Merci Jean-Marie Burguburu ; merci Jean-Michel Darrois, qui m’a convaincu d’accepter de conclure ces journées ; et merci à Olivier Cousi, mon ami, sans qui je ne serais pas non plus là.

Lorsque Jean-Michel Darrois m’a appelé, la France était plongée dans une affaire que vous avez tous en mémoire et qui est une affaire sans précédent, depuis très longtemps, dans notre pays : la mise sur écoute de l’un de vos confrères, Me Thierry Herzog. Cette affaire, comme vous, j’imagine, et comme beaucoup de Français, m’a profondément choqué. J’ai écrit un texte, d’ailleurs, sur le sujet et sur l’inqualifiable scandale qu’il représentait. Et ce texte a été l’occasion, pour moi, d’une réflexion de fond qui s’est trouvée croiser très exactement le thème qui vous rassemble ce matin (la relation de votre métier et de ceux qui en sont les acteurs avec l’idéal démocratique et sa pratique) et qui m’a inspiré, finalement, la série de réflexions que je vais vous livrer.

Première réflexion. Dans la plupart des épisodes de la longue et interminable bataille pour la démocratie, dans cette guerre de longue durée que mènent les hommes, depuis si longtemps, pour la démocratie et la liberté, les avocats ont toujours, je dis bien toujours, été en première ligne.

Remontons un instant aux origines. L’époque où les avocats ne s’appelaient pas encore des avocats mais juste des logographes. L’époque où ils n’avaient pas encore droit, par exemple, à rémunération et faisaient leur métier quasi clandestinement. L’époque de Démosthène. L’époque où la pratique de l’avocat se confond avec la lutte contre l’Empire, je veux dire contre Philippe II de Macédoine, et où elle donne, en particulier, ces fameuses Philippiques que vous connaissez tous et qui sont un grand traité d’art oratoire. Sauf qu’attention ! Ce traité d’art oratoire est aussi un traité de démocratie ! Démosthène défend, dans le même mouvement et élan, les pouvoirs de la parole et ceux de la délibération démocratique. C’est très frappant.

Prenez un autre de vos pères fondateurs. On ne l’appelait toujours pas un « avocat ». Mais il l’était bien, pourtant, avocat. C’était même un immense avocat. Il s’appelle Cicéron. Il est l’auteur des Verrines, mais aussi des Catilinaires ou de ce fameux Brutus – grand texte où il est dit que les armes doivent laisser la place à la toge et la violence céder à la parole. On peut raconter ce qu’on veut sur Cicéron. On peut le trouver opportuniste. On peut juger extrêmement trouble le jeu qu’il a pu jouer entre César, Pompée et les autres. Mais la vérité c’est qu’il était guidé par une double boussole. Le goût de l’art oratoire et de ses artifices, d’un côté. Mais, de l’autre, le combat pour ce qui commençait déjà de s’appeler la démocratie et à quoi il s’identifiait pleinement.

Les Lumières. C’est, me semble-t-il, le véritable acte de naissance de votre métier. Son baptême, sinon officiel, du moins réel et son déploiement sur grande échelle. Or l’entrée sur la scène publique des avocats coïncide, incontestablement, avec ce grand moment de la conscience qu’a été le combat pour la tolérance, le libre examen, la libre expression, etc. Songez à Voltaire. Quand je pense, moi, à l’affaire Callas, à l’affaire Sirven, à la défense du chevalier de La Barre, à la défense du général de Lally-Tollendal, je pense, bien sûr, à Voltaire lui-même. Je pense aux « philosophes », on dirait aujourd’hui aux « intellectuels », dont la figure apparaît, sur la scène du monde, très précisément à cet instant. Mais je pense aussi aux avocats qui ont mené ce combat, de bout en bout, main dans la main, avec les philosophes. Voltaire ne jugeait une cause gagnée que lorsque celui qu’il avait défendu se voyait réhabilité par le travail d’un avocat. Il ne considérait sa tâche achevée que lorsqu’un avocat y avait mis, en quelque sorte, un point d’orgue et un sceau. D’ailleurs la dernière lettre qu’il écrit, trois jours avant sa mort, est une lettre où il évoque la cassation de l’arrêt du Parlement par le Conseil du Roi, donc la réhabilitation posthume de Lally-Tollendal obtenue par le travail acharné de ses avocats et, là, dans un souffle, son dernier souffle, il écrit sa fameuse phrase : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grande nouvelle »…

