Je suis honoré d’avoir été choisi, cette année, pour donner cette très prestigieuse conférence annuelle sur « L’état du monde juif ».

Et je voudrais répondre à votre invitation en essayant de dresser le bilan le plus honnête possible de ce moment où, comme disait Leo Strauss, dans l’avant- propos à l’édition américaine de sa Critique de la religion de Spinoza, il ne fait « ni tout à fait jour ni tout à fait nuit » et où les Juifs, par conséquent, ont autant de raisons de trembler que de motifs d’espérer.

Je voudrais, en d’autres termes, vous dire ce que sont, à mes yeux, les raisons d’avoir peur et ce que sont aussi, non seulement les raisons d’espérer, mais les tâches qui incombent au judaïsme de ce début de siècle.

Les raisons de l’effroi ?

C’est très simple.

J’ai, à quelques mois près, l’âge d’Israël.

Et je ne crois pas qu’il y ait eu, depuis soixante ans, un moment où Israël, les amis d’Israël, le peuple juif, auront été, d’une certaine façon, si seuls, si vulnérables, si menacés qu’aujourd’hui.

Israël a toujours eu des ennemis. Toujours, depuis sa création, il a eu à faire face à l’hostilité d’adversaires redoutables. Mais j’observe le Hamas arrosant Sderot et, maintenant, Ashkelon de roquettes tirées depuis un territoire qui n’est plus occupé depuis deux ans. Je pense au Hezbollah que l’on voyait, à l’été 2006, à la frontière nord d’Israël, masser des missiles chargés d’atteindre Haïfa, puis Tel-Aviv – et ce alors que le Liban n’avait plus, lui non plus, de conflit territorial avec le pays (un ami me faisait observer, l’autre jour, que, sur la carte de la région qui figure sur les billets de banque libanais, les « fermes de Chabaa » elles-mêmes, ces minuscules kilomètres carrés qu’Israël n’aurait toujours pas rendus au Liban et qui justifieraient la poursuite de la « résistance », apparaissent comme… en territoire syrien !). On a là, autrement dit, des adversaires qui, pour la première fois, n’ont plus de revendication ni de but de guerre précis. On a là une hostilité qui ne relève plus de la logique classique des conflits et des possibles compromis. Jadis, les exigences des Palestiniens pouvaient paraître exagérées, trop coûteuses, révisables à la baisse, etc., mais au moins existaient-elles. Aujourd’hui, il n’y a plus d’exigence du tout. Ou, plus exactement, il n’y en a qu’une – qui est, chez le Hamas donc, et chez le Hezbollah, la disparition d’Israël comme tel. Une haine brute. Nue. Une haine sans merci et qu’aucune négociation, concession, n’a le pouvoir d’arrêter. Clausewitz distinguait les Ziel (buts de guerre) des Zweck (buts politiques) et ne concevait pas de guerre où les premiers ne soient soumis à la satisfaction des seconds. Là, il n’y a plus de seconds. On a des Ziel sans Zweck. Des buts de guerre qui ne sont plus indexés sur quelque but politique que ce soit. On est dans une logique qui était inconcevable à Clausewitz et qui devra attendre Pufendorf pour être problématisée : la logique de la guerre totale. Il n’y a pas tant de guerres totales que cela dans l’histoire de l’humanité. La guerre de Troie. La troisième guerre punique. La Première Guerre mondiale, du point de vue allemand. La Seconde, bien sûr. Et il y a la guerre que le Hamas et le Hezbollah ont déclarée à Israël. C’est un fait.

