Je voudrais faire un certain nombre de remarques, en clôture de nos travaux, et en tenant compte, autant que faire se peut, de ce qui a été dit par les uns et par les autres.

D’abord, bien sûr, la question des Cahiers noirs, ces trente-quatre cahiers, noirs par la couverture de moleskine autant que par le contenu, qui, comme cela a été plusieurs fois dit, contiennent la pensée intime, presque ésotérique de Heidegger et dont il a expressément tenu à ce qu’ils soient publiés à la fin de ses œuvres complètes, comme s’ils en étaient l’aboutissement et le testament.

Je ne suis pas germaniste. Et il n’y a, pour l’instant, pas d’édition française de ces Cahiers. Mais, pour ce que j’en sais, il y a là quelque chose de tout à fait nouveau. Et le nouveau, l’événement de ces Cahiers noirs, c’est d’abord le fait que le mot et le nom « juif » y soient énoncés à plusieurs reprises – pas si nombreuses qu’ont bien voulu le dire les premiers comptes rendus, mais pas si rares non plus que le prétendent les éternels thuriféraires de Heidegger. Le nom « juif », le mot « juif », le signifiant juif, sont là et bien là. Et ils y sont, pour ce que j’ai pu en juger, traînant après eux les préjugés les plus crasseux de l’antisémitisme le plus ordinaire : la pensée « calculante », trafiquante, négociante censée être le propre des juifs – et puis l’idée, sinon d’un complot, du moins d’une machination juive dont Martin Heidegger, le philosophe, aurait passé toutes ces années à voir se succéder les manifestations.

Ce qui semble frappant, aussi, dans ces Cahiers noirs, c’est que l’on n’y trouve toujours pas un mot de regret, une demande de pardon concernant ce « fardeau », cette « bûche » dont il parle dans un poème dédié à Hannah Arendt et qui est la Shoah. Oui, quand il s’adresse à Hannah Arendt, la Shoah est ce fardeau, cette bûche. Mais, dans les Cahiers qui reflètent sa pensée la plus intime, sa pensée entre soi et soi, il n’est plus question de fardeau. Plus question de Shoah du tout. Plus question ne fût-ce que d’évoquer ce qui s’est produit là. Et, par conséquent, pas l’ombre d’une réponse à la question qui lui a été posée par Paul Celan, par Karl Löwith, par Adorno, par Sartre – pas l’ombre d’une réponse à la question du siècle.

En revanche, toujours dans les Cahiers noirs, une référence obsessionnelle à ce qui semble être, pour lui, le massacre par excellence – celui qui, en tout cas, lui arrache, pour le coup, de vrais mots de révolte : « l’extermination » du peuple allemand comme tel… Il y a même, semble-t-il, des textes, ou des fragments de textes, où il suggère que les douze ans de nazisme n’ont peut-être été que le théâtre et le fruit d’une effroyable machination menée par le peuple machinateur par excellence afin d’imposer aux Allemands, le moment venu, une punition longtemps attendue et un châtiment à ses yeux à lui, Heidegger, immérité.

Et puis, dans les Cahiers noirs, enfin, il y a cette phrase étrange que les germanistes, ici, ont probablement lue de manière plus instruite que moi. C’est une phrase où il parle du national-socialisme comme principe d’une philosophie. Mieux : le national-socialisme sous la philosophie comme principe. Un Heidegger qui, autrement dit, s’affirme comme un penseur du national-socialisme. Un Heidegger dont il apparaît que l’histoire intellectuelle, non contente de croiser ce national-socialisme, s’y est ajustée et l’a, pour partie, habité tout en se laissant habiter par lui.

Voilà, si j’en juge par ce que j’ai pu en lire, ce qui se dit dans ces très scandaleux Cahiers noirs.

Pour ce qui me concerne, je fais partie de ceux – et plusieurs des orateurs qui m’ont précédé sont, je crois, dans le même cas que moi – qui n’ont pas été outre mesure surpris, cela dit, par ces fragments des Cahiers noirs.

Que Heidegger fût intimement, donc très profondément, antisémite, on le savait à travers des confidences des uns et des autres, à travers des allusions de Jaspers dans son autobiographie, à travers des documents non publics, telle cette lettre, révélée par Die Zeit en 1989, où le tout jeune Heidegger, avant Sein und Zeit, assigne à la philosophie en général et à son intervention à lui, en particulier, Heidegger, dans la philosophie, la tâche de « désenjuiver » la pensée.

On sait que, contrairement à ce que soutiennent encore aujourd’hui les partisans inconditionnels de Martin Heidegger, il fut, à l’occasion, un dénonciateur de juifs, un délateur, plus ou moins zélé, plus ou moins bruyant, mais sans états d’âme. Passons sur l’affaire Husserl, que chacun connaît. Mais le « dossier Baumgarten », ce dossier qu’il instruit en personne afin de bien montrer qu’il y a là quelqu’un qui est indigne de former la jeunesse allemande sous ce qui sera bientôt son rectorat !…

On sait les fréquentations du nazi Heidegger qui a pris sa carte du parti tout de suite, le même jour que son ami et concurrent Carl Schmitt, et qui l’a reprise chaque année jusqu’à la fin.

On sait quelques-unes de ses fréquentations les plus terribles : Fischer, le maître de Mengele, le théoricien des expérimentations sur les races en vue de la juste sélection.

