Erbil, capitale du Kurdistan d’Irak.
Sortir d’Erbil et, par la route du Sud, prendre la direction de Mossoul.
Et là, dans un paysage de collines verdoyantes mais nues, la ligne de front où les peshmergas du général Barzani font face aux combattants de Daesh.
“Nous manquons de tout, me dit le jeune général, debout au milieu de ses hommes dans le dernier fortin de pierres sèches en surplomb de la vallée du Tigre. Nos soldats sont braves. Ils sont expérimentés. Ce sont, souvent, de vieux peshmergas qui, face à cette nouvelle guerre, ont repris du service…”
La moyenne d’âge, sur les remparts de terre où les hommes sont postés tous les trois mètres, doit être, en effet, supérieure à 40 ans. Et certains, comme “Mike”, le juif kurde qui, au bivouac, évoquera la présence millénaire de sa famille sur cette terre, ont plus de 60 ans.
“Nos hommes sont braves, oui, continue le général. Mais ils n’ont rien. Ni armes de longue portée, ni lunettes à vision nocturne, ni matériel de déminage. Regardez ce Milan, par exemple, que nous a livré l’Allemagne…”
Je vois, posé sur le remblai, le tube du missile filoguidé qui a déjà, me dit-il, repoussé deux assauts.
“J’en ai deux comme cela dans mon secteur. Et les sept autres commandants qui, avec moi, couvrent les 1 000 kilomètres du front n’en ont pas davantage.”
Il s’interrompt pour donner un ordre à un septuagénaire, rescapé des massacres au gaz de Saddam Hussein il y a vingt ans, et resté l’un des meilleurs tireurs de la compagnie. Puis reprend.
“L’ennemi, face à nous, est surarmé. Il s’est emparé des arsenaux abandonnés par l’armée irakienne, l’été dernier, dans sa déroute à Mossoul. Mais nous n’avons, nous, pour l’essentiel, que des armes individuelles et des Douchka. Que fait l’Occident ? Qu’attendent nos amis ? Nous nous battons pour eux et eux nous livrent au compte-gouttes.”
Ce discours, combien de fois ne l’ai-je pas entendu ?
Ce “notre combat est votre combat – en défendant notre pays nous défendons aussi le vôtre” n’est-il pas un classique de toutes les guerres de résistance et de libération que j’ai couvertes depuis quarante ans ?
Sans doute.
Sauf qu’il y a, ici, une différence – ou plutôt deux.
D’abord, c’est plus vrai que ce ne le fut jamais. C’est littéralement, concrètement, techniquement vrai. Les commanditaires de l’exécution de l’équipe de Charlie, ceux du massacre de Bruxelles et de l’Hyper Cacher, les inspirateurs de la double fusillade de Copenhague, les égorgeurs de Coptes en Libye, c’est ici qu’on les affronte, ici qu’on les contient et ici que l’on pourrait, si l’on en avait les moyens, commencer de les défaire.
Et puis, surtout, on a là des alliés avec lesquels – et c’est si rare ! – on partage non seulement des buts de guerre, mais des valeurs. Laïcité… Respect des femmes… Pluralisme politique et religieux… Chrétiens et yazidis se battant au coude-à-coude avec leurs camarades musulmans… Une minorité d’Arabes dont certains ne craignent pas de se dire incroyants… Je repense à ces Afghans armés pour contrer l’Union soviétique et devenus talibans. À ces dictateurs africains dont on équipe les forces armées pour cause de Boko Haram. Je me revois plaider pour les shebabs de Benghazi tout en imaginant bien qu’ils pourraient, un jour, faire mauvais usage de leurs équipements. N’est-ce pas la première fois, dans cette région, que nous appellent au secours des hommes dont nous savons que la vision du monde, le projet de société, l’art de la guerre sont, en tous points, proches des nôtres ? N’est-ce pas le premier cas, depuis très longtemps, où nos intérêts militaires coïncident avec la défense de nos idéaux ?
L’Occident temporise pour, comme de coutume, ne pas ajouter la guerre à la guerre.
L’Otan tient à distance ses amis kurdes, de peur de déplaire à l’allié turc.
L’administration américaine a la hantise de voir ces peshmergas, venus à bout de Daesh, se retourner contre Bagdad et achever de démembrer l’Irak.
Mauvais calculs.
Géopolitique à la Norpois, le diplomate aux idées courtes de Proust.
Je crois, pour ma part, qu’il n’y a pas de meilleur choix que d’aider les Kurdes à nous aider à vaincre la barbarie sans pareille des coupeurs de tête de l’État islamique.
Des armes, donc, oui.
Une alliance sans réserves ni arrière-pensées.
Peut-être même cette grande “conférence d’Erbil” dont j’ai, le lendemain de mon passage sur le front, proposé l’idée au Premier ministre et où seraient mises sur la table toutes les questions posées à la sécurité collective de la région et du monde par la montée en puissance des nouveaux barbares.
Le Kurdistan est le bouclier.
Mais c’est aussi l’épée.
Voire l’aimant auquel peuvent et doivent s’agréger toutes les forces concernées par l’avancée de l’État islamique.
Là est le coeur de la contre-offensive.
Là est le vrai cerveau d’un monde sans imagination ni vision face à ce terrifiant défi.
Les Kurdes sont les seuls à avoir non seulement la détermination, mais la claire évaluation de la menace.
Non seulement le courage, mais la capacité à définir une stratégie et pour peu, encore une fois, qu’ils en reçoivent les moyens à la mettre en application.
Il faut, de cette situation, tirer sans tarder les conclusions.
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