Face à ses ennemis, Israël a toujours dormi sur la certitude d’une supériorité militaire indiscutée. On était inquiet, naturellement. On savait que, comme disait Thucydide à propos de l’Athènes de Périclès, nul n’est jamais assez fort pour être sûr d’être toujours le plus fort. On tremblait quand, sur la route qui montait de Tel-Aviv à Jérusalem, on arrivait à ce point d’étranglement extrême où, avant la guerre des Six Jours, la profondeur stratégique du pays n’était que de quelques kilomètres. Mais nous savions que la sécurité est moins affaire de kilomètres que d’intelligence et que, côté intelligence, l’Etat juif resterait, longtemps encore, imbattable. Aujourd’hui, il y a une nouvelle donne. Il y a un détail, si j’ose dire, qui change tout. Et ce détail c’est que ces ennemis à mort d’Israël sont adossés à un Etat dont nul n’ignore qu’il est à la veille d’un saut technologique qui rompra, d’un seul coup, cette supériorité militaire de Tsahal. Nul ne sait où en est l’Iran de ses projets nucléaires. Nul ne sait qui a raison de la CIA, de El Baradei ou du directeur général de l’AIEA, Olli Heinonen, qui vient de produire des informations, appuyées sur des images, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont beaucoup plus inquiétantes. Ce que l’on sait c’est qu’Ahmadinejad veut l’arme atomique. Ce que l’on sait c’est qu’il la veut dans le dessein, clairement et à maintes reprises affiché, d’en finir avec ce qu’il qualifie, selon le jour et l’inspiration, d’« imposture », de régime « criminel », de « sale microbe noir » ou d’« animal sauvage » lâché par l’Occident pour, si on ne l’abat pas, détruire le monde musulman. Et ce que l’on sait surtout c’est que lui et les siens, oui, non seulement lui, Ahmadinejad, mais la plupart de ses collègues, seraient les premiers dirigeants, détenteurs de l’arme nucléaire, qui, soit pour des raisons qui tiennent à leur cynisme, soit du fait d’un fanatisme sans pareil, ne raisonneraient plus selon les catégories traditionnelles de la dissuasion, de l’équilibre de la terreur, des risques de seconde frappe. Les cyniques, ce sont les gens comme Rafsandjani, président de l’assemblée des Experts, représentant de l’aile supposée modérée du régime et déclarant très tranquillement, en décembre 2001, lors de la Journée de Jérusalem, qu’une seconde frappe israélienne ne lui posait aucun problème vu qu’elle ne détruirait qu’une infime partie du monde musulman alors qu’Israël, lui, aurait été anéanti. Les fanatiques, c’est Ahmadinejad faisant agrandir les rues de Téhéran pour pouvoir y accueillir plus dignement le retour, désormais imminent, du fameux Imam caché et se fichant donc éperdument, lui aussi, des éventuelles rétorsions d’un Israël touché au cœur. Lénine, c’était les soviets plus l’électricité. Les ayatollahs, c’est la bombe plus l’eschatologie. Et il y a là, dans cette faillite de la rationalité, dans cette apparition d’un adversaire imperméable aux arguments de raison, une autre perspective qui donne le vertige.

Israël a toujours eu un problème de légitimité. Depuis que je suis en âge d’observer et de réfléchir, Israël est la seule nation au monde qui a toujours eu, non seulement à exister, mais à rappeler inlassablement pourquoi il est juste, légitime, qu’elle existe. Mais enfin, il y a dix, vingt ou trente ans, il y avait quand même un certain nombre de gens – et pas n’importe quels gens ! – pour trouver cette situation bizarre. Je pense à Michel Foucault jugeant « ignominieuse » la fameuse résolution de l’Unesco assimilant le sionisme au racisme. Je pense à Sartre qui, si discutable que lui parût la politique de tel ou tel gouvernement israélien, ne transigea jamais sur l’existence même d’Israël et sur la nécessité de cette existence. Je pense au chef des gauchistes de l’époque ou, plus exactement, des maoïstes – c’était mon homonyme, il s’appelait Benny Lévy, c’est l’un des personnages les plus impressionnants, intellectuellement impressionnants, qu’il m’ait été donné de croiser, mais c’est surtout l’homme qui, le jour, en 1971, du massacre des athlètes israéliens de Munich, le jour où, autrement dit, il comprit quel type de contrebande passait sous le pavillon des radicalités romantiques et ferventes de l’époque, décida de dissoudre son organisation. Il y avait là des digues. Des hommes-digues à tout le moins, qui faisaient qu’on ne pouvait pas dire tout à fait n’importe quoi. Et j’ai le sentiment que, aujourd’hui, ces digues sont en train de sauter. Des exemples ? Ce sondage où, priée de désigner le pays représentant la pire menace pour la paix du monde (et priée de le faire dans une liste qui, comptait, excusez du peu, la Corée du Nord, l’Iran, les Etats-Unis de Bush, la Russie de la guerre en Tchétchénie, l’Irak de Saddam Hussein, d’autres), une majorité de l’opinion européenne s’accorda à opiner qu’aucun de ces pays n’égalait en dangerosité un petit, tout petit, pays, démocratique de surcroît, qui s’appelle Israël. La campagne, à l’heure même où je vous parle, pour le boycott des deux Salons du livre, de Turin et de Paris, où la littérature israélienne se trouve être invitée d’honneur (et ce, de la part de gens qui n’ont rien trouvé à redire quand l’invité d’honneur du Salon français était, il y a quelques années, la Chine puis la Russie). Le fait que le sionisme lui-même, ce mot magnifique, ce mot de Scholem et de Buber, ce mot, qui, pour tant de grands esprits allant de Yehuda Magnes à Albert Einstein ou Albert Cohen, a désigné un mouvement de libération nationale qui a réussi, réellement réussi, le fait que ce mot est en train de devenir, d’un bout de la planète à l’autre, une sorte d’insulte, un synonyme d’infamie. Ou encore cet événement énorme qu’a été, en 2001, quelques jours avant le 11 Septembre, cette conférence de Durban où toutes les ONG du monde, réunies pour parler de la misère, du racisme, de la faim dans le monde, de l’esclavage, se sont trouvées d’accord pour constater qu’il n’y a avait qu’un coupable, un responsable de tous ces maux, un pays criminel par essence et excellence, et que c’était, une fois de plus, Israël.