On connaît depuis longtemps l’hommage à Schlageter, le soldat fusillé par les Alliés en 1923, ancien combattant de la guerre de 1914, opposant à l’occupation d’une partie de l’Allemagne et devenu une figure héroïsée de la rhétorique nazie dès le Combat pour Berlin de Goebbels et jusqu’au Mythe du XXe siècle de Rosenberg. La mort de Schlageter, dit Heidegger, fut la mort « la plus dure » et « la plus héroïque ». Elle est le contraire, pour lui – et même si je sais que, sur ce texte, les interprétations peuvent s’opposer –, de la pauvre mort, de la mort sans mourir, de la mort réduite au seul périr de ces femmes et hommes sans monde – même pas pauvres en monde, comme les animaux, mais sans monde – que furent les juifs, selon l’un des rares textes où il évoque, quoique sans les nommer, les victimes de la Shoah.

Nous connaissions tout cela. Et nous connaissions, dans le corpus heideggérien, avant les Cahiers noirs, d’autres textes, comme celui de l’Introduction à la métaphysique, où il évoque « la vérité et la grandeur interne du national-socialisme ». Nous connaissions, dans l’une des conférences de Brême, en 1949, le texte sur la Shoah, car il en existe tout de même un. Nous connaissions, oui, ce texte terrible sur les millions de corps cadavérisés réduits à des « pièces détachées » pour « l’agriculture motorisée ». Ce qui est le plus choquant dans ces lignes, ce n’est pas, après tout, l’assimilation à l’agriculture motorisée. Car dire que la destruction des juifs se conforma au modèle de la grande agriculture motorisée, c’est toucher à quelque chose de la vérité de ce crime unique, inouï, sans précédent ni héritage – c’est toucher à quelque chose de son programme, de sa monstruosité et même de sa spécificité. Dans cette conférence de Brême, le point du lapsus, le point de révélation, celui qui, à mes yeux, fait beaucoup plus scandale encore ou, en tout cas, autant que les passages des Cahiers noirs dont j’ai eu connaissance, le plus scandaleux, donc, le plus grave, c’est que le massacre de millions de juifs par des procédés assimilables à ceux de l’agriculture motorisée se compare à l’« arraisonnement » ou à l’« extermination » d’un peuple par la famine – et, là, Heidegger pense évidemment aux épreuves traversées dans les dernières semaines de la guerre par les Allemands, en particulier ceux de l’Est. Et cette extermination des millions de juifs par des procédés assimilables à ceux de l’agriculture motorisée, il la compare aussi à la « fabrication de bombes à hydrogène ». Eh bien, comparer la Shoah, soit à Dresde, soit à la bombe H, je crois que c’est la définition chimiquement pure du négationnisme.

Tout cela est connu depuis très longtemps. Nous savions que Heidegger avait, jusqu’au bout, jusqu’à l’entretien du Spiegel de 1966, vu dans le nazisme cette vérité intérieure et cette grandeur. C’est dit, en ces termes, dans l’Introduction à la métaphysique. C’est dit dans le texte quasi testamentaire ou qui, en tout cas, et jusqu’aux Cahiers noirs d’aujourd’hui, est apparu comme tel, du Spiegel. Et cela, encore une fois, nous n’avons pas attendu les Cahiers noirs pour nous en aviser.

Donc, d’une certaine façon, quoi que je découvre lorsqu’ils seront enfin publiés, je ne pense pas que je serai frappé de stupeur. Je ne pense pas que mon regard se dessillera à la façon dont certains disent que ce fut leur cas.

Nous savions d’autre part – en tout cas j’ai écrit, il y a une quinzaine d’années, des choses là-dessus dans mon livre sur Sartre – que cette part nationale-socialiste de la pensée de Heidegger, cette cohabitation, sous le nom Heidegger, de la philosophie la plus exigeante et de cette bassesse infinie, obéit à un régime tout à fait singulier, unique, dans l’histoire de la philosophie et de la littérature.

Pas besoin des Cahiers noirs, non, pour savoir qu’on n’est pas dans le cas d’un philosophe qui, quand il redevenait un homme privé, aurait eu ses faiblesses ou ses petitesses. C’est ce que répondait Sartre, n’est-ce pas, dans le numéro des Temps modernes où fut déjà ouverte, à la Libération, la question Heidegger ? Le débat voyait s’opposer Beaufret, Adorno, Waelhens, d’autres. Sartre crut régler le problème en évoquant la faiblesse de caractère de Heidegger. Et il posa la question : va-t-on ne plus lire le Contrat social et surtout l’Émile, sous prétexte que Rousseau s’est mal occupé de ses enfants ? Nous savons donc, depuis toujours et, en tout cas, bien avant les Cahiers noirs, que nous ne sommes pas dans ce schéma-là. Nous ne sommes pas dans le cadre d’un contre-sainte-beuvisme philosophique avec, d’un côté, un homme pusillanime, fragile, soumis aux pressions de son époque – et, de l’autre, un penseur qui, dans le secret de son archive ou de sa bibliothèque, poursuivrait, face à l’éternité, son dialogue avec Héraclite, Parménide et Anaximandre, les trois porteurs, selon lui, de la « Parole initiale ». On n’est pas dans ce cas-là, non.

