Rédemption. Ô le mot si beau du Maharal soupirant que le Saint béni soit-Il n’a plus rien dans le monde que « les quatre coudées de la Halakha ». C’est une phrase d’après la Catastrophe, bien sûr, alors que sont détruits et l’État et le Temple. C’est une phrase qui fait de nécessité vertu et s’ajuste à cette situation tragique qu’est la dispersion du peuple juif. Mais elle dit superbement, cette phrase, qu’il suffit à Dieu des quatre coudées de la Halakha, donc d’un minuscule réduit, presque de rien, de l’espace tenu par un homme, pour briller de ses feux et remplir sa mission. Quel démenti à ceux qui font de son territoire la mesure de la gloire du Seigneur ! Là où se trouve l’homme, là est la Halakha, là est le royaume de Dieu. Une histoire, une loi, que l’on porte collées non à ses semelles, mais à sa langue.

Je suis juif par mon antifascisme, ma dénonciation – dans L’Idéologie française et ailleurs depuis – de toutes les idéologies, non seulement de la terre, mais du corps, de la race, du sang. Le flair, qui me fait détecter presque immanquablement le parfum du fascisme chaque fois que je sens s’échauffer les grands enthousiasmes collectifs, chaque fois qu’un homme ou un groupe d’hommes a l’air de croire à la naturalité de ce qui nous tient assemblés. Ce qui m’instruit là, dans ce flair, dans ce nez, c’est évidemment la critique juive de l’idolâtrie. C’est le procès levinassien du numineux, du magique, du sacré, de l’obscur. C’est l’entreprise levinassienne de désensorcellement du monde. C’est la vieille méfiance juive à l’endroit de tout ce qui peut ressembler à de la transe, de l’enthousiasme, de la possession : la transe du poète, la transe de l’appétit, celle qui fait que les dieux parlent par la bouche des hommes, celle qui nous fait croire que l’homme n’est jamais plus proche des dieux que lorsqu’il ne s’appartient plus. L’Éternel, ne l’oublions jamais, dit Levinas, parle à Moïse et non par lui.

Ma méfiance, enfin, à l’endroit de tous les fondamentalismes. Je suis en bataille contre le fondamentalisme musulman d’aujourd’hui. Je crois qu’être juif m’aide dans cette bataille, philosophiquement, théoriquement. Et cela parce que l’être juif me semble la meilleure école qui soit pour comprendre comment on peut être fidèle à un texte sans le sacraliser, comment on peut tirer son être d’une lettre sans en faire une idole ou un fétiche. « La loi des maîtres est supérieure à celle de Dieu et peut même la modifier », dit le Talmud. Dans le Talmud Baba Metsia, le récit extraordinaire de Rabbi Eliezer qui invoque le témoignage des anges et de la nature et du ciel, mais qui doit céder devant les arguments des maîtres car la Torah n’est pas au ciel. Et, toujours à ce même propos, cet autre fragment talmudique qui dit qu’une large part de la loi fut oubliée à la mort de Moïse. Eh oui ! Cette loi donnée, brisée, enseignée, oubliée et qui n’est plus dans les cieux, ce manque qui la troue irréversiblement et avec lequel il faut vivre, quelles que soient les protestations de la foule et du peuple, quel contre-feu, quel antidote à l’idée de la loi totale défendue par les fondamentalistes !

Souvent, en Europe et en France, on parle du fondamentalisme juif comme d’une réalité aussi menaçante que le fondamentalisme musulman. On dit, plus exactement : « le fondamentalisme », comme s’il s’agissait d’un genre dont les fondamentalismes musulman et juif seraient des sous- espèces. Et il est vrai, bien entendu, qu’il y a aujourd’hui des Juifs pour oublier ces commandements et céder, eux aussi, à une manière de fondamentalisme. Je crois cependant qu’entre la spiritualité juive et les autres, musulmane com- prise, il y a une première différence essentielle : le commandement d’aimer la Torah plus que Dieu, d’aimer le Talmud plus que la Torah. Il y en a une deuxième : cette image d’un homme juif qui commence, comme dit Levinas, par dire non à Dieu ; le fait que « la grande gloire du Créateur est d’avoir mis sur pied un être qui l’affirme après l’avoir contesté »; cette « grande gloire » que c’est, pour Dieu, d’avoir « créé un être capable de le chercher ou de l’entendre de loin, à partir de la séparation, et presque de l’athéisme ». C’est cette différence, c’est cette définition de l’homme comme liberté et responsabilité face à Dieu, c’est cette théorie de l’empoignade, ce Dieu comme faille et comme appel, ce Dieu qui ne peut que manquer, c’est tout cela qui fait que c’est en m’adossant à la sagesse juive que je trouve les outils qui me permettent, théoriquement, philosophiquement, métaphysiquement, de penser les fondamentalismes d’aujourd’hui, tous les fondamentalismes, et notamment le fondamentalisme musulman.