La quatrième raison d’avoir peur, c’est que tout cela se trouve adossé à ce qu’il faut bien appeler un nouvel antisémitisme. Car c’est bizarre l’antisémitisme. Ce n’est pas une forme fixe qui se répète à travers les âges. C’est un virus qui mue. Et qui mue pour trouver, à chaque époque, les voies qui lui permettront de contaminer le plus grand nombre. À l’époque où l’Europe était chrétienne, le mieux, le plus efficace, était de dire : « je ne hais pas les juifs en soi – je les hais parce qu’ils ont tué le Christ. » À l’époque où le christianisme a commencé à vaciller et où les Lumières ont commencé d’imposer leur impératif d’« écraser l’infâme », la bonne ligne, celle qui a permis de rassembler les forces vives, montantes, du moment, est devenue : « je ne hais pas les juifs en soi – je leur en veux d’avoir commis cette mauvaise, très très mauvaise action, qu’est non pas le meurtre, mais l’invention du Christ. » À l’époque du socialisme naissant, il est devenu de bon ton, efficace, mobilisateur, de dire : « je me fiche du Christ ; je me moque de savoir si les juifs l’ont tué ou inventé ; si je les déteste c’est parce qu’ils sont partie prenante de ce nouveau système de domination qu’est le capitalisme ploutocratique et mondial. » A l’époque, fin du XIXe siècle, début du XXe, où s’inventent les sciences modernes du vivant et, dans leur sillage, le racisme scientifique, la bonne tonalité devient : « ah les juifs ! je n’ai toujours rien contre les juifs ! le seul problème c’est qu’ils incarnent une race hétérogène aux autres races et qui, hélas, ne peut que corrompre celles-ci. » Eh bien, aujourd’hui, aucun de ces discours ne marche. Ils ont été, comme dit Bernanos dans un mot terrible mais non dénué d’une grinçante vérité, « déshonorés » par l’hitlérisme. Et tout se passe comme si la vieille haine se cherchait un nouvel argumentaire qui corresponde au nouvel esprit du temps et lui permette de retrouver l’oreille de foules qui ne veulent plus, par exemple, entendre parler de racisme. Cet argumentaire, il tient en trois propositions simples – mais redoutables. 1. Les juifs méritent d’être haïs parce qu’ils soutiennent un Etat lui-même haïssable et qui mène le monde à la catastrophe – Israël. 2. Ils méritent d’être haïs car, pour légitimer cet Etat immonde, pour mieux assurer ses bases et intimider ses opposants, ils ont inventé la plus énorme, la plus grossière et, au passage, la plus immorale des manipulations – à savoir, sinon la Shoah elle-même, du moins le mythe de sa « singularité ». 3. Et ils le méritent enfin parce que, ce faisant, en nous accablant du souvenir de leurs morts, réels ou imaginaires, ils éclipsent les vraies victimes, les vrais juifs d’aujourd’hui, à savoir les Palestiniens. Antisionisme, négationnisme et compétition des victimes… Mettez les trois propositions ensemble. Mettez-les dans la tête d’âmes simples ou mal prévenues. Brossez bien le portrait de ce peuple solidaire d’un Etat nazi, trafiquant jusqu’à la mémoire de ses morts et faisant en sorte, à force de tapage, que le monde reste bien sourd à la clameur des misérables d’aujourd’hui. Vous aurez, vous avez, un cocktail explosif. Vous aurez, vous avez, un incendie des âmes qui se propage, en effet, d’un bout du monde à l’autre. Vous aurez, vous avez, l’idée qu’il est de nouveau juste, normal, moral, pas du tout scandaleux ni illégitime, de haïr le peuple juif.

