Reprenons. Les Français, le 29 mai dernier, se sont vu proposer une Constitution. Et cette Constitution avait pour horizon, dix ans après la tragédie yougoslave, l’impossibilité programmée de la guerre entre les nations d’Europe. Pour une oreille même moyennement philosophique, cette offre, cette double offre, n’aurait pas dû rester sans écho. Car ce projet de constituer l’Europe et, en la constituant, de la pacifier, cette double idée de fédérer ses Etats et, en les fédérant, d’entrer dans la voie du cosmopolitisme, c’était très exactement, déjà, le programme d’Emmanuel Kant dans le texte fameux qui s’appelait Qu’est-ce que la Aufklärung ?. Les Français, autrement dit, n’ont pas seulement dit non à Chirac, mais à Kant. Ils n’ont pas voté contre l’Europe, mais contre le texte fondateur des Lumières. C’était un vote souverainiste, populiste, nationaliste, parfois xénophobe – mais c’était un vote qui, avant cela, en amont de ces réflexes, prenait partie contre les Lumières et leur idéal kantien de liberté.

Car soyons précis. Libres de quoi, au juste ? De quoi l’Europe kantienne libère-t-elle et à quoi s’oppose- t-elle ? Les trois « N ». Elle s’oppose à ce que, pour aller vite, il faudrait pouvoir baptiser les trois « N ». C’est-à-dire, premièrement, la Nation (j’étais et reste français – je deviens européen), deuxièmement le Natal (de ce lieu-ci, de ce sol, je suis né – mais je me reconnais dans une Idée qui s’appuie sur ce sol et le subsume), troisièmement le Naturel (chacun de nous a sa souche, son corps, sa part de matérialité – mais il y a aussi cet artifice qui tire le tout vers le haut et qui est son appartenance, sa citoyenneté, transnationales). Les trois « N », selon Kant : les formes a priori de la servitude. Les trois « N », selon Levinas : la formule d’une soumission, quasi ontologique, qui précède les soumissions politiques. Pas besoin, là non plus, d’être grand clerc en philosophie pour comprendre ce qui se joue : Europe, cette princesse ravie par un taureau, est aussi la bonne fée qui, à son tour, nous ravit à nos sujétions ; serfs par le National, le Natal, le Naturel – émancipés par l’Europe.

Car soyons plus précis encore. Le processus, à bien y regarder, a toujours déjà commencé. Mieux : il a lieu, sous nos yeux, tous les jours, depuis des siècles, sans avoir forcément besoin de l’Europe. Mieux encore : il y a plusieurs formes, en Occident, de ce ravissement, au National, au Natal, au Naturel ; il y a plusieurs modalités, dans nos pays, d’arrachement au particulier, donc de devenir universel du monde, donc de devenir monde de l’universel – et, de ces modalités, de ces formes, l’Europe n’est ni la plus ancienne ni, sûrement, la plus constante dont dispose la mémoire du continent. La plus ancienne s’appelle Empire. La plus constante s’appelle Église. Et c’est la troisième, la plus récente, que nous appelons Europe. Effet de structure, donc. Non pas un double, mais un triple lien. Et, pour les hommes et femmes de ce temps, pour leurs paris de liberté, nécessité de se dépêtrer de ce nœud entremêlé. Entre l’Empire, l’Église et l’Europe, que choisit-on ? Contre les trois « N », lequel des trois « E » mobilise-t-on ? L’Occident est ainsi fait que, si l’on ne veut pas l’Europe, c’est l’Empire ou l’Église que l’on aura – est-ce cela, vraiment, que l’on désire ? à cela que l’on veut arriver ?

Et puis, dernière remarque enfin, Hannah Arendt, dans son livre sur l’impérialisme et, dans ce livre, au cœur des pages qu’elle consacre à la moderne et brûlante question du Réfugié, liait l’avenir des droits de l’homme à celui des Etats-nations. Bon. Peut-être était-ce juste au temps d’Hannah Arendt. Sauf que ce temps-là a passé. Et ce qui a passé, ce qui a, je le crains, tout changé, c’est d’abord, bien entendu, la répétition de génocides (Cambodge, Rwanda, peut-être Tchétchénie) auxquels le moins que l’on puisse dire est que la forme de l’Etat-nation n’a su opposer que son impuissance – et c’est ensuite, sans aller jusqu’à ces extrêmes, une mondialisation du capital (et, en tout cas, de ses entreprises) qui a rendu vaines, inopérantes, voire dérisoires, les stratégies de protection qu’offrait le cadre national. Changement de paradigme. Passage, pour les maîtres, de l’Etat-nation à l’Etat-Europe. Une Arendt, aujourd’hui, ferait le même raisonnement – mais pour dire : hors l’Europe, droits vides et formels ; seule l’Europe donnera aux travailleurs, consommateurs, citoyens des terres européennes, des droits que n’emportera pas le flux d’une marchandise définitivement planétarisée.

Tels étaient les vrais enjeux sous-jacents au référendum français. Tel est, par-delà la politique agricole des uns et les problèmes de « ristourne » des autres, l’horizon réel mais silencieux de la nouvelle crise où, depuis Bruxelles, nous sommes entrés. Dans la longue marche qui commence ou qui, plus exactement, comme la culture, doit de toute urgence recommencer, telles seront les seules questions qui vaudront : Kant ou l’assombrissement du monde ? Levinas ou les bosquets sacrés ? serons-nous plus libres et comment ? entrerons-nous dans le XXIe siècle avec les droits du XIXe ou, pour nous adapter aux menaces, contraintes et maîtrises de demain, choisirons-nous, contre tous les souverainismes, de nous constituer en Europe ?


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