On n’est même pas, et c’est ce qui m’a toujours frappé depuis que je travaille sur cette histoire Heidegger, dans un cas comparable à celui, par exemple, de Sartre lui-même, qui a clairement abrité sous son patronyme deux œuvres distinctes, presque antagoniques l’une de l’autre – un peu, dit-il quelque part, comme les deux reproductions du monde s’affichant dans le cerveau de la baleine de Moby Dick de son cher Herman Melville : deux yeux, disait-il, un peu comme les siens ; deux yeux tellement écartés qu’ils captaient et renvoyaient sur l’écran de la conscience deux représentations du monde opposées l’une à l’autre ; il y avait le Sartre nietzschéen, stendhalien, romantique, révolté ; et puis il y avait le Sartre de la Critique de la raison dialectique, soumis, asservi au totalitarisme de son temps et voyant se raréfier toute cette belle révolte de La Nausée et de ses autres premiers textes ; et il y en aura même un troisième, celui des dialogues avec Benny Lévy et de sa rencontre avec la pensée juive, qui renouera avec le premier, tout en réinventant autre chose, mais c’est une autre histoire…

Donc on a des exemples, notamment l’exemple Sartre, de deux œuvres qui cohabitent dans la même tête et sont portées par le même nom, même si elles sont quasi antonymes l’une de l’autre. Et si vous en voulez l’équivalent en littérature, c’est le cas de Louis-Ferdinand Céline où, de la même façon, il y a deux œuvres et même, de nouveau, trois : il y a le Céline de Mort à crédit et du Voyage au bout de la nuit, incroyablement sombre, pessimiste, qui ne voit aucune issue au malaise dans la civilisation ; il y a le Céline numéro trois, celui de Rigodon, de Normance, de Guignol’s band et de D’un château l’autre, le plus grand roman antipétainiste jamais écrit ; et puis, entre les deux, vous avez un autre Céline, très différent des deux autres, écrivant d’ailleurs moins bien, avec une vitesse d’écriture tout à fait étrange, et c’est le Céline de Bagatelles pour un massacre, des Beaux draps et de L’École des cadavres. Donc il y a plusieurs figures possibles de cette dualité et de cette contrariété intime de deux œuvres sous un nom.

Heidegger, ce n’est rien de tout cela. Et ce qui est extrêmement frappant chez Heidegger, c’est d’abord que les infamies apparaissent dans les textes majeurs – et, inversement, c’est que, dans les textes mineurs ou ouvertement infâmes, peuvent apparaître des trouées philosophiques ou des éclairs de grande pensée.

Je vous disais à l’instant que la phrase sur « la vérité intérieure et la grandeur du national-socialisme » se trouve dans l’Introduction à la métaphysique, c’est- à-dire dans le texte même qui pose avec le plus de rigueur la question de la différence ontologique.

Je pourrais vous rappeler comment dans De l’essence de la vérité, lorsque Heidegger se réfère au fragment 53 d’Héraclite (le fameux fragment, dont il aurait apparemment discuté avec Carl Schmitt, sur la guerre mère de toutes choses, mère de tous les étants), on a une page extraordinairement puissante et ambitieuse où il dialogue avec ce qu’il y a de plus inaugural, de plus initial, de plus séminal, pour un philosophe, c’est- à-dire Héraclite – mais où, tout à coup, au fil de cette méditation puissante, surgit l’idée qu’Héraclite, c’est le retour possible « aux lois éternelles de notre race d’homme germanique ».

Je pourrais citer, dix ans plus tard, en 1943, le séminaire sur Héraclite : là encore, c’est le Heidegger ayant, en principe, donné congé à tout ce qui relève de la contingence, du pur étant – c’est le Heidegger qui ne se connaît d’autres interlocuteurs que ces hommes à la parole rare, presque absente, lacunaire, que sont les premiers Grecs. Et c’est dans ce texte de 1943, écrit au milieu de l’Europe en ruines, soumise à des orages face à quoi les orages d’acier de Jünger apparaissent rétroactivement comme une aimable plaisanterie, c’est dans ce texte de 1943 sur Héraclite qu’il dit que le salut viendra, pour l’Europe, par la « race allemande » pour autant que celle-ci sache revenir aux bonnes sources de son « allémanité ».

De même, quelques années plus tôt, le grand cours sur Hölderlin. Là encore, on est face à l’essentiel. Là encore, on est face à la pensée dans ce qu’elle a de plus poétique et de plus vrai – au sens et dans les termes, en tout cas, de Heidegger. Or c’est là que l’on trouve formulée, de la manière la plus détaillée et articulée, la théorie d’une URSS et d’une Amérique qui seraient comme deux jumeaux qui s’ignorent et se combattent – et, en face, ce recours, cette ressource, que sont les seuls Européens à ne parler ni l’anglais d’Amérique ni l’anglais de Russie soviétique, c’est-à-dire les Allemands : eh bien cette idée d’une Allemagne du milieu s’opposant à ces deux versions du nihilisme technicisé que sont l’américanisme et le soviétisme, elle fait écho, peut-être avec un peu plus de style et, en tout cas, sur le mode oraculaire qui est celui de Heidegger, à la pire propagande de l’époque, à la propagande nazie la plus ordinaire, la plus quotidienne et la plus abjecte. Et ce morceau de propagande, ce n’est pas dans un tract, je le répète, qu’on le trouve ; ce n’est pas dans une adresse aux étudiants allemands se terminant, comme il le faisait chaque fois, par un sonore « Heil Hitler » – non, c’est dans son livre sur Hölderlin.