L’affaire Dreyfus, maintenant. Grand moment s’il en est du combat pour la liberté, la démocratie. Mais grand moment d’affirmation, aussi, de ce métier qui est le vôtre et qui achève de conquérir ses lettres de noblesse. Quand on parle des grands personnages de l’Affaire, on évoque – et on a raison ! – Zola, Péguy, Bernard Lazare. On cite aussi les politiques, à commencer par Jean Jaurès, rallié plus tard qu’on ne le croit à la cause du dreyfusisme, mais enfin rallié quand même. Ceux dont on ne parle guère, ou moins souvent, ce sont ces autres grandes figures du dreyfusisme qu’ont été ses avocats. Vous avez Demange. Vous avez Mornard. Et vous avez surtout le grand Fernand Labori, autrement appelé « Poumons d’acier », qui a été le véritable avocat de Dreyfus et de sa famille et qui a payé dans sa chair sa défense de l’innocence bafouée puisque, à la veille du procès de 1899, il fut visé par un terroriste antidreyfusard et atteint d’une balle dans le dos. Fernand Labori ne plaida d’ailleurs pas le procès de 1899. Mais pas à cause de la balle dans le dos ! À cause du fait, en réalité, que certains des amis de Dreyfus, certains des membres de sa famille, et non des moindres, vinrent le convaincre qu’à l’heure où ils espéraient encore un compromis, à l’heure où ils tentaient encore de montrer patte blanche et, je ne dirai pas de raser les murs, mais au moins de jouer profil bas, sa voix risquait d’être trop forte, trop puissante – il fallait tenir les « poumons d’acier » en réserve ! l’avocat était le plus dreyfusard des dreyfusards, il était trop dreyfusard pour les dreyfusards d’alors ; quel hommage !

Vichy, maintenant. Cette page atroce et honteuse de l’histoire de notre pays. Qui s’inscrit contre ? Qui résiste ? Un tas de gens, bien sûr. Mais, parmi eux, les avocats encore. Les avocats toujours. Les avocats plus que jamais. Ils sont là, à travers de grandes figures de votre profession comme Charles Bedos, avocat ou même me semble-t-il, bâtonnier du barreau de Nîmes, puis déporté à Mauthausen et mort en déportation ; comme Joë Nordmann que j’ai assez bien connu, dont je ne partageais certainement pas les partis pris quasi staliniens mais qui a été admirable dans ces années de Vichy et qui a mis son éloquence, son art, en face de la barbarie nazie et au service de ceux qui la combattaient ; toute cette histoire d’avocats résistants qui ont appris leur métier sous les verrous, ou dans les geôles, ou dans les maquis où l’on combattait, armes à la main, le fascisme français, est admirable. Honneur à eux !

Et puis encore, plus près de nous, cette autre séquence sombre de l’histoire française qui est le moment de la guerre d’Algérie. La droite se couche. La gauche se couche. L’opinion publique tout entière répète, pavloviennement, que l’Algérie c’est la France. Et qui se dresse contre l’infamie coloniale ? Quelques philosophes. Une poignée de journalistes. Et, aussi, une fois de plus, des avocats ! Avec certains d’entre eux, je suis en grand désaccord. Mais je ne peux pas ne pas leur rendre hommage, ici, sur ce point au moins que fut leur courage et leur lucidité, ou leur lucidité et leur courage, pendant la guerre d’Algérie. Je pense par exemple à une grande dame de votre métier, Gisèle Halimi. Et je pense à un autre de vos confrères, récemment disparu, parfaitement détestable par ailleurs, presque uniformément détestable, mais qui eut, là, pendant cette séquence de la décolonisation de l’Algérie et du soutien à ceux qui se battaient pour elle, un moment de grâce, un éclair de noblesse et de conscience – je parle, vous l’avez compris, de Jacques Vergès.

Et puis enfin (et, là, je me rapproche d’aujourd’hui) je pense à un dernier combat qui fut, lui aussi, un combat pour la vérité, la justice, le droit et qui a trouvé votre Ordre, vos barreaux, aux premiers rangs et en première ligne – je pense à ce grand moment de notre histoire récente qu’a été l’abolition de la peine de mort. Nous la devons, cette abolition, à François Mitterrand, sans doute. Mais nous la devons aussi à l’un des vôtres qui était là tout à l’heure, à cette tribune, avant moi, et qui vient, je crois, de partir – eh bien je suis heureux qu’il ne soit plus là car cela me permet de lui rendre un hommage d’autant plus sonore et vibrant : vous avez, chers amis, reconnu Robert Badinter.

