Pour tous les amis de Francis, pour tous ceux qui se rappellent ses premiers rêves malruciens de l’époque de Mulhouse, pour moi qui le revois, dans ces premiers mois de l’année 1994, fébrile et généreux, ayant transformé la Fnac – pardon, Denis Olivennes – en un véritable bureau de soutien clandestin à la cause bosniaque en général et à Bosna ! en particulier, pour les témoins de son arrivée, alors, dans la capitale bosniaque plus que jamais bombardée et assiégée, c’est une très grande émotion d’être là, aujourd’hui, avec lui, autour de lui.

Francis, quand j’y réfléchis bien, a accompli, à Sarajevo, trois gestes magnifiques et rares.

Le premier, c’est d’être resté à Sarajevo.

Pas seulement venu – ça nous sommes nombreux à l’avoir fait.

Mais resté, vraiment resté, s’être quasi enfermé dans la ville, avoir vécu la vraie vie des assiégés, puis la vie des survivants du siège, ça il est à ma connaissance le seul d’entre nous à s’y être risqué.

Pour moi en tout cas, pour moi qui ai parfois tendance à penser, à Sarajevo comme ailleurs, que le devoir d’engagement s’arrête à la fin apparente des conflits, pour tous ceux qui, comme moi, se sentent moins à l’aise dans la prose des après-guerre que dans la tragédie des guerres, il y a là, depuis dix ans, une leçon de ténacité.

Et je dois dire que si je suis tout de même, depuis dix ans, revenu quelquefois à Sarajevo, c’est à cause des amis morts, à cause des amis survivants, mais aussi à cause de toi, Francis, à cause de tes coups de téléphone incessants et impérieux et à cause de ton inébranlable acharnement à nous dire que, malgré les apparences, la guerre n’est pas finie.

Le second, c’est d’avoir commencé par la culture.

A l’époque où tu es arrivé, Francis, il y avait deux façons de soutenir les Bosniaques.

Il y avait la ligne militaire de ceux qui parcouraient le monde et, en tout cas, l’Europe pour tenter de convaincre les opinions et, à partir d’elles, les dirigeants, de délier les mains des Bosniaques et de lever l’embargo sur les armes à destination de la Bosnie.

Et il y avait ceux qui se souvenaient que le premier geste des fascismes avait toujours été de brûler les livres ; il y avait ceux qui se souvenaient que le premier geste des fascistes serbes avait justement été de brûler la bibliothèque de Sarajevo ; et il y avait donc ceux qui croyaient que le premier geste de résistance était, devait être, un geste de résistance intellectuelle et spirituelle.

Les deux, bien sûr, n’étaient pas incompatibles.

Et la plupart de ceux qui ont fait de Sarajevo la capitale culturelle de l’Europe, Goytisolo, Sontag, Goupil, Ophuls, Spahic, Hertzog, moi-même, étaient aussi partisans d’en finir avec le pacifisme.

Mais enfin, s’il y en a un qui a pris la chose au sérieux, c’est toi, Francis, avec ta façon folle de te faire le gardien des livres, de te transformer en homme-livre et de reconstruire, à petits pas, à mains nues, une sorte d’ersatz de cette bibliothèque détruite.

Et puis Francis Bueb a fait une troisième chose encore qui, pour l’écrivain que je suis, n’a pas moins d’importance – et cette troisième chose c’est, si j’ose dire, l’implantation du signifiant Malraux à Sarajevo.

Car que savons-nous, après tout, de ce qu’aurait fait Malraux s’il avait vécu jusqu’à la guerre de Bosnie ?

Ce contemporain de la génération de 1914, ce nationaliste, cet homme que son gaullisme tardif semblait avoir guéri de son cosmopolitisme de jeunesse, cet écrivain qui lègue un de ses manuscrits à la bibliothèque de Belgrade, est-il si évident qu’il y paraît depuis que Bueb a choisi son nom qu’il aurait été l’emblème de la résistance culturelle de la Bosnie ?

Personnellement, je crois que oui.

Je crois qu’il avait toujours le bon réflexe et je crois qu’il l’aurait eu là aussi.

Mais enfin, on n’en sait rien.

Appeler un centre afghan Joseph-Kessel, c’est évident – baptiser un centre bosniaque du nom d’André Malraux, cela relève du pari.

Et je trouve que, dans ce pari, dans cette décision, dans cette façon de se faire le souffleur d’un grand mort, dans cette façon de doter un écrivain aimé d’une jeunesse nouvelle et posthume, il y a quelque chose de très audacieux et de très beau.

C’est comme si Barrès donnait son nom, à cause de sa jeunesse blumiste, à un grand journal de gauche.

Ou comme si on imaginait à Drieu une vieillesse surréaliste.

C’est comme si tu avais pris au sérieux le mot de Berl sur ces morts – Drieu, justement ? Malraux ? – qui restent aussi vivants morts que vivants et avec qui on continue de débattre, argumenter, se quereller.

Pour faire cela il faut, cher Francis, beaucoup de générosité et, aussi, de lucidité.

Car, en plus, c’est peut-être vrai.

Et, de toute façon, ce le sera désormais.


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