Et je ne parle que pour mémoire de son long cours sur Nietzsche, publié beaucoup plus tard, au début des années 1960, mais prononcé à la fin des années 1930 et où, là encore, au milieu de ce corps à corps entre les deux immenses figures de la pensée que sont Nietzsche et lui, Heidegger, apparaissent, de-ci de-là, d’aussi grands événements métaphysiques, d’aussi majeures Ereignis que le saut des parachutistes dans le ciel de Scandinavie, la motorisation de l’armée allemande, la modernisation de ses moyens de transmission ou la qualité de ses avions ! C’est très troublant, franchement, la façon dont ces considérations-là, ces remarques du Heidegger politique viennent se loger à l’intérieur même de la page, du paragraphe, de la phrase, et peut-être, j’y viendrai dans un instant, du mot de la philosophie heideggérienne la plus exigeante et la plus haute.

Inversement, on pourrait montrer que les textes les plus contingents, les plus accidentels, les plus circonstanciels de Heidegger – puisque, dans ces mêmes années, dans les mois du rectorat puis, ensuite, dans les mois qui suivirent son départ du rectorat, il fit des séminaires et des discours aux étudiants dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils fussent des textes de pure circonstance – sont, et c’est donc la grande surprise, écrits de la même encre, dits de la même voix ; en sorte que, de même que l’on trouvait dans les textes dits majeurs des saloperies nationales-socialistes, on trouve dans les textes officiellement nationaux-socialistes de vraies trouées philosophiques.

Le Discours du rectorat, par exemple, et pour ne parler que de lui, se termine, ou presque, par une citation de Platon très librement traduite par Heidegger – mais enfin, la liberté de traduction par Heidegger de ses grands classiques est censée faire partie de son génie ! La fameuse sentence, donc, le fameux logion : « Tout ce qui est grand se tient dans la tempête », c’est une citation libre de La République et cela figure dans le Discours du rectorat.

Même chose pour le discours de juin 1933 sur le « service du travail ». Heidegger y fait l’éloge des camps. Pas les camps d’extermination, ils n’existent pas encore. Pas les camps de concentration pour opposants. Mais les camps de formation pour étudiants qu’institue l’hitlérisme. Eh bien, dans ce texte, il explique que, dans l’université du Reich, l’examen ne sera pas « après », mais « avant ». Il explique que, dans l’université du Reich telle qu’il la veut et la conçoit, il faudra « dresser » autant qu’enseigner, et comment le dressage et la sélection y seront aussi essentiels que l’éducation. Or c’est dans ce même texte que j’ai trouvé, que l’on trouve, comme ça, très vite dit, à la manière de Heidegger, de cette façon foudroyante que la vérité a parfois, chez lui, de se dire, l’une des réflexions ou l’une des occurrences les plus fortes d’une réflexion qu’il mène depuis toujours : la question de la poïesis, la question de la différence entre la poésie et la technique – oui, cette question fondamentale, c’est dans ce texte sur la sélection et le dressage qu’elle apparaît.

La question du « souci », maintenant. Un autre immense concept heideggérien, n’est-ce pas ? Eh bien relisez son discours de novembre 1933, en prélude au référendum sur la rupture de l’Allemagne nazie avec la SDN. Dans ce texte éminemment politique, ouvertement hitlérien, dans ce texte où il a l’impression de commencer de réaliser ce qui, pour certains, était son rêve secret, son rêve platonicien (sauf qu’Hitler n’était pas le tyran de Syracuse, et que Heidegger n’était pas tout à fait Platon…), dans ce texte, donc, où il dit son rêve et son projet d’être le conseiller du prince des ténèbres de son temps, on trouve l’une des meilleures formulations, l’une des plus rigoureuses et, conceptuellement, des mieux abouties de cette affaire du souci.

Et puis, encore, le dernier discours de Heidegger juste après son départ du rectorat : son discours de novembre 1934, qui est, là aussi, un discours éminemment politique puisqu’il porte sur la question de l’État nazi et que l’on y sent, en filigrane, un reste de la querelle entre l’aile conservatrice et l’aile révolutionnaire du NSDAP, entre l’aile qui a gagné et celle qui a été liquidée pendant la nuit des Longs Couteaux, entre le nazisme canal officiel, qui a pour préoccupation principale de construire un État, d’engager une guerre et de la gagner, et celui, proche des SA, dont certains, comme Farias ou Otte, ont dit qu’il était la vraie parentèle nazie de Heidegger. Il se situe clairement, ce texte, dans l’ombre de ces débats. Il se situe au plus près de cette question de l’État, de son dépérissement ou non, de la question de la révolution nazie et de la construction, ou pas, d’un État plus ou moins classique. Or, dans ce discours de la fin novembre 1934, dans ce discours qui développe une théorie de l’articulation de l’État et du peuple, il mobilise ce qui, pour le heideggérien que je ne suis pas, est probablement le plus essentiel, je n’ose pas dire le plus sacré, à savoir : la question de la différence ontologique. Eh oui ! la question du rapport entre l’Être et l’étant (l’État étant du côté de l’Être, le peuple étant du côté de l’étant) ! La question de la bonne articulation de l’un et de l’autre (pensée en parallèle à la grande question qui se pose au nazisme depuis les premiers textes de Goebbels jusqu’à l’élimination de Röhm et des SA – laquelle question, soit dit en passant, se pose aussi, au même moment, du côté du léninisme). Dans le même souffle, oui, hélas, la grande question politique du premier nazisme – et le questionnement qui signe son apport majeur à l’histoire de la philosophie…