Et puis, dernier exemple, enfin, de ce que le judaïsme pense en moi. Toute dernière prescription, après cet antifascisme, cette critique des fondamentalismes, cette méfiance à l’endroit de toutes les idéologies d’enracinement. Ceci, donc. Chez l’intellectuel que je suis, chez le contemplatif que je suis d’une certaine façon, chez l’homme de texte et de lettre, chez le malvoyant que je suis et qui s’est toujours senti chez lui parmi les livres plus que parmi les hommes, l’impératif, le commandement inconditionné de l’action historique. Cela aussi me vient de mon être-juif. Le peu que je sais du judaïsme et de son génie, c’est que c’est la seule spiritualité qui n’enjoint pas de quitter le monde pour aller vers Dieu. Le peu que j’en sais, c’est qu’il refuse ce que la philosophie occidentale a appelé « le dualisme » et qui voudrait séparer comme des essences hétérogènes, étrangères l’une à l’autre, le monde de la matière et le monde de l’esprit – catégories qui, pour nous, juifs, n’ont aucun sens. Le peu que j’en sais, c’est qu’il refuse la tentation de la belle âme enfermée à son âme défendante dans un monde de phénomènes et aspirant à un idéal irréalisable et nouménal. Non pas que ce monde-ci, ce monde de la matière, soit bon en soi : il faut, nous disent les Sages, le sanctifier pour qu’il soit digne de Dieu. Mais enfin, il n’est pas mauvais non plus, voilà ce qui nous est enseigné. La tâche du Juif n’est pas de s’en détourner, de le quitter, d’aller vers un autre monde, voilà ce qui nous est inlassablement répété. La philosophie juive est tout sauf une philosophie spéculative qui se détournerait du monde pour penser l’être, l’essence ou l’idée, voilà le cœur, oui, de l’éthique juive. Leçon de Buber et de sa philosophie concrète, glorifiant la réalité sensible des visages, posant que Dieu doit être non pensé mais réalisé. Leçon levinassienne reprenant et prolongeant l’enseignement buberien: la religion juive est une éthique avant d’être une optique. Et puis, polémique de Levinas avec Buber justement sur la question de l’amitié. Noms propres, p. 48 : Levinas dit sa méfiance instinctive à l’endroit de la confusion qui règne autour des notions de dialogue et de réciprocité ; mais ce qu’il reproche surtout à Buber, c’est son idée d’une amitié purement spirituelle, d’une amitié è-nervée, qui sombrera vite dans le formalisme car « autrui a besoin de sollicitude plus que d’amitié, et on peut se demander si vêtir ceux qui sont nus et nourrir ceux qui ont faim n’est pas la véritable mission de la sagesse juive ». Cette leçon de philosophie concrète, cette idée d’une philosophie juive indexée sur l’action et sur l’engagement dans le siècle, je l’ai faite mienne depuis toujours, et elle est au cœur, au principe, de tous mes engagements.

Concrètement, et pour conclure. Pour moi, être juif aujourd’hui, lorsque je vais au-dedans de moi, lorsque j’essaie de m’interroger au plus profond, lorsque j’essaie, le plus sincère- ment que je le puis, de dire ce que c’est pour moi qu’être juif, je trouve un triple lien : un lien à Israël, un lien à la France et un lien au monde.

Je suis juif, bien sûr, par mon lien à Israël. Je suis juif lorsque, comme tous les Juifs du monde, mon cœur bat à l’unisson de celui des Israéliens menacés, assassinés par les attentats-suicides et les hommes-bombes de ces dernières années. J’étais juif déjà, pour cette raison-là, en 1967, alors que j’étais encore tributaire de ce judaïsme déjudaïsé. Je suis juif aujourd’hui lorsqu’en Europe, en France, aux États-Unis, nous essayons de résister à ce vent de folie qui s’abat sur la région et qui fait diaboliser, anathématiser, nazifier Israël. Je suis juif par cette solidarité avec ce lieu et avec ceux qui l’habitent. Pourquoi le fais-je ? Est-ce que je le fais parce qu’Israël est un pays démocratique ? Est-ce que je soutiens Israël comme je soutiendrais n’importe quel autre État démocratique ? Oui et non. Il y a, évidemment, bien plus que cela. Lorsque je pense à Israël, lorsque je défends Israël, lorsqu’au moment de la première guerre du Golfe, quand tout le monde pense que les Scuds vont tomber sur Tel-Aviv, je viens ici instinctivement, de manière presque irréfléchie, je le fais pour de tout autres raisons, à la fois très simples et très complexes : parce qu’Israël demeure l’État refuge du peuple juif ; parce qu’Israël est un État fragile qui reproduit toute la fragilité du destin juif et aussi, paradoxalement, parce qu’Israël est un État fort où le peuple juif a trouvé de la force et de la fierté – je le fais parce qu’Israël est, dans la géopolitique d’aujourd’hui, ce que Solal fut dans mon imaginaire d’autrefois, une image de fierté, de force et de fragilité juives ; et puis je le fais, encore, parce qu’il y a, en Israël, des lieux d’étude et de prière où la lettre juive se perpétue et se développe – que serait une parole qui ne vivrait pas ? une lettre sur laquelle nul ne songerait plus à gloser ? eh bien c’est ici que cela se passe ; je soutiens Israël et me sens lié à Israël, parce qu’Israël est une étape essentielle dans la construction et dans l’histoire du destin juif, dans la construction et dans l’histoire de mon propre être-juif.