Je dis d’un bout du monde à l’autre. Et je pense donc, ce disant, à l’Europe. Je pense au monde musulman. Je pense à des zones entières de l’Asie. Mais je pense aussi, pardonnez-moi de vous le dire aussi crûment, aux Etats-Unis d’Amérique. Oui, je n’arrête pas, quand je suis aux Etats-Unis, de parler à des amis qui me demandent, d’un air de commisération non feinte, quel effet ça fait de vivre dans un pays rongé par l’antisémitisme. Sauf que l’antisémitisme en question, s’il est ce que je dis, s’il fonctionne comme je le décris, s’il est vraiment ce moteur à trois temps que je viens de vous montrer, je suis au regret de vous signaler qu’il n’est pas moins vivant, hélas, dans votre pays que dans le mien. Car enfin, reprenez les trois thèmes. La compétition des victimes : c’est ce que l’on entend, par exemple, dans une fraction grandissante de la communauté noire – c’est le thème qui court depuis la parution de The Secret Relationship, ce livre publié, en 1991, sous la signature collective, de « Nation of Islam » et qui faisait des juifs les principaux coupables des âges de l’esclavage – nous avons, nous, Dieudonné ; vous avez, vous, Farrakhan ; et ses thèmes ont, hélas, beaucoup, beaucoup trop circulé dans les départements d’« African American Studies » des universités américaines ! Le négationnisme : d’accord, la France a eu le douteux privilège de publier les premiers livres niant la réalité de l’Holocauste ; mais vous avez, vous, Américains, un Institute for Historical Review qui sévit sur la côte Ouest, qui est la base de données, la mémoire, la Mecque, qui permet aux révisionnistes de tous les pays de s’unir, de fonctionner, d’échanger leurs petits et grands délires et qui est à l’origine, pour partie, de la conférence de Téhéran sur la Shoah d’il y a un an et, pour l’essentiel, de celle qui se tint, en 2001, à Beyrouth. Et quant à l’antisionisme enfin, quant à la dénonciation d’Israël vu comme un Etat faucon, menant la région et le monde à l’embrasement, permettez-moi de vous dire que c’est ici, aux Etats-Unis, qu’il a connu quelques-uns de ses plus beaux, plus indécents et plus récents passages à l’acte : l’ancien président Jimmy Carter, l’homme de Camp David et de la réconciliation de Begin et de Sadate, retrouvant, dans son Palestine, peace not apartheid, le pire de la propagande assimilant le sionisme au racisme ; ces intellectuels qui, à l’instar de Noam Chomsky, font campagne, dans les universités, pour une politique de « divestment » à côté de quoi nos campagnes pour le boycott font figure d’aimable divertissement ; et puis, enfin, ce livre très étrange de Stephen Walt et John Mearsheimer, paru il y a deux ans, et qui développe deux thèses, ou plutôt trois. Il y a une conspiration juive pour prendre le contrôle de cette vaste mouvance intellectuelle qu’on appelle, aux Etats-Unis, le néoconservatisme. Il y a une conspiration néoconservatrice dont le but est la prise de contrôle du cerveau du Président américain. Il y a eu une machination américaine enfin, un troisième complot en quelque sorte, pour entraîner le monde dans une guerre, la guerre d’Irak, dont le seul bénéficiaire était l’Etat d’Israël. Ce livre, chers amis, n’est pas seulement l’équivalent américain de choses que nous aurions en France. C’est un livre si terrible que je ne suis pas sûr qu’il se serait trouvé un éditeur, en France, pour le publier. Pourquoi ? Parce qu’il y a là un argumentaire, une rhétorique, que nous ne connaissons, en France, que trop. C’est l’argumentaire du juif fauteur de guerre. C’est la rhétorique de Louis-Ferdinand Céline dans ses pires pamphlets antisémites. C’est le type de propositions qui, en France, tombent sous le coup de la loi.

Alors, que faire ?

Si tels sont les dangers, comment réagir ?