Tout cela pour dire que l’on n’est pas dans le schéma Sainte-Beuve. Ce n’est pas l’homme privé, d’un côté, qui se laisse aller, et l’homme public, de l’autre, qui se surveille. On n’est pas dans le schéma Sartre, d’une pensée tellement vagabonde et libre qu’elle est contrainte de se couper en deux. On n’est pas dans le schéma Céline : un moment d’égarement, très long et très criminel, mais un moment d’égarement tout de même, qu’encadrent deux périodes « normales ». On est dans quelque chose de beaucoup plus mystérieux. On est dans un régime de discursivité absolument unique. Et, si j’étais germaniste, si j’étais heideggérien, si j’étais même, ce que je ne suis hélas pas, un spécialiste de Heidegger, je pense que je pourrais démontrer qu’il y a là une ligne qui partage, qui coupe en deux les textes, qui se faufile à l’intérieur du moindre mot de la langue heideggérienne – je pourrais démontrer que cette bataille-là, cette bataille, disons, entre le Heidegger essentiel et le Heidegger qui croit que les parachutistes en Scandinavie sont un événement métaphysique, travaille la moindre ligne, le moindre mot, le moindre soupir, du « plus grand philosophe du XXe siècle ».

On est là dans quelque chose, vraiment, de tout à fait inédit.

On est là face à quelque chose, vraiment, de tout à fait troublant.

Et cela fait, véritablement, embarras à la pensée.

Alors, comment se tire-t-on de cela ?

Il y a deux réponses que vous avez entendues, ici et à la BNF, dites par des voix fortes et autorisées.

Il y a la réponse, d’abord, des amis de la pensée Heidegger. Ils sont un peu embarrassés par les Cahiers noirs. Mais, au fond, pas tellement.

Car ils pensent – et ils n’ont, en effet, pas complètement tort – que, jusqu’aux Cahiers noirs, le mot « juif » n’est jamais prononcé.

Ils arguent du fait que Heidegger aura passé sa vie privée et intellectuelle à mener une interlocution constante, et même décisive, avec ce que le judaïsme européen aura produit de plus grand et de plus exigeant dans ces années – et ce n’est pas non plus inexact.

Ils insistent volontiers, aussi, sur le fait qu’entre la pensée prophétique juive et la pensée oraculaire heideggérienne, il y a plus d’une affinité.

Ils nous disent également que, fidèle à une vieille pratique de prudence intellectuelle, formulée par Descartes, Spinoza ou, de nos jours, Leo Strauss, Heidegger avançait masqué et que telle ou telle de ses phrases monstrueuses que je viens d’évoquer ont été écrites mais pas dites, ou dites mais pas écrites, et qu’il y avait là tout un jeu de pistes et de rôles avec les autorités universitaires, puis avec les autorités politiques tout court.

Donc il y a tout cet écheveau d’explications – et ces gens finissent par nous dire (c’est, et je le dis sans me moquer, la position des heideggériens historiques les plus honnêtes) que l’antisémitisme est un détail dans la pensée de Heidegger. Ils le disent, et ils le pensent. Ils le pensent, et ils le disent.

Et puis, de l’autre côté, vous avez les adversaires de Heidegger. Je pensais, pour les amis, à l’instant, à quelqu’un comme François Fédier. Et je pense, là, maintenant, à un intellectuel dont je regrette l’absence, ce n’est pas d’ailleurs faute de l’avoir invité ni, pour ma part, d’avoir insisté : je pense à Emmanuel Faye. Ils nous disent quoi, les adversaires de Heidegger ?

Ils disent – je schématise – que le nom « juif », le signifiant juif, n’est apparemment jamais là mais qu’il y est, pourtant, tout le temps, et que, pour l’oreille véritablement avertie, car contextualisée et vigilante, on n’entend que lui.

Les heideggériens tendance Fédier demandent qu’on remette les phrases de Heidegger dans leur contexte. Les heideggériens tendance Faye rétorquent : leur contexte ? Allons-y ! Le contexte linguistique, idéologique de l’époque fait que, même quand il n’est pas là, le mot « juif » y est, on ne voit et n’entend que lui.

Ils répondent aussi, et ils ont raison, que l’argument par Hannah Arendt ou Paul Celan, par Karl Löwith ou par d’autres, est un argument qui a déjà beaucoup servi, y compris à l’époque de Heidegger, mais qui ne prouve rien. Il a beaucoup servi, par exemple, dans le cas Richard Wagner, dont on n’a cessé de nous dire, tout de suite, dès Bayreuth, qu’il ne pouvait pas être antisémite puisque le chef d’orchestre de Parsifal s’appelait Levi, et qu’il a passé sa vie à torturer, martyriser, tenter de convertir mais, en tout cas, fréquenter des chefs d’orchestre juifs… Pathétique.

On dira aussi, de ce côté-là, du côté de l’accusation, que cette affinité entre le prophétique et l’oraculaire qui est censée sceller je ne sais quelle fraternité obscure entre Heidegger et le judaïsme peut avoir un tout autre sens : celui qu’elle avait chez les nazis, les vrais, les nazis de l’État, de la conférence de Wannsee et de la solution finale, c’est-à-dire le sens d’une rivalité mimétique engagée par les hitlériens et ne pouvant se terminer que par l’extermination des juifs… Oui, on est, avec cet Heidegger « rapprochant » l’oraculaire du prophétique, en plein dans cette salade de la double élection, du peuple élu de trop, dont certains historiens de la Shoah pensent, avec juste raison, qu’elle est l’une des sources de la folie hitlérienne…

Et quant au larvatus prodeo dont on aimerait tant nous convaincre qu’il est là pour tromper la vigilance des autorités du Reich, il fonctionne dans les deux sens, ripostent les adversaires de Heidegger ! Car quel incroyable mal il se donne, après 1945, pour truquer, maquiller, trafiquer, interpoler les textes des années 1933 à 1944 : pour les réécrire, en effet, mais dans l’autre sens, celui qui permettra peut-être de l’innocenter ! Il y a, dans un volume collectif dirigé par Faye, un texte tout à fait brillant et convaincant d’une jeune universitaire s’attaquant à l’une de ces opérations de maquillage du texte heideggérien.

