C’est un moment tout à fait extraordinaire.
Un monde qui tremble sur ses bases.
Un système que nous pensions non moins assuré que l’air que nous respirons et qui, lui aussi, en quelques jours, perd ses repères, ses évidences, et semble aspiré par un trou noir.
L’argent – ce nerf de la paix – comme un sang qui se fige.
Le crédit – ce beau mot qui dit, aussi, la foi des hommes dans les autres hommes – comme une mécanique qui s’enraye et s’arrête.
La confiance – cette fameuse « Confiance » qui n’est que l’autre nom, après tout, du pacte citoyen et des raisons qu’il a de se perpétuer – comme un charme qui s’évapore.
On songe à ces textes de la philosophie politique classique que l’on ne prenait qu’à demi au sérieux quand ils tentaient de percer l’énigme de l’institution de la société.
On songe à ces Léviathan, Contrat social et autres Discours de la servitude volontaire, que nous tenions pour d’aimables fictions et qui ne nous parlaient, pourtant, que de ce qui se passe là, sous nos yeux, avec cette crise sans précédent dans l’histoire des capitalismes.
Ce qu’est un lien social et comment il se rompt ? Voilà. Nous y sommes. Et cette débâcle, ce naufrage, en donnent une image assez exacte.
Ce qu’est le temps politique et comment il s’emballe ? Prenez les quatre jours perdus par les parlementaires américains avant de se décider à voter le plan Paulson ; prenez ces quatre petits jours de rien du tout mais dont nous savons qu’ils ont compté double, triple, davantage, et qu’ils ont fait, comme tous les atermoiements dans les situations que l’on qualifiait naguère de « prérévolutionnaires », d’irréparables dégâts.
L’homme, un loup pour l’homme ? La peur du loup qui dort en l’homme et la crainte, sous le vernis mal fixé de la civilisation, de l’état de nature qui fait retour ? Voyez ces princes de la finance, hier si aimables, si parfaitement complices et policés et qui, là, soudain, s’affrontent au bord de l’abîme, se prennent à la gorge et jouent à qui faillira le dernier ; voyez cette danse entre loups, ce féroce ballet de prédateurs exsangues qui se reniflent, hument la mort annoncée du voisin et guignent ses dépouilles – voyez ce tango de la haine chauffée à blanc auquel on a donné le nom pudique de « crédit interbancaire qui se tarit ».
Il y a eu, dans ces journées, un parfum de mise à mort et de suicide collectif au sein de la petite meute des fauves. On a eu le sentiment d’une gigue, d’un rigodon fatal, où les mêmes qui avaient, par leur irresponsabilité, leur égoïsme dévastateur ainsi que, il faut bien le dire, leur intelligence devenue folle et, au sens propre, diabolique, mené le monde de la finance à l’implosion, pensaient se tirer de la fournaise en y précipitant les autres.
Et le résultat ce fut, pour tous, une apocalypse suspendue dont il était aisé de détailler l’implacable enchaînement de conséquences mais dont nul ne savait désamorcer la mécanique : comment répond-on à des épargnants qui viennent chercher du cash que l’on n’a pas ? comment réagit-on à la mise en cessation de paiement des fournisseurs d’électricité et de gaz ? que se passe-t-il quand des foules d’épargnants ruinés, ou de chômeurs désespérés, ou d’emprunteurs harcelés par ceux-là mêmes qui les ont poussés à s’endetter, viennent, selon un scénario que l’Histoire de France ne connaît, hélas, que trop bien, crier leur colère sous les fenêtres des agioteurs, spéculateurs et autres parachutistes dorés ?
Les responsables, dans ces moments, ont deux options.
Tous sont, assurément, logés à la même enseigne de la même ignorance du monde obscur, inconnu, bruissant de menaces nouvelles, où ils entrent avec nous.
Tous, cela ne fait pas de doute, tâtonnent, trébuchent et avaient d’ailleurs, dimanche soir, sur le perron de l’Élysée, le plus grand mal à éviter, qui un lapsus, qui une maladresse rhétorique, qui l’un de ces imperceptibles désordres du corps qui disent le vertige.
Mais entre eux, néanmoins, une distinction s’opère.
Il y a ceux qui, comme autrefois Valéry Giscard d’Estaing selon un mot resté fameux de Raymond Aron, ignorent que l’Histoire est tragique et croient que tout, toujours, finit par s’arranger : la partie n’est-elle pas achevée ? n’a-t-elle pas pris le pli, depuis longtemps, de ne jouer ses affrontements qu’à blanc ? n’est-elle pas vouée à des convulsions qui ne sont et ne seront plus que d’innocentes pirouettes ?
Et il y a ceux qui, à l’inverse, sont sensibles à ce tragique et savent que rien n’est plus fragile, précaire, prompt à se déliter, qu’un lien social bien noué – « tout n’y tient que par magie » disait un autre Valéry, l’écrivain, cité, cette fois, par Sartre : vous partez d’une crise financière et c’est tout le tissu qui, de proche en proche, finit par se démailler ; au commencement est la foule terrorisée et, à l’arrivée, deux enjambées plus tard, voilà le groupe en fusion terroriste, lyncheur, déchaîné.
Nicolas Sarkozy, l’autre soir, était manifestement de la seconde espèce : concentré, déterminé, sorte d’anti-Giscard habité par la circonstance en même temps qu’il la prenait à bras-le-corps – avec, dans la prunelle, un peu de cet effroi lucide qui fait les hommes d’État.
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