Eh bien ma réponse est simple, également : en passant à la contre offensive généralisée…

Assez, par exemple, de la déligitimation d’Israël. Et assez, notamment, d’un argument, un surtout, qui fonctionne comme un argument massue impressionnant jusqu’aux amis d’Israël et auquel, bien souvent, ils ne savent comment répondre. Cet argument, vous le connaissez. C’est celui qui murmure : « pourquoi avoir fait payer aux Arabes un crime auquel ils n’ont pas eu de part ; pourquoi avoir donné Israël en réparation d’une Shoah qui fut un crime européen ? » Eh bien, à cet argument, il est temps d’opposer deux contre- arguments. D’abord que la Shoah n’est, naturellement, pas le seul principe de légitimité d’Israël. Mais, surtout, qu’il est faux, littéralement faux, de dire que la Shoah est un crime purement européen auquel le monde arabe n’aurait eu aucune part. Il y a, je crois, dans cette salle mon ami Paul Berman qui a magistralement démontré, dans ses Habits neufs de la terreur, qu’il y a eu une véritable histoire arabe du nazisme, un vrai épisode arabe dans l’histoire de l’hitlérisme et que, des Frères Musulmans d’Hassan el-Banna au Grand Mufti de Jérusalem, Husseini, l’imprégnation du monde arabo-musulman par l’idéologie nazie est un fait hélas incontestable. Il y a un livre paru, l’an dernier, en Allemagne, sous la signature de deux chercheurs éminents, Michael Mallman et Martin Cuppers, et qui établit deux points : d’abord, lui aussi, que l’antisémitisme des dirigeants arabes de l’époque nazie était un vrai antisémitisme, animé d’une passion propre, extrêmement ancienne, et pas du tout ce simple réflexe anti-anglo-saxon, ce « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », que l’on décrit en général ; et puis, ensuite, l’histoire complètement inconnue de ce SS Einsatz Gruppe Egypt, dirigé par le SS-Obersturmbannführer Walter Rauff, inventeur des camions à gaz au début de la Solution finale, et qui, basé à Athènes, sur les arrières de l’armée de Rommel, avait pour mission, si Rommel gagnait la bataille du désert, s’il n’était pas stoppé, comme il l’a finalement été, en novembre 1942, par Montgomery, de filer jusqu’en Palestine pour exterminer les 500 000 juifs du Yichouv. Et puis j’ai moi-même, dans mon propre livre, le dernier, Left in dark times, montré la terrible cohérence, à la fois théorique, politique et généalogique, de cet « islamo- fascisme » dont procède toute une part du nassérisme, du nationalisme panarabe, de la première doctrine nationale palestinienne et, aujourd’hui, de l’idéologie Hamas ou Hezbollah. Bien rappeler cela, toucher ainsi au cœur le maître raisonnement de ceux qui n’ont jamais voulu reconnaître Israël, telle est notre première tâche.

La seconde : démasquer ce néo-antisémitisme, paré de probité candide et de vertu, que je viens de vous décrire – et y répondre. Je sais bien qu’il y a un point du délire antisémite où il n’y plus de réponse ni de discussion possible. Mais nous n’en sommes pas là. La synthèse entre les trois propositions ne s’est, grâce au ciel, pas encore vraiment opérée. Et je crois qu’il est encore temps de reprendre un à un, méthodiquement, pour les déconstruire, chacun des trois piliers du dispositif. Celui du négationnisme, bien sûr : c’est le plus facile – quoique… songez aux mésaventures récentes du Président français partant d’une belle idée, d’une noble intention, pour faire une proposition absurde… Celui de l’antisionisme, de la nazification d’Israël : moins facile – mais, tout de même, il n’est pas très compliqué de faire valoir que cet Etat abominable est le seul de la région où la moindre bavure militaire fasse la une des médias ; où la Cour suprême peut débattre, pendant des jours, de la question de savoir s’il faut, ou non, détruire telle portion de la fameuse barrière de sécurité qui englobe, à tort, un olivier palestinien ; il ne devrait pas être très difficile non plus de rappeler que, au moment de Sabra et Chatila, c’est-à-dire, il faut quand même le rappeler, au moment du massacre, par des Libanais chrétiens, de centaines de Libanais musulmans, il s’est trouvé 500 000 Israéliens (à l’échelle des Etats-Unis, ce serait 20 millions de gens !) pour descendre dans la rue et demander qu’une commission d’enquête évalue la part de responsabilité morale, je dis bien morale puisqu’il était établi que la responsabilité concrète, matérielle, était celle, encore une fois, des seules milices chrétiennes, de l’armée d’Ariel Sharon. Mais aussi le troisième, le plus pervers, celui qui trouble jusqu’aux consciences juives car il dit : « à trop se soucier des morts, on perd de vue les vivants – c’est bien gentil l’enfant juif du ghetto de Varsovie mais quid des enfants de Gaza qui meurent, eux, tous les jours, du fait des “bavures” de Tsahal ? » Cet argument-là aussi, il faut y répondre. Il faut y répondre absolument. Et il faut y répondre en rappelant deux choses. Primo que, quand on regarde bien, tous ces gens qui se font les avocats inlassables de la cause palestinienne ont été, de Septembre noir à toutes les occasions de paix manquées, ses naufrageurs ou ses massacreurs. Secundo, que les seuls vrais avocats de cette cause, les seuls à avoir intérêt à voir un Etat palestinien s’ériger à côté d’Israël ce sont les Israéliens eux-mêmes : les Jordaniens, quand ils en avaient le contrôle, n’ont jamais même songé, que je sache, à installer un Etat en Cisjordanie ! ni les Egyptiens quand ils régnaient sur Gaza ! l’Etat juif, l’Etat des survivants de l’Holocauste, est le seul où l’on a vu une partie de l’opinion publique, puis une majorité, puis les gouvernements, exprimer le souci réel, concret, car basé sur l’intérêt bien compris, de doter ce peuple sans terre d’une terre et d’un Etat !