Dans cette logique-là, dans cette deuxième logique, la conclusion est que l’antisémitisme n’est pas un détail de la pensée heideggérienne, qu’elle est en son cœur même et que, hélas, l’impératif qui en découle est qu’il faut cesser de lire Heidegger.

Emmanuel Faye, je le cite pour la dernière fois, a publiquement dit, et à de nombreuses reprises, que la véritable place des livres de Heidegger, des livres de cet introducteur du national-socialisme à l’intérieur du monde de la philosophie, n’est plus dans les rayons de philosophie des bibliothèques, mais dans les rayons d’histoire – histoire des idées, histoire des délires politiques, histoire du nazisme et des totalitarismes.

Voilà, me semble-t-il, les deux façons que l’on a, globalement, de se tirer de cette intrication, de ce tressage, de cette intrigue-là, de cette inquiétante intrigue qu’est l’intrigue de ces deux textualités heideggériennes qui, en vérité, n’en font qu’une : ou bien l’antisémitisme est un détail, ou bien on retire ses livres des rayons de philosophie dans les bibliothèques.

Pour ce qui me concerne, et en conclusion de ces quatre jours, je voudrais proposer une autre piste. Je n’ose pas dire une autre interprétation, mais une autre piste. Je voudrais prendre quatre exemples de grands concepts heideggériens, et je voudrais essayer de vous dire, en quelques mots car il est tard, comment on est contraint, chaque fois, de penser en même temps qu’on a affaire à un immense philosophe qu’il est impossible de ne pas continuer de lire, et à une œuvre extraordinairement dangereuse contre laquelle il est impossible de ne pas s’armer.

La question du sujet. Ce décentrement spéculatif qui fait que l’on passe de la question du sujet à celle de la vérité, de celle de la vérité à celle de l’Être, et que le sujet lui-même est désubstantialisé, dépulpé, déshumanisé. Ce geste philosophique est le grand geste fondateur, n’est-ce pas, de tout l’antihumanisme contemporain ? Eh bien voyez. D’un côté, si le sujet n’est plus rien, s’il est déshumanisé, qu’est-ce qui empêche de lui passer dessus, de le violer, de le violenter ? C’est incontestable. Il y a incontestablement cette possibilité-là, cette tentation criminelle, dans le texte heideggérien. Et puis, de l’autre côté, sans cette question, sans cet antihumanisme, sans cette désubstantialisation du sujet, vous perdez l’un des principes de la plus belle, de la plus forte philosophie de la liberté du XXe siècle, c’est-à-dire celle de Sartre. Eh oui… Si Sartre a pensé jusqu’au bout sa liberté et celle des hommes, s’il a, jusqu’à la caricature, et parfois jusqu’à la folie, pensé et montré que l’on pouvait faire à peu près n’importe quoi de sa « situation », s’il a poussé au plus loin qu’il est possible de le faire la grande aventure de la liberté des hommes, c’est parce qu’il avait mal lu, trop vite, comme il le faisait souvent, à la pirate, mais parce qu’il avait quand même lu, ou regardé d’un peu près, la théorie du Dasein heideggérien. Et, d’ailleurs, ce qui est vrai de la liberté sartrienne est vrai aussi d’autres gestes que j’ai connus, eux, d’assez près. Je me rappelle l’une des leçons de mon vieux maître Louis Althusser. Une leçon très énigmatique. Celle où il disait que le stalinisme était « un humanisme ». Cela figure dans Réponse à John Lewis, au début des années 1970. La phrase fit, évidemment, hurler les bien-pensants. Mais elle avait sa part de vérité. À savoir que, oui, s’il y a un « propre de l’homme », ce propre va pouvoir et devoir être émondé de ses impropriétés, de ses impuretés, et que c’est probablement là l’une des racines, l’un des moteurs du stalinisme et des totalitarismes en général. Eh bien on peut dire que l’antihumanisme heideggérien, son décentrement spéculatif, a pris effet ici aussi. On peut dire qu’il a eu cet effet, qui est un effet libérateur. Et il serait facile d’établir qu’il a pu fonctionner, là, comme une machine à interpréter et, peut-être, à prévenir ou brider les tentations totalitaires.