C’est donc ma première remarque. Vous n’avez cessé d’être aux premiers rangs de la grande bataille pour la démocratie. Vous avez été, de cette bataille, parmi les meilleurs soldats.

Deuxième remarque. Prenons le problème à l’envers. Chaque fois que les liberticides relèvent la tête, chaque fois qu’un pouvoir totalitaire s’installe ou qu’un pouvoir glisse vers le totalitarisme, chaque fois qu’un penseur s’essaie à justifier ce glissement ou ce totalitarisme, les avocats sont parmi les premiers visés. Eh oui. Là aussi, c’est une loi. Et même une loi d’airain. Je crois qu’il y a ici, dans ce bâtiment, un stand d’Avocats sans frontières. Ils vous diraient cela mieux que moi. Ils vous donneraient des tonnes de preuves de ce que j’avance là.

Une preuve, tout de même. Le glissement vers l’autoritarisme, vers le poutinisme islamique, de la Turquie d’aujourd’hui. Eh bien il s’accompagne d’une persécution acharnée des avocats. À l’heure où je vous parle, plusieurs dizaines de vos confrères sont emprisonnés sans jugement dans les geôles d’Istanbul, d’Izmir ou d’ailleurs. D’autres, beaucoup d’autres, sont, ou ont été, arrêtés dans des circonstances et des mises en scène rocambolesques et terribles – avec hélicoptères de l’armée, bataillons de policiers qui viennent les chercher au petit matin et qui les enferment sans jugement. C’est ça la Turquie d’aujourd’hui. C’est comme ça que ça se passe dans la Turquie d’aujourd’hui, dans la Turquie de M. Erdoğan.

Une autre preuve. L’Iran. Vous avez des avocats magnifiques qui luttent contre la pratique, quoi qu’on en dise, persistante de la lapidation. Vous en avez d’autres, ou les mêmes, qui se battent pour la liberté religieuse et celle de penser. Eh bien eux aussi sont mis au secret. Eux aussi sont mis sous les verrous. Eux aussi sont traités comme des ennemis intérieurs qu’il faut réduire au silence. Je pense en particulier à un grand avocat. Je pense à l’un de vos confrères qui fait honneur à votre métier. Il s’appelle Houtan Kian. Il était l’avocat de Sakineh Mohammadi Ashtiani, cette jeune femme condamnée à mort par lapidation et pour laquelle ma revue, La Règle du jeu, a milité pendant des mois. Et je lui ai, à l’époque, suffisamment parlé pour avoir pris la mesure, et de sa bravoure, et de l’acharnement du pouvoir contre lui. Il vient juste d’être libéré. Mais cette libération, il y a quelques semaines, est venue après plusieurs années d’une détention terrible, immotivée, et sans jugement.

Une autre preuve. La Colombie. Je connais un peu la Colombie. J’ai fait, il y a une douzaine d’années, un grand reportage des deux côtés de la barbarie, celle des FARC et celle des paramilitaires. Et je viens, il y a quelques jours, de recevoir une statistique terrible. C’est plusieurs dizaines d’avocats, plusieurs dizaines de vos confrères, femmes et hommes, qui tombent, chaque année, sous les balles des narcotrafiquants des deux bords – les paramilitaires fascistes d’un côté, et les prétendus guévaristes qui sont d’autres fascistes de l’autre côté. On ne parle plus, pour le coup, de gens enfermés. On ne parle plus de persécution. Non. Ces avocats sont bel et bien assassinés.

Je pourrais vous parler du Honduras. De Sri Lanka. La vérité est qu’il n’y a, d’une manière générale, pas de régime ou de situation liberticides où l’avocat ne soit considéré comme un empêcheur de tuer la liberté en rond et comme un personnage qui doit donc être absolument écarté de la scène publique.

C’est vrai de la Révolution française, initiée par les avocats mais dont les avocats ont été les premières victimes.