Troisièmement, il faut nouer des alliances. Oui, si vous voulez mon avis sur « the sate of the world jewry », en français « l’état du monde juif », je dirai : urgence de nouer des alliances solides. C’est déjà le cas, aux Etats-Unis, avec ces fameux néochrétiens qui, pour des raisons qui leur appartiennent, ont fait une cause sacrée de la défense et de la survie d’Israël. C’est le cas, en Europe, où l’évolution de l’antisémitisme telle que je l’ai décrite, la disparition, en d’autres termes, de l’antisémitisme catholique, a fait que les catholiques sont, officiellement, depuis Vatican II et, de manière probablement irréversible, avec les gestes symboliques forts accomplis par Jean-Paul II et Benoît XVI, des alliés solides dans la lutte contre l’antisémitisme. Il y a là de bonnes alliances, oui. Nouvelles et de bon effet. Mais il y a une autre alliance, encore. Nous avons un autre allié naturel qui, si nous prenons acte de son existence, sera un allié plus solide encore. Qui est-il ? Je vais vous le dire. Mais, pour cela, je vous demande la permission de revenir, une minute encore, à l’affaire de Durban. Il y a eu, je vous l’ai dit, ce premier scandale que fut la transformation d’Israël en un Etat fasciste responsable de tous les malheurs du monde. Mais il y en a eu un autre, de scandale – il y a eu un autre crève-cœur que j’ai trouvé, personnellement, presque plus navrant encore : ce sont tous ces Roms, Indiens Dalit, représentants de peuples premiers de Colombie et du Costa Rica, ce sont ces témoins des guerres oubliées d’Afrique, ces Tchétchènes, qui arrivaient pleins de confiance et d’espérance, car pleins de l’idée qu’ils allaient enfin trouver une vraie « scène » où témoigner du tort qui leur est fait – et qui quittèrent la conférence sans avoir pu dire un mot et avec le sentiment, donc, d’avoir été oubliés, floués, passés aux pertes et profits du Grand Récit progressiste où, si vous n’êtes pas palestinien, si vous n’avez pas contre vous Israël et ses méchantes légions, vous ne présentez aucun intérêt. Eh bien tous ces Burundais, Rwandais, Darfouris, Dalit, Roms, tous ces oubliés du récit nouveau et dominant, ce sont nos alliés. Ils sont dans le même bateau que nous car victimes du même mensonge que nous. Et c’est pourquoi je suis si fier quand je lis, y compris sous des plumes qui le déplorent, que ce sont des juifs qui furent à la pointe du combat pour la Bosnie ! Et c’est pourquoi je suis si heureux quand j’apprends, de la bouche du Premier ministre Olmert, le nombre de réfugiés du Darfour qui ont trouvé asile en Israël ! Et c’est pourquoi, par exemple, j’avais imaginé un moment consacrer cette conférence à la question arménienne – il y a un mouvement qui, aujourd’hui, voudrait faire l’impasse sur la question du génocide des Arméniens et même le nier ; eh bien il nous revient, à nous, juifs, de nous dresser contre cela ! il nous incombe d’être à la pointe du combat contre cet autre négationnisme ! le monde entier s’en fout, pas nous, surtout pas nous, car nous savons qu’il y a, entre eux, les Arméniens, et nous, une « solidarité des ébranlés » ! Si nous comprenons cela, si Israël réalise qu’il lui incombe de prendre la tête de cette protestation des sans-noms, des sans-sépulture et des sans-voix, s’il hisse ce drapeau noir des nouveaux et des anciens damnés de la terre, alors vous verrez, ce sera comme une nouvelle donne, un nouveau climat, une grande et belle alliance qui se nouera, la solitude qui s’amenuisera – et puis, last but not least, la fidélité renouée à l’essentiel du message juif qui est, ne l’oublions pas, un message d’universalité.