La question de l’Histoire. L’historialisation, l’épochalisation de toute chose. Cette idée qu’il y a histoire de tout. Ces textes où Heidegger dit que la nature elle-même, en tant qu’elle est champ de bataille, lieu de culte ou paysage, est le théâtre d’une histoire et que, donc, tout est histoire, absolument tout : la nature, le genre humain, les animaux, tout… Là encore, il y a une sorte d’effet de bascule intérieur au texte même, comme un pendule mystérieux et secret qui fait que ce déniaisement philosophique peut basculer des deux côtés. Le côté de la mise en doute, de la révocation, de l’idée même de genre humain – l’identification du Dasein, non pas à l’individu particulier caractérisé par sa « mienneté », mais à un Dasein collectif, porté par l’esprit d’un peuple lui-même entendu alors, non pas au sens de Derrida, mais au sens de Goebbels, c’est-à-dire au sens völkisch du mot ; ça peut aller vers ça, oui. Mais, de l’autre côté, dire qu’il n’y a rien en ce monde qui échappe à l’Histoire, rien qui, malgré ses apparences de stabilité et de pérennité, ne soit tramé et forgé par l’Histoire, cela peut avoir un tout autre sens : car, après tout, qu’avaient d’autre en tête les révoltés de la fin des années 1960 lorsqu’ils tenaient qu’il n’y a pas de rapport d’autorité, pas de relation sociale, pas de détermination intime qui ne puissent être mis en question, en péril, en suspens ? L’historialisation de toute chose, même si elle est la porte ouverte, évidemment, au Dasein comme esprit du peuple, aux théories spenglériennes de la chute et du déclin des singularités völkisch, ne peut-elle pas être aussi, n’a-t-elle pas concrètement été, une école de révolte ? Cette historialité, d’ailleurs, et là les heideggériens n’ont pas tort, est clairement l’une des butées contre lesquelles vient se heurter la biopolitique ou la conception purement naturaliste des étants, autrement dit, le racisme. Dans cette idée que tout est Histoire, il y a quelque chose, c’est vrai, qui a probablement permis au Sartre que j’évoquais à l’instant, celui d’après la Seconde Guerre mondiale, d’écrire ses Réflexions sur la question juive. Et c’est vrai que ce n’est pas un hasard si les Réflexions sur la question juive, ce livre où il est dit que tout est Histoire dans cette affaire d’être juif et que tout se joue dans le regard que l’on porte sur les sujets juifs, ce n’est pas un hasard, non, si ce livre est contemporain de la découverte par Sartre de Heidegger.

La question de la langue. Heidegger est certainement le dernier cratylien conséquent. Il est le dernier philosophe à avoir pensé jusqu’au bout cette idée qu’il y a un rapport de familiarité, de connivence et même d’identité entre la chose et son dire, entre Ding et Dichten, et que ce n’est pas pure contingence, pure rencontre, si cette chose-là s’appelle comme ci et pas comme ça. Du cratylisme, il a tiré sa manière de philosopher, qui n’est plus une manière dialectique mais une manière exégétique. L’exégèse non pas même des textes, mais des mots. Cette façon de les fouiller, de les décomposer, de leur faire rendre gorge, ou de leur faire rentrer dans la gorge le sens. Je ne connais pas d’autre exemple dans la pensée contemporaine de prise au sérieux à ce point – on peut la trouver oraculaire, naïve, trop sonore, tout ce que l’on veut, mais quand même… – de l’hypothèse cratylienne selon Platon. Le grand philosophe anti-saussurien, c’est lui, Heidegger. S’il y a un philosophe, au XXe siècle, qui a pris le contrepied de la théorie saussurienne de l’arbitraire de la relation entre le signifiant et le signifié (je ne dis ni que ce soit bien, ni que ce soit mal, je m’en moque, c’est comme ça…), c’est Heidegger. Toute la philosophie heideggérienne procède de là. Toute la philosophie heideggérienne procède de cette affaire de langue entendue à la façon de Cratyle. Mais, là encore, s’ouvrent, comme dans un mouvement de bascule, deux hypothèses et deux pistes. Il y a le Heidegger qui prend tellement au sérieux cette histoire de langue, qui la prend tellement au premier degré, qu’il part dans les décors de son histoire d’Héraclite premier Allemand et de Hölderlin dernier Grec, et donc du nazisme comme résurrection de l’Antique – c’est cela, oui, qu’il va chercher dans ses étymologies sauvages et folles. Et puis, de l’autre côté, il y a ce que Frege appelait « le grand tournant langagier de la philosophie du XXe siècle ». Il y a Derrida. Il y a Foucault. Il y a la psychanalyse et la métaphysique de Jacques Lacan. Eh bien vous n’avez rien de tout cela sans le cratylisme de Heidegger. Il n’y a pas de Lacan, non, sans ce Heidegger-là. L’inconscient structuré comme un langage, l’interrogation de la langue comme voie d’accès, non pas privilégiée mais unique, à la vérité du malaise et du symptôme, cela est impensable sans cette invention d’une exégèse cratylienne de la langue et de ses mots par Martin Heidegger. Alors je veux bien qu’on range Heidegger dans le rayon Histoire de la Fnac. Mais alors il n’y a plus de Lacan. Et c’est, par-delà Lacan, toute une part de la pensée contemporaine qui s’évapore, qui disparaît, qui n’a plus lieu d’être, qui se tait.

Dernière question, enfin, la plus importante, naturellement : la question de l’Être. Là encore, que fait Heidegger ? Il est incontestablement le premier philosophe à poser la question de l’Être comme tel. Pas la question de l’Être en tant qu’Être à la façon d’Aristote. Pas la question de l’Être comme fondement, ou comme premier moteur, ou comme dieu caché, ou comme noumène embusqué sous la floraison des phénomènes. Non, l’Être en tant que tel. L’Être à la fois originaire et voilé par la prolifération de l’étant et de la métaphysique. C’est la question de Heidegger et il est le premier à la poser. Ce n’est pas la question d’Aristote. Ce n’est pas la question de Platon. Il a raison de dire – même si c’est l’un des textes où l’on trouve le plus de cochonneries – que ce n’est pas la question de Descartes. C’est, vraiment, la question heideggérienne par excellence. Mais, alors, songez-y de nouveau. Cet Être oublié, celé, et qui se dévoile, il y a deux façons de le traiter. Il y a deux façons de se tenir, pour emprunter un mot du vocabulaire heideggérien, face à cette thèse. Ou bien on la prend à la lettre, ou bien, pour aller très vite, on la prend de manière métaphorique. Évidemment, Heidegger fait les deux, et les heideggériens aussi.