C’est vrai des grands procès de Moscou. Vous avez tous en mémoire les textes de Koestler et de Merleau-Ponty où l’on voit que, dans cette mécanique infernale que devient le procès, l’avocat devient le suspect numéro un, la bête nuisible à écraser, l’élément à neutraliser. Et, de fait, les Fouquier-Tinville russes qui s’appelaient, par exemple, Vychinski savaient que, pour aller au bout de leur besogne, il fallait se débarrasser sauvagement, puis légalement et constitutionnellement, de ce gêneur absolu qu’était l’avocat.

Et c’est encore vrai de la Chine populaire et, plus précisément, de la Chine de la révolution culturelle, avec cette séquence extraordinaire que j’ai eu l’occasion d’observer de près, il y a maintenant trente-cinq ans, à l’époque où j’écrivais mon premier livre. On y voit, chimiquement pure, presque au laboratoire, la naissance de la figure de l’avocat. C’est le moment du procès de la Bande des Quatre. On est à la fin des années 1970 ou au début des années 1980. Sont au banc des accusés Jiang Qing, la veuve de Mao, ainsi que Wang Hongwen, Yao Wenyuan et Zhang Chunqiao. Tous quatre sont accusés d’avoir comploté avec et pour le compte de Lin Piao, l’ancien « plus proche compagnon d’armes » de Mao foudroyé dans le ciel de Mongolie alors qu’il tentait de fuir le pays. Je suis un jeune philosophe passé par le maoïsme et qui a passé beaucoup de temps à réfléchir à ces questions de justice populaire et de justice tout court. Et voilà qu’arrive, sur cette scène chinoise, sur cette scène d’une Chine nécrophile et mortifère, un personnage tout à fait extraordinaire qui mériterait de figurer, si vous en avez un, en tête de votre panthéon. Il s’appelle Zhang Sizhi. Il est le patron du pool d’avocats qui se proposent, malgré les intimidations diverses et variées dont ils sont l’objet, de défendre ces quatre accusés.

Certains refusent, comme Jiang Qing. D’autres acceptent, comme Wang Hongwen. Le troisième se voit, pour une raison que j’ai oubliée, interdire le recours à un avocat. La veuve de Mao, elle, se dresse seule, sans avocat, continuant de partager, au fond, le point de vue de ses juges et bourreaux sur l’inutilité contre-révolutionnaire de cette figure bourgeoise qu’est la figure de l’avocat. Et l’on voit se mettre en place toute une discussion qui apparaît aux autorités de la Chine d’alors comme une casuistique sans importance mais où se joue, en réalité, quelque chose de tout à fait essentiel. Qu’est-ce que ce métier ? se demandent tous ces gens. Quel est le rôle de l’avocat ? Le fait qu’il plaide pour celui-ci ou celui-là implique-t-il qu’il endosse son point de vue et qu’il soit, lui aussi, son conjuré ? Sur quel ton faut-il s’adresser aux juges ? Faut-il plaider l’innocence ou les circonstances atténuantes ? Vaut-il mieux, même quand le prévenu se sait innocent, plaider les circonstances atténuantes ? Bref, tout un débat qui dure des mois et des mois et où l’on voit se dessiner, prendre forme, toucher sa vraie grandeur, manifester ses liens de fond avec l’idéal démocratique, ce métier qui est le vôtre et qui est le métier d’avocat. Zhang Sizhi… Souvenez-vous de ce nom. Si la Chine a commencé d’échapper à son cauchemar rouge, à son enfer, c’est aussi à Zhang Sizhi qu’elle le doit…

J’ajoute que, sur le terrain, maintenant, de la pensée, que ce soit à l’extrême droite ou à l’extrême gauche, tous les discours qui ont tenté de penser et de légitimer les politiques liberticides ont toujours, à un moment ou à un autre, croisé et démonisé cette figure de l’avocat.

J’ai en tête des textes de Karl Marx – fils d’avocat, d’ailleurs, me semble-t-il – qui, dans Les Luttes de classes en France, fait de l’avocat l’obstacle à la véritable justice, voit dans l’avocat le grain de sable qui empêche la belle machine de l’Histoire de produire ses belles et bonnes et sanglantes conclusions.