Quatrièmement, l’islam. J’ai dit combien il fallait être implacable avec le fascislamisme. Mais attention ! L’islam n’est pas un bloc. S’il y a une guerre de civilisation elle est, non entre nous et l’islam, mais à l’intérieur de l’islam, entre les partisans d’un islam modéré, ouvert aux droits de l’homme, à la démocratie, aux Lumières et les tenants de l’islam radical. Ce sont les Palestiniens qui ont pris, dès 1948, le parti d’Israël. Ce sont, dans les pays arabes, ceux qui, aujourd’hui, veulent le compromis, la paix avec Israël. Ce sont tous ces hommes et femmes que j’ai rencontrés au Pakistan, en Afghanistan, ailleurs, et qui aspirent à la démocratie. Ce sont les militants qui, comme Ayaan Hirsi Ali, se battent pour la laïcité et pour le droit de changer de religion. Tous ces gens, aussi, sont nos alliés. Nous devons, avec eux, faire ce que nous faisions, du temps des années 60, quand les juifs américains étaient, aux côtés de Rosa Parks, de Martin Luther King, d’autres, au premier rang de la bataille pour les droits civiques. Nous devons retrouver le geste qui nous a fait prendre parti pour les dissidents d’Europe centrale et orientale et nouer, autour d’eux, de véritable chaînes de solidarité. Ce que nous pouvons apporter aux dissidents d’aujourd’hui ? La même chose qu’à ceux d’hier. Une aide matérielle. Du courage. Le sentiment d’être moins seuls qu’il n’y paraît. Et puis, et puis… J’ai envie de vous dire qu’à ces dissidents-ci, nous avons une autre chose encore, plus spécifique, à apporter. J’ai envie d’ajouter que nous avons, comment dire ? la solution à leur problème. Car enfin quel est le problème qui mine l’islam ? Quelle est la racine, la source même, de ce qu’on appelle le fondamentalisme ? Un certain type de rapport au texte. Un respect de la lettre d’une nature telle qu’il confine à l’idolâtrie. Une façon de dire : « ce qui est écrit est écrit, c’est péché que d’y changer ne serait-ce qu’un mot ou un détail et ce péché est un péché terrible qui mérite d’être puni de mort. » Or nous avons un peu connu cela, nous, les juifs. Nous avons eu, nous aussi, cette tentation de la sacralisation de la lettre. Sauf que nous avons inventé l’antidote à cette tentation et que cet antidote s’appelle… le Talmud ! Car enfin ce n’est rien d’autre, le Talmud, qu’une certaine pratique de la lecture. Ce n’est rien d’autre qu’une façon de tenir la lettre pour sainte d’accord, mais pas pour sacrée, pas pour idolâtrée, car sujette, toujours, absolument toujours, à interprétation. Eh bien voilà ce que nous pouvons apporter à nos amis musulmans. Voilà ce qu’ils ont, s’ils le veulent, à prendre chez les juifs. Un Talmud musulman.