Je suis juif en France. Je suis juif et français, juif et aimant la France. Je suis un Juif qui vit sans trop de peine, sans trop de difficultés, cette fameuse double appartenance ou double allégeance dont certains nous font reproche ou problème. Je suis un Juif compliqué qui aime cette doublitude, qui y voit non pas un malheur mais un espace de jeu et de joie. Qu’est-ce que je fais en France ? Comment peut-on être juif en France ? Des raisons multiples. Certaines sont contingentes. D’autres sont nécessaires : cette langue française, par exemple, dans laquelle j’ai été placé, qui m’a construit, instruit, et qui me constitue. Il y a aussi mon amour pour ce pays, cette culture, le fait qu’il m’ait si profondément institué. Et puis il y a encore autre chose qui va vous surprendre car cela répond assez précisément à la description que je vous ai faite de ce qu’être juif est pour moi. Lorsque j’ai publié il y a vingt ans L’Idéologie française, tout le monde a retenu – et c’était juste – le procès que j’y instruisais de la France noire, de la France antisémite, de la France qui suintait la haine du Juif comme tel jusque dans ses parages les plus insoupçonnés. Mais il y avait autre chose, dans L’Idéologie française. Il y avait le portrait d’une autre France, une France républicaine, une France citoyenne, une France universaliste, une France qui faisait, comme les Juifs, la guerre à l’esprit du lieu, la guerre au numineux, la guerre au mauvais sacré, la guerre au superstitieux. Et cette France-là, je l’aime bien. Je sais, encore une fois, que c’est un point qui va faire hurler certains d’entre vous qui n’allez pas manquer de me renvoyer à ce fameux franco- judaïsme que déteste tant Benny. Je sais que vous avez tous en tête le judaïsme des Salvador, des Brunschvicg, des Rothschild du début du siècle, tous ces nouveaux sadducéens, ces aristocrates du judaïsme contemporain collaborant non plus avec l’hellénisme et la romanité d’hier, mais avec l’hellénisme et la romanité d’aujourd’hui, c’est-à-dire avec la francité où ils trouvent honneurs et avantages. Je sais, je devine, je comprends, dans certains cas, la méfiance que certains d’entre vous éprouvent à l’endroit de ces sadducéens. J’ai toujours trouvé, moi-même, qu’il y avait quelque chose de fou dans la façon qu’ils ont eue, et qu’ils ont encore parfois, d’inventer l’israélite français parce qu’ils trouvaient que le Juif ne sentait pas bon. Je dois même vous dire que j’ai croisé la route de certains d’entre eux, l’un notamment, parmi les plus grands, Raymond Aron, ce grand franco-juif qui, lorsque j’ai publié L’Idéologie française, en 1981, a osé dire deux choses qui auraient suffi à me guérir, si besoin était, de cette tentation franco-judaïque : qu’il se sentirait toujours plus proche d’un Français antisémite que d’un Juif maghrébin ; et, ensuite, à moi plus directement, que L’Idéologie française était un livre dangereux qui risquait d’attirer le malheur sur la tête de mes coreligionnaires. Bref. Malgré tout cela, je trouve qu’il y avait quelque chose qui n’était pas indigne dans cette façon, chez les Brunschvicg ou les Salvador, chez les fondateurs de l’Alliance israélite universelle, primo : d’accoler israélite et universel ; secundo de penser une alliance dont la première vocation, même si elle fut souvent trahie, était de se porter au secours de tous les Juifs menacés et martyrisés, partout, dans l’univers; tertio, et enfin, de tenter de conjuguer l’espérance messianique et les principes de la Révolution française, de voir le mot d’ordre de liberté, d’égalité et de fraternité comme une sorte de version affadie de l’accomplissement messianique – je sais que cela fait sourire Benny, je sais que ça le fait même hurler mais quand même ! entre ceux qui voyaient dans la révolution prolétarienne l’accomplissement de la pro- messe, et ceux qui voyaient l’accomplissement de la pro- messe dans les formules de 89, je dirai que, sans hésitation, je préférais et préfère encore les seconds ! Et puis une dernière chose encore. J’ose à peine la dire tant je suis, là, loin de vous. Mais la France me semble être aussi l’un des meilleurs lieux au monde pour faire entendre, aujourd’hui, cette parole juive que j’évoquais tout à l’heure, non pas celle d’ici mais de là- bas, la parole diasporique.