Et j’ai en tête, de l’autre côté, le maître français de la grande pensée réactionnaire, à savoir Charles Maurras qui, dans un texte important intitulé Le Prince des nuées et publié peu après l’affaire Dreyfus, jette aux chiens la double figure, également honnie, et pour les mêmes raisons, de l’intellectuel et de l’avocat. Pour lui, Maurras, pour l’extrême droite française en général comme, bientôt, pour l’extrême droite allemande, comme, un peu plus tard, pour les penseurs nazis type Rosenberg, avocats et intellectuels sont toujours ces maîtres en abstractions, ces princes des nuées, siégeant dans l’empyrée des idées générales et abstraites – ennemis de cette organicité qui est le propre des vrais peuples, ou des collectivités saines, que les nazis veulent réinventer et aider à ressusciter.

Alors, évidemment, la question qui se pose, que vous vous posez peut-être, à laquelle vous avez certainement répondu depuis longtemps, mais enfin je me la suis posée, moi, toutes ces dernières semaines, et j’ai commencé de me la poser au moment de cette affaire des « écoutes » de Me Herzog, c’est : qu’est-ce qu’il y a de si périlleux dans la profession d’avocat ? qu’est-ce qu’il y a de si redoutable dans cet art de la parole pour qu’il soit l’objet de cette vindicte et de cette persécution ? qu’est-ce qui, dans ce métier, fait que vous êtes à la fois les meilleures sentinelles de la liberté et, dans les mauvais moments, quand les forces sombres triomphent, les premières cibles et les premières victimes ?

Je vais répondre à cette question.

Ma conviction c’est que, du fait même qu’il y ait des avocats, du fait même que cette profession existe et soit, non seulement pratiquée, mais célébrée, du fait même qu’une société se dote d’un Ordre de praticiens de la parole et de la plaidoirie, suivent un certain nombre de conséquences, soit philosophiques, soit pratiques, mais dans les deux cas essentielles.

Une société où il y a des avocats et où ils sont reconnus et célébrés, c’est une société, par exemple, où l’on disjoint la Loi et le Droit. La Loi, vous connaissez. C’est cette semonce, cette parole absolue, qui tombe des nuées, s’abat sur les hommes et leur ordonne de se plier et de se taire. Le Droit, c’est autre chose. Il n’a plus cette évidence brutale. Il n’a plus cette force indiscutable. Il suppose toute une zone grise où l’on est hors-la-Loi et, en même temps, pas tout à fait. Et puis il suppose cette idée finalement très étrange que le crime est le crime, d’accord ; mais qu’il arrive qu’il ait, comme on dit, des circonstances atténuantes. Il y a toute une réflexion du philosophe allemand Gadamer, mort il y a quelques années et qui n’est pas toujours, loin s’en faut, ma tasse de thé, il y a toute une réflexion, dis-je, sur ce concept – bizarre quand on y songe – de circonstances atténuantes. Le crime, dit-il, c’est le crimen. Et, dans crimen, il y a crisis, avec tout ce que le mot suppose de travail de distinction, de dissection, du forfait. Donc, pas le bien et le mal. Mais le mal et le moindre mal. Et cette idée qu’il y a des crimes qui, lorsqu’on les examine, c’est-à-dire lorsqu’on les critique, apparaissent liés à des circonstances qui en atténuent la gravité. C’est une idée très belle. C’est une idée très humaine. C’est une idée d’avocat.

Le fait qu’il y ait des avocats dans une société produit une deuxième disjonction, une deuxième distinction. Et c’est la distinction, non plus entre la Loi et le Droit, mais entre la vérité pure et la vérité impure. Il y a un grand roman classique qui a pour théâtre la Révolution française et qui est Les dieux ont soif d’Anatole France. Et il y a, dans ce roman, un extraordinaire dialogue entre le vieux ci-devant Brotteaux, fabricant de marionnettes et de pantins, et le juge Gamelin qui est un artiste raté et qui s’apprête à faire passer le premier sous la lame de la guillotine abolie par Robert Badinter dans la France de 1981. Brotteaux dit à Gamelin : « Prenez garde, citoyen Gamelin, de ne pas faire de la vérité une idole, de ne pas faire de la vérité une essence, car la vérité est tout sauf une essence, car la vérité est chose complexe, nuancée, sujette à délibérations, analyses, critiques, crises, débats. » Et, disant cela, il exprime et résume la profession de foi des avocats que vous êtes, votre credo.