Si on la prend à la lettre, on pense qu’il y a vraiment eu un moment où l’Être se montrait comme tel, qu’il y a vraiment eu une chute, un déclin, une catastrophe dans la facticité, et qu’il faut vraiment trouver de vrais acteurs, de vrais opérateurs de retour vers cette vérité oubliée. Donc un voilement et un décèlement qui ne sont pas métaphoriques, qui disent une histoire réelle. Il y a un Heidegger qui pense cela. Il y a un Heidegger qui pense qu’Anaximandre, Héraclite, Parménide, ont vraiment vécu dans l’éblouissement de l’Être. Il y a un Heidegger qui pense qu’il y a une vraie longue saison de déclin qui commence avec le catholicisme hébraïque, qui se poursuit à travers la Renaissance technicienne, qui va jusqu’à la pitoyable tentative nietzschéenne, et avec laquelle il lui revient de rompre – à condition de s’aviser qu’il y a un deuxième peuple métaphysique par excellence, un peuple grec par procuration, et que c’est le peuple allemand. Il y a une foultitude de textes qui disent cela : que les Allemands sont des Grecs ou que les Grecs étaient déjà des Allemands. Il y a une foultitude de textes qui disent cela : qu’il y a deux peuples métaphysiques et que ce sont ces deux-là – un peuple imposteur qui est le peuple juif et qui, par conséquent, n’a pas sa place dans ce mano a mano entre les deux peuples métaphysiques par excellence et, à l’inverse, le peuple allemand. Et là, naturellement, quand on prend l’affaire comme ça, quand on prend à la lettre cette histoire d’Être voilé, celé et décelé, cela donne en effet Goebbels et Hitler déguisés en guerriers ou en tyrans platoniciens. Et c’est là, pour le coup, non pas la « grosse bêtise », mais la grande catastrophe.

Et puis il y a un autre Heidegger, qui pense et qui dit que c’est par fiction, par hypothèse (un peu comme Rousseau lorsqu’il parle des origines du Contrat social et de ce peuple dispersé qui précède son rassemblement), que c’est par fiction, donc, qu’on peut imaginer un temps où l’Être était éclatant, lumineux, radieux. C’est par manière de dire qu’on évoque cette lente histoire d’un déclin qui mènerait jusqu’au sursaut d’aujourd’hui. Et c’est, là encore, par métaphore qu’on peut penser qu’il y a ici ou là un peuple de nouveaux Grecs qui pourraient donc être les Allemands exterminateurs et nazis. Cet Heidegger-là pense que, dès l’origine – ce qu’il appelle l’origine –, le voilement était toujours déjà là. C’est ce que Michel Deguy nous enseignait en hypokhâgne au lycée Pasteur en 1966 : que le voilement était toujours déjà là. Il n’y a pas d’être non dévoilé qui se voilerait peu à peu avant de se dévoiler à nouveau. Le déclin est toujours déjà et constamment parsemé de trouées vers l’Être. Il y a, dit Heidegger lui-même, dans toute grande pensée, des pistes forestières. Il y en a chez Husserl, celui dont il a piqué la place, comme je le raconte dans un texte théâtral récent. Il y en a chez Descartes. Oui, il y a chez lui des pistes forestières qui font que l’opacité n’est pas totale, que l’obscurité n’est pas fatale et que le grand tournant, le grand retour, est un retour qu’on n’appelle ainsi que par image.

Cet Heidegger dont la pensée du retour n’est plus prise à la lettre, comment ne pas continuer de le lire ? Comment ne pas continuer de lire les grands textes de la phénoménologie contemporaine, les grands textes de Levinas, les grands textes de Kant, à travers lui ? Ou alors, si l’on décide de ne plus le lire du tout, cela veut dire, et je crois que c’est cela véritablement l’enjeu, que l’on renonce à la philosophie et qu’on s’en remet à des discours techniques. Possible… C’est ce que fait à peu près tout le monde autour de nous, dans la plupart des disciplines. Mais, si l’on a encore le souci de la philosophie, ce qui est le cas de certains ici, et que l’on n’accepte pas cette idée heideggérienne de l’Être, cette idée des pistes forestières, ou des trouées qui font signe vers lui dans toutes les grandes pensées, alors on en reste au blocage kantien, on en reste à la totalité hégélienne, ou l’on en reste au succédané bergsonien. C’est cela, oui : ou bien on entend malgré lui ce que Heidegger nous dit dans cette affaire de différence ontologique, ou bien, selon les sensibilités, on est kantien, bergsonien ou hégélien, et l’on pense que la partie est terminée.

Mon parti (et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi d’intituler cette intervention « Comment peut-on être heideggérien ? ») est, vous l’avez compris, celui-là : entendre ces effets de bascule, y être attentif, et savoir que c’est seulement à ce prix-là que l’aventure philosophique peut se poursuivre.


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