Car enfin, je suis un Juif diasporique dans le monde. Être juif pour moi, c’est pratiquer jusqu’au bout ce souci du prochain, cette attention à l’extrême prochain, ce souci de l’extrême étranger répété par nos maîtres et rappelé par Levinas. Je suis juif quand, me souvenant que nous fûmes étrangers en Égypte, je crée en France, il y a vingt ans, l’organisation antiraciste SOS Racisme. Je suis juif quand je vais en Bosnie tendre la main aux Iduméens de là-bas, nos frères, les Bosniaques, les habitants de Sarajevo bombardée. Je suis juif quand, comme Jonas entendant : « lève-toi et va parler à Ninive », je pars au Pakistan ou en Afghanistan au contact de l’ennemi ; là encore, je crois être au plus près de ma vocation juive. Je suis juif lorsque je vais en Angola, au Burundi, au pays de ces guerres oubliées où l’on meurt comme bêtes en grand nombre, dans ces pays des confins de l’histoire où je tente de répertorier des visages, de retrouver des visages là où il n’y a que de la mort – je suis encore et toujours juif quand je vais traquer ces singularités ultimes, ces traces de Dieu, ces lumières, que sont les visages des oubliés du monde. Pas d’élan humanitaire dans tout cela. Pas d’humanitarisme version XIXe siècle, je me méfie de cela autant que toi, Benny. Mais la propre définition de l’élection juive. Le geste même de l’élection entendue comme mission et volonté d’éclairer : nous, bien sûr ; mais aussi les peuples et le genre humain. Ma fidélité au mot d’ordre levinassien de concevoir l’éthique comme le moment où je deviens non pas l’égal, mais l’otage d’autrui et de mon prochain. Ce torrent de réciprocité universelle qu’évoque le même Levinas dans tant et tant de textes que j’aurai passé tant et tant de temps à tenter, à ma manière, d’illustrer. Je suis juif parce que je pense, comme Rosenzweig, que la vocation du peuple juif, la vocation de la parole juive, est d’ouvrir pour tous les peuples les portes invisibles qu’illumine L’Etoile de la Rédemption. Je suis un Juif rosenzweigien, prétendant, modestement, contribuer à ouvrir pour tous les peuples ces portes invisibles et sacrées. Vivre ce judaïsme en France et depuis la France, affirmer et vivre cette fidélité-ci à cet Israël-là, tout cela n’est pas toujours confortable, tout cela ne va pas toujours de soi, il reste sûrement en moi quelque chose de ce Solal de mes vingt ans que j’évoquais en commençant, ce monstre à deux têtes et à deux cœurs dont parle Albert Cohen: « tout dans la nation juive, tout dans la nation française » – oui, oui, je ne me fais pas d’illusions, il reste en moi, forcément, quelque chose de cela, mais voilà, c’est ainsi, je m’y essaie, dans l’inconfort mais je m’y essaie, je crois en même temps, et malgré tout, ne pas être un si mauvais Juif…

Alors, peut-être cet inconfort se perpétuera-t-il jusqu’au bout. Peut-être sera-t-il augmenté par l’inertie du temps qui passe, de l’affairement, de la paresse de l’esprit ou du corps. Peut-être la vie, les péripéties de la vie, changeront-elles la donne. Peut-être un événement récent de ma vie, qui m’a déjà lancé sur les traces d’une culture oubliée, qui m’a déjà confronté à ce qui ne me fut pas transmis mais dont je me sais le fils, accentuera-t-il sa pression en moi. Peut-être finirai-je par prendre au sérieux le mot de Levinas disant que sans Talmud, donc sans hébreu, il n’y a pas de Juif qui tienne. Peut-être m’intéresserai-je un jour, vraiment, à ce qui fait vraiment lien entre les deux judaïsmes. Peut-être donnerai-je un jour crédit, poids et réalité aux deux moments où je me suis imaginé, par la fiction, terminant ma vie à Jérusalem (dans Le Diable en tête, dernières pages, dernier monologue de Benjamin, fin de sa fuite éperdue – puis dans la « Nécrologie » que je me suis amusé à écrire, à la demande de Jérôme Garcin, il y a quinze ou vingt ans, où je me faisais mourir ici, à Jérusalem). Peut-être. Je ne sais pas. J’ai essayé aujourd’hui de vous dire, le plus sincèrement possible, comment je suis juif.


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