Je suis bouleversé, naturellement, par ces images et ces mots de Benny que vous venez de projeter. Bouleversé par cette parole vive, oh oui, si vive et, évidemment, si généreuse. J’étais là, bien sûr, ce jour