Troisième conséquence de l’existence du métier d’avocat. Troisième conséquence de l’existence, dans une société, de cette drôle d’institution qu’est l’avocat comme tel. C’est l’idée qu’il n’y a pas seulement des nuances dans la vérité. Pas seulement des impuretés dans ses modalités d’apparition ou dans leur résultat. Mais que la vérité est l’enjeu, l’objet et le théâtre d’un véritable travail. Il y a des gens – les totalitaires – qui pensent que la vérité arrive sans travail, dans une espèce d’éblouissement, de révélation soudaine, dans une espèce de parousie, de providentialisme laïque. Eh bien les avocats et, d’une façon générale, les citoyens des sociétés qui les admettent, les accueillent ou les célèbrent, disent : non ; c’est compliqué, pour la vérité, d’apparaître ; ça ne se fait jamais d’un coup, dans la trouée, dans l’événement ; c’est un travail contradictoire et patient ; c’est une construction où l’on recule, parfois, plus que l’on n’avance ; c’est un travail dialectique. Le plus bel hommage que je connaisse au métier d’avocat, c’est un grand philosophe qui le prononce. C’est l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel, qui voit dans le surgissement, à l’époque des Lumières, de la figure de l’avocat, le signe de ce que je suis en train de vous dire : que la vérité est l’objet d’une dialectique et d’un travail.

Qu’il y ait des avocats, qu’un accusé, qu’un éventuel criminel ou un criminel tout court et que, surtout, oui, surtout, un innocent éprouvent le besoin de (et se voient reconnu le droit à) voir leur cause, leurs circonstances atténuantes ou leur innocence plaidées par un tiers, cela suppose encore autre chose. Car il y a là une grande énigme, au fond. Prenez le cas de celui qui se sait innocent. C’est la question que l’on adressait à Démosthène qui aimait cela, plaider. C’est l’une des questions que l’on adressait à Cicéron qui prenait, lui aussi, grand plaisir à plaider. Quel besoin, pour l’innocence, d’un avocat ? Qu’a-t-elle à faire d’un porte-parole ? Pourquoi pas la parole directe ? Pourquoi pas l’authenticité de la parole vive ? L’immédiateté de l’innocence dans sa pureté et sa fraîcheur ? Eh bien la réponse à cette question, c’est un autre philosophe, John Locke, qui la donne dans son deuxième Traité du gouvernement civil. S’il y a des avocats, dit-il en substance, c’est parce que la justice, la vérité ne peuvent apparaître qu’au terme, donc, de ce travail dialectique que j’évoquais à l’instant – mais, encore, dans un champ dépassionné, purgé des folies du monde et dans l’abri de ce que Locke appelle le sang-froid. John Locke parle, exactement, de « dire la justice ou de la chercher la tête froide ». John Locke pensait que rien n’est plus adverse à la vérité et à la justice que la passion, la ferveur, mères de tous les emportements et de toutes les injustices… C’est l’idée qu’entre la vérité et elle-même, qu’entre le sujet et son innocence (ou sa culpabilité) s’interpose cette médiation, ce refus de l’immédiateté, elle est au cœur de l’idéal démocratique et elle est, donc, au cœur de votre métier. Votre métier est comme l’extase de cette idée. Il est le summum de cette évidence d’une immédiateté toujours mauvaise conseillère, d’une immédiateté mère de toutes les injustices, de tous les débordements et, parfois, de toutes les horreurs. « Vive la médiation », dit le démocrate. « Vive tout ce qui peut séparer le sujet de lui-même », insiste-t-il. Et c’est encore de cela que l’avocat est l’incarnation.

Et puis, il y a encore une cinquième chose, dont le nom de l’avocat me semble être l’index ; dont sa présence dans une société me semble être le signe ; et qui, sans lui, ne serait pas reconnue comme une part constitutive de nos destins. Je songe ici à ce que les démocraties pensent de ce qu’il en est, non plus du travail de la vérité, non plus de son cheminement, non plus de sa médiation, mais de l’innocence et de la culpabilité mêmes. Il y a toute une réflexion, très ancienne, de l’humanité sur ces questions. Les plus grands philosophes, les écrivains, ont médité sur cette idée de la culpabilité et de ses mélanges, sur ces noces paradoxales de la culpabilité et l’innocence.