Et puis j’ai envie, pour terminer, de rappeler le nom de Rabbi Jehuda Magnes, ce maître du judaïsme new-yorkais qui fut aussi un pionnier d’Israël et dont j’aime à évoquer le mot sur le judaïsme, qui « n’a pas été donné aux hommes pour leur permettre de lutter contre l’antisémitisme ». Il voulait dire quoi ? Que dramatique serait un état du monde où toutes les forces du judaïsme seraient consacrées à sa propre défense. Que pitoyable serait notre situation si nous étions comme ces Etats qui profitent de l’adversité extérieure pour esquiver les questions de « politique du dedans ». Que le problème de l’antisémitisme est, d’abord, le problème des antisémites et que le problème des juifs, leur vrai problème, c’est d’être juifs, vraiment juifs, pleinement et fièrement juifs. Or, là, chers amis, j’ai quand même une bonne nouvelle. J’ai bientôt 60 ans et je n’ai jamais vu le judaïsme aussi pleinement et fièrement juif qu’aujourd’hui. C’est vrai aux Etats-Unis, où la vitalité des études juives est proprement extraordinaire – j’en ai eu un exemple, l’été dernier, à Salt Lake City, eh oui, Salt Lake City, en plein pays mormon, où se trouvaient réunis, sous l’égide de la fondation Bronfman, une concentration rare de penseurs, commentateurs, talmudistes plus ou moins originaux. C’est vrai en Europe, où je suis frappé de voir comment le judaïsme a rompu avec ce judaïsme négatif, doloriste, qui était censé n’exister que dans le regard de l’autre et qui était, en gros, le judaïsme de la vulgate crypto-sartrienne – j’en veux pour preuve le fait que nous n’avons jamais eu tant de maisons d’étude, jamais un tel élan de retour vers l’étude et jamais, non plus, si peu de difficultés, de « complexes », à assumer notre double appartenance, nationale à la France, spirituelle au judaïsme. Et, quant à Israël, je sais qu’il est de mode de dire que le sionisme s’y est essoufflé et que les tendances cananéennes et hébraïsantes, le côté « homme hébreu enraciné dans la bonne terre de Palestine », ont tendance à refouler les douloureuses et subtiles vertus héritées de la « Galout » : bon ; outre que cette idée est vieille comme le sionisme, outre que Scholem lui-même annonçait l’acte de décès du sionisme dès 1931, outre que le sionisme a été décrété « en crise », voire « à l’agonie », au lendemain même de sa naissance, je veux juste vous dire que je me suis trouvé en Israël, il y a presque deux ans, au moment de la guerre du Liban et que ce qui m’a frappé c’est la dignité, le courage, des populations des villes du Nord contraintes de vivre sous les roquettes – mais que c’est aussi la dignité, le moral, et la morale, de ces unités d’élite de Tsahal qui ont toujours été le fer de lance du rêve sioniste et qui, contrairement à ce qui se dit, le demeurent le plus souvent. J’ai passé un peu de temps, lors de ce reportage, avec des garçons du commando Lotar, de la Brigade Golani, ou des unités d’élite Egoz. Je les ai vus obsédés, je dis bien obsédés, par le souci d’éviter les cibles civiles. Je les ai vus mettre au premier rang de leurs objectifs stratégiques le souci de ne pas tirer quand ils savaient que les combattants du Hezbollah se servaient des familles et, dans les familles, des enfants comme de boucliers humains. Et je n’oublierai jamais les larmes de ce lieutenant qui venait d’apprendre que, malgré ce souci, malgré ces précautions, malgré les calculateurs électroniques ultrasophistiqués qui lui permettaient, en principe, de voir jusque dans les caves des immeubles visés, il avait touché un groupe de familles. Il était fidèle, ce lieutenant, à l’idéal de « pureté des armes » cher aux fondateurs du sionisme. Il était le digne continuateur de Youssef Trumpeldor et des premiers officiers sionistes. Et ce sont des cas comme le sien (même si ce ne sont pas les seuls cas, bien entendu, et qu’il y a eu aussi, forcément, des cas de forfaiture) qui me font dire que le génie d’Israël est loin, très loin, d’avoir dit son dernier mot.

Un Israël fidèle à ses valeurs… Un Israël conscient du fait qu’il est venu pour s’adresser à l’entière humanité… Un Israël qui, pour parler comme le Rabbi Haïm de Volozine, le disciple du Gaon de Vilna, saurait que le monde est un édifice fragile, chaotique et, depuis le retrait de Dieu, toujours menacé de se défaire, à la lettre de se décréer – et un Israël qui s’emploierait, par ses prières et ses bonnes actions, à conjurer ce procès de presque inévitable décréation… Voilà l’Israël que nous voulons. Voilà un Israël réellement invincible et qui triomphera des temps sombres. Voilà un Israël qui redeviendrait cette lumière des nations qu’il est en vocation. Ni jour ni nuit, toujours – mais nous serions à la veille d’un nouveau temps de Lumières.


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