Voici, sur la France et les juifs, l’un des livres les plus stimulants que j’ai lus depuis longtemps.
L’auteur, François Heilbronn, est vice-président du Mémorial de la Shoah, ami résolu d’Israël et combattant de première ligne, depuis des décennies, contre l’antisémitisme.
Mais son livre (Deux Étés 44, Stock) est un roman.
Et il articule, ce roman, deux histoires survenues à deux siècles de distance et dont le point commun est de faire se croiser l’histoire de sa famille et la grande histoire de France.
La première est celle de Louis XV, malade à Metz, donné pour mort par ses médecins et guéri, in extremis, par le docteur Isaïe Cerf Oulman, ancêtre de l’auteur.
La seconde est celle d’Henry Klotz, son descendant, héros de la Première Guerre mondiale, que les SS, en octobre 1944, arrêtent chez lui, à Paris, et qui, frappé, torturé, humilié, agonisera aux abords du camp de Drancy.
Est-il mort pour la France ou par la France ?
Et qu’est-ce qui l’emporta, au dernier instant, dans les pensées de cet héritier du sage docteur qui sauva un roi de France : la fierté d’avoir servi son pays sans rien attendre en retour ou la colère d’avoir été, comme tant de Français juifs, trahi par lui ?
Je me souviens de Benny Lévy voyant un piège mortel dans le franco-judaïsme de ces grands sadducéens qui remercient la Révolution de les avoir émancipés ; confondent la Loi juive avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; et consentent au meurtre du pasteur sur l’autel de la République.
Je me souviens d’Emmanuel Levinas partageant, pour l’essentiel, ce jugement mais trouvant tout de même des mérites à cette aristocratie juive qui, comme la famille de l’auteur, vivait entre la place Vendôme et la rue de Tilsitt ; avait donné à la France des soldats de l’Empire, des grands financiers, des mécènes, des artistes, des éditeurs ; mais, à la façon du philosophe néokantien Léon Brunschvicg, gardait vivant le lien avec le Livre et ses maîtres.
Et j’ai, moi-même, dans L’Esprit du judaïsme, raconté comment la France doit à un juif, Rachi de Troyes, les premières traces écrites de sa langue ; à un autre juif, Marcel Proust, la renaissance de sa littérature asséchée par la première vague du nihilisme européen ; et au modèle biblique du royaume des Hébreux les termes du contrat social pensé, bien avant les Lumières, par les premiers penseurs du politique.
François Heilbronn, au fond, balance entre les trois positions.
Ses héros sont tantôt des juifs de cour, tantôt des juifs d’affirmation, tantôt des embrayeurs du génie français.
Et c’est tout l’art du roman de brouiller les pistes et de laisser le lecteur, comme il se doit, dans une belle, troublante et féconde indécision.
*
Un jour, à l’intention d’une enfant qui m’est chère, j’ai dressé la liste des vingt romans qu’il convenait qu’elle ait lus avant d’avoir 20 ans.
Ils la renseigneraient sur les caprices de l’amour, le mensonge des sociétés, l’art de résister aux passions tristes. Ils lui permettraient de s’orienter, non seulement dans la pensée (le rôle, le moment venu, de ses maîtres en philosophie), mais dans les méandres de la vie (tâche autrement plus périlleuse !).
Et je les avais choisis afin qu’ils lui soient, ensemble, et si elle allait au bout de chacun, un compas, une rose des vents, un guide.
Un essai vient de paraître qui tient à peu près le même langage – mais, lui, à la cantonade.
Son auteur, familier du Point, est Mathieu Laine.
Tout part d’une commande du Figaro, pariant qu’il n’est pas de situation que n’éclaire la fréquentation d’un grand livre.
Et le résultat est là, formidablement concluant, dans cette Compagnie des voyants (Grasset), qui résonne comme un manuel de survie pour temps déboussolés.
Rien de mieux, dit l’auteur, que La Tache de Philip Roth pour résister à la vague de pudibonderie, de néopuritanisme, de moraline qui déferle sur l’Occident.
Rien ne vaut la fréquentation de La Ferme des animaux d’Orwell pour reconnaître les barbaries qui prennent le visage de la raison, de ses cercles, de ses algorithmes.
Il n’y a pas, trois mille ans plus tard, d’autre vrai discours de la guerre que L’Iliade.
Ni de traité sur la tolérance plus actuel que La Fête au Bouc de Vargas Llosa.
Ni de meilleur antidote au décadentisme contemporain que les Mémoires d’Hadrien de Yourcenar.
Ni, face à un virus qui rend fou, plus sûr compagnon d’équipée que Le Hussard sur le toit de Jean Giono.
Et, si vous doutez que le respect de l’universel fasse des sociétés plus respirables que la loi des communautés, il faut lire le Beloved de Toni Morrison.
Ces romanciers qui nous aident à mieux voir, Mathieu Laine les appelle donc les voyants.
Il tient comme Flaubert qu’il ne faut pas vivre pour lire, mais lire pour vivre, pour mieux vivre, pour vivre plus librement, exister avec plus d’intensité.
Et il propose un art de lire qui fera le bonheur de quiconque tient la mort de Lucien de Rubempré pour un des chagrins de sa vie, la naissance de Solal pour une bénédiction et la revanche d’Emma Bovary et de la princesse de Clèves pour une urgence politique et morale.
Fictions pensives.
Revanche des mots sur les choses.
À chacun de faire ses jeux – et sa liste.
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