Prenez les grandes figures de Caïn, d’Achille, d’Othello, de Lorenzaccio. Prenez les personnages des grands romans de Kafka ou de Dostoïevski. Ce sont des figures qui nous disent cette espèce de mixte inséparable, indémêlable, dans chaque sujet entre innocence et culpabilité. Des culpabilités sans crime… Des innocences coupables… Des partages très très difficiles à démêler, parfois impossibles, entre l’innocence et le crime… Le portrait de Jean Valjean, personnage immense s’il en est, et qui dit exactement cela… Eh bien, il y a des avocats parce qu’il y a Jean Valjean. Il y a des avocats parce qu’il y a Othello. Il y a des avocats parce qu’il y a Caïn, et Achille, et Œdipe. L’avocat, oui, est fils d’Œdipe. L’avocat est fils de cette obscure vérité inscrite dans le destin des humains et qui est cette impureté de l’innocence et du crime.

Et puis enfin, l’avocat, son existence, la pratique de ce métier, est l’indice d’une dernière chose. Il est le rempart, il est le refuge, d’une dernière vérité des démocraties. Il est l’asile d’une dernière propriété des démocraties sans laquelle elles ne seraient plus démocratiques du tout et qui est le droit au secret. C’est la raison pour laquelle je vous ai dit qu’au moment où j’ai reçu le coup de téléphone de Jean-Michel Darrois, j’étais plongé dans cette réflexion. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé, tout à l’heure, en évoquant cette affaire d’écoutes et de secret. Le bâtonnier de Paris, Me Pierre-Olivier Sur, aurait beaucoup à dire sur le sujet !

Pour ma modeste part, je crois que, chaque fois qu’un régime autoritaire ou totalitaire s’installe, l’une de ses premières cibles c’est le secret. Pas nécessairement la profondeur d’une intimité. Mais l’espace, certainement, d’une singularité. Ce halo de privauté qui cerne chacun d’entre nous et nous protège. Ce cercle sacré qui, s’il est violé, nous expose à ce qui se passe en Turquie, en Colombie, en Iran ou en Chine avant Zhang Sizhi. Un écrivain que je n’aime pas beaucoup et qui s’appelle Bernanos parlait dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes d’une « conspiration » menée par les régimes fascistes contre « la vie intérieure et le secret ».

Oui, cette conspiration est incessante. Oui, cette conspiration ne se tait jamais. Oui, cette conspiration est l’âme profonde, le rêve non dit, de tout pouvoir pour peu qu’il n’en soit pas empêché. Or, parmi ceux qui empêchent la conspiration, au premier rang de ceux qui la font échouer, au tout premier rang de ceux à qui nous devons de voir préserver cette part inaliénable de secret qui nous protège, ce noyau infracassable de secret sans quoi nous ne serions plus ce que nous sommes, il y a évidemment la profession d’avocat. Le secret professionnel inscrit dans les chartes de vos barreaux, ce n’est pas un principe parmi d’autres. Ce n’est pas un droit supplémentaire, qui viendrait couronner les autres. Ce n’est pas quelque chose avec lequel on pourrait transiger ou faire des compromis. C’est quelque chose qui est au cœur même du fonctionnement, non seulement de votre métier, mais des démocraties. Le principe même des démocraties n’est-il pas d’être séparées de la loi mais séparées aussi d’elles-mêmes ? N’est-il pas d’opérer une séparation entre individus discernés et partagés par cette épaisseur, cette frontière, qu’est le secret ? Les avocats en sont, avec d’autres, mais en première ligne là aussi, les garants.

Voilà, cher Jean-Marie Burguburu, cher Jean-Michel Darrois, ce que je voulais vous dire. Je voulais, somme toute, exprimer ici ma conviction, qu’il y a une alliance naturelle, une grande alliance, entre les écrivains et les avocats, entre les hommes d’idées et les hommes de droit – une alliance qui a traversé les âges, qui a traversé les batailles pour la démocratie et qui est aujourd’hui plus essentielle que jamais. Cette alliance, je la plaide ici, ce matin, à cette tribune. Mais je la connais bien. Je la vis, d’une certaine façon, tous les jours et intimement. Car je vais vous faire une confidence. Peu le savent, y compris ici. J’ai un fils, dont je suis extrêmement fier, dont j’aime les vertus d’intégrité et le goût de la vérité, dont m’émerveille sans cesse le souci que je lui vois de mener à sa façon et avec ses armes la même bataille pour la démocratie qu’a pu mener, et que mène encore, son père. Mon fils s’appelle Antonin Lévy. Il est des vôtres. C’est un jeune avocat. Je vous remercie.


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