Périodiquement, les intellectuels français éprouvent le besoin de redéfinir leur territoire, leur statut, leur rôle. Après le silence qu’un ministre leur a si gauchement reproché, et qui venait pour une part de bruit fait pat un de ses collègues autour de la pacotille culturelle – les contradictions gouvernementales n’étant pas l’apanage de la droite, – plusieurs tenants d’une vraie culture s’alarment, ce printemps, devant la confusion galopante des esprits : comment reconnaître, et sauver, les vraies productions de la pensée, dès lors que la jeunesse, ce nouvel absolu, est encouragée à trouver du « génie » à un jean et de l’« art » dans la façon de le porter.

Alain Finkielkraut prêche d’exemple en échappant à la frime ambiante et en élevant le débat à son plus haut niveau ? Quiconque s’intéresse au mouvement des idées, à la philosophie qui les fonde et à leur place dans la cité, ne pourra plus ignorer la réflexion neuve, puissante, argumentée, ramassée et limpide que constitue La Défaite de la pensée.

On a toujours contesté la supériorité que l’Occident accorde à la « vie avec la pensée » sur la simple existence quotidienne. La nouveauté, c’est que les adversaires de la première érigent la seconde en fait de culture à part entière. Tremper sa tartine dans son café passe désormais pour aussi culturel que de lire Kant. Les gens auraient tort de ne pas profiter de cette prime inespérée à la paresse.

Pareille démagogie ne va pas sans retournement discret, mais radical, des valeurs. De l’universalisme prôné par Benda (La Trahison des clercs, 1926) dans la tradition des Lumières, nous voici revenus, par la sanctification des pratiques quotidiennes, au régionalisme de terroir, hérité du romantisme allemand et de son Volksgeist. Des idéaux de raison, d’humanisme cosmopolite et de poésie sans frontière, tels que le dix-huitième siècle, jusqu’à Goethe, espérait les opposer à tous, on retombe dans l’exaltation morcelée des âmes populaires, chacun pour soi. Déjà, le positivisme et le relativisme anthropologique de Spengler s’adossaient à la philosophie contre-révolutionnaire de Joseph de Maistre, pour qui ne valent que les vérités nationales, ces « préjugés utiles ».

Au début du siècle, l’idée de revanche sur l’Allemagne s’est nourrie de la pensée allemande de l’enracinement et a renforcé la conception ethnique de la société par rapport à la conception élective. L’affaire Dreyfus a donné aux deux visions du monde l’occasion d’un affrontement exemplaire.

Le débat a resurgi après la dernière guerre. Un texte comme la Constitution de l’Unesco, en 1945, renouait avec l’idéal des Lumières. En 1951, dans Race et histoire, Claude Lévi-Strauss a fait scandale en observant que ce texte péchait par ethnocentrisme occidental. L’idée d’une civilisation de pointe donnée en modèle aux moins avancés n’était autre que celle dont s’étaient prévalus les impérialismes colonisateurs du dix-neuvième siècle.

La philosophie de la décolonisation remet à égalité toutes les variétés locales d’humanité, et la sociologie moderne dénie au plus fort le droit d’imposer ses vues comme universelles. Le progrès n’est pas niable, mais il se paie d’une régression, fût-elle altruiste, vers les génies locaux du romantisme allemand. Après avoir aidé les peuples à s’émanciper, dans le tiers-monde, le concept d’identité culturelle y compromet la liberté, sitôt les colons partis, et favorise les partis uniques. En croyant vomir l’Europe, le tiers-mondisme revanchard d’un Fanon se rattache au pire nationalisme européen, qui prive les anciennes possessions de notre expérience démocratique et d’un cosmopolitisme bien compris.

Dans le même temps, une nouvelle droite cultive le fantasme d’une Europe assiégée par les ex-colonisés, faméliques mais innombrables, et elle échoue, comme c’est normal, à fonder l’hospitalité sur l’enracinement. Même des anciens guévaristes donnent raison à Barrès contre les Lumières. L’ethnocentrisme a vécu, mais, avec lui, la foi dreyfusarde en des valeurs extraterritoriales. Né du combat pour l’émancipation, le relativisme débouche sur un éloge de la servitude, de la barbarie.

L’hédonisme consumériste des soi-disant « modernes » n’arrange rien. À leurs yeux, chacun a droit à la spécificité de l’autre. Au souk des diversités culturelles sans valeurs suprêmes, tout se vaut. Une paire de bottes égale Shakespeare ; un slogan ou un clip publicitaire égalent un texte de Voltaire ou de Ponge. L’option pulsionnelle remplace l’obligation ; et le feeling la vérité. Si vous refusez cette absorption, vengeresse ou masochiste, de la « vie avec la pensée » par le n’importe-quoi promu culturel, si vous vous rebellez contre cette confusion joyeusement suicidaire entre Montaigne et Mourousi, vous êtes taxé de salaud élitiste ou de peine-à-jouir.

C’est la première fois dans l’histoire humaine que la haine de la culture devient elle-même culture, au nom du principe de plaisir, et que la non-pensée occupe le même vocable, le même statut, que son contraire, réputé vieilli et facteur d’isolement. La technique et la volonté des hommes ont pratiquement réalisé l’idéal des Lumières quant au partage du savoir, et voici que la logique de la consommation, s’ajoutant à l’idolâtrie du « jeune », vide cet idéal de son sens, en couvrant la conversation sous les flots de guitare en réduisant la liberté née de la raison à la faculté de… changer de chaîne ! Une sorte d’indifférence désinvolte s’ensuit, pas dangereuse en soi, mais qui a sapé l’École, et qui conduit, on le voit devant le terrorisme, à l’esprit de collaboration.

Même le pape donne le pas au spectacle sur la signification. L’univers du discours est supplanté par celui des vibrations et de la danse. L’hémisphère non verbal du cerveau l’a emporté sur l’autre. À l’ombre du mot culture croissent l’intolérance et l’infantilisme. La vie avec la pensée cède la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie…

Il y avait longtemps qu’un philosophe authentique ne s’était pas penché sur ce possible désastre avec le sérieux et l’ampleur qui conviennent. Alain Finkielkraut fait mieux que jeter l’alarme en tirant des effets littéraires de son angoisse communicative : il redonne du prestige à la vieille raison universaliste, en démontrant qu’elle seule parvient à penser le péril. À nous de nous laisser convaincre de sa force et de son charme, face au néant de pensée où nous sombrons doucement, notre télécommande à la main !

Bernard-Henri Lévy, lui aussi, sent monter le danger de la culture zombie. Le texte qu’il lui oppose est de moindre ambition. Hors de tout travail véritable, c’est l’hâtive récupération, en clip, de la pensée anti-clip née loin de lui, sinon contre.

Le mal est venu, selon lui, de la faveur réservée aux nouvelles stars du spectacle. Renaud a remplacé Foucault, lequel aurait préparé ce repli de ses mains en plaçant sur le même pied les auteurs obscurs et les grands. Comme Finkielkraut, Lévy regrette qu’on ait mis sur le même plan la « pub » et Flaubert, telle réussite de design et un poème de Saint-John Perse… sans reconnaître son propre rôle dans ce confusionnisme qu’on l’a vu pratiquer expressément, à propos de meubles, à la télévision.

Il admet mieux sa responsabilité sur le cours des idées elles-mêmes. À force de faire la guerre aux systèmes cohérents, la « nouvelle philosophie » a encouragé l’actuelle vulgate de l’incertitude molle et du consensus à tout prix. La raison et les Lumières n’auraient pas si mauvaise presse si on ne leur avait imputé les camps, ou du moins une faible résistance au Mal.

Tout en récusant les maîtres à penser, Lévy ne déteste pas proférer et professer. Il a son idée, et il martèle, sur les conditions de survie des « nouveaux clercs ». Ceux-ci devront croire de nouveau à des valeurs universelles et taboues – raison, vérité, justice – à la transcendance du concept et de la Loi, à l’asocialité intrinsèque de l’art, et éviter l’autopunition de l’engagement et du politique. Ils devront viser à toujours plus de complexité et toujours moins de spectacle… (Comme quoi il n’est de bon conseil qu’adressé à soi-même !)

Sur sa lancée imprécatoire, Lévy reproche à Sartre la photo sur le bidon de Billancourt – comme si Sartre avait convoqué la presse et si lui, Lévy, s’en abstenait – et il intime l’ordre – de quel droit ? – à Coluche de « se taire »…

Ne pas abandonner les estrades, conclut Lévy. On lui fait confiance là-dessus. Quant à son éloge de la complexité, qu’il nous permette d’y voir une recommandation indirecte de Finkielkraut, qui s’y plie mieux que lui-même, et mériterait les estrades, au moins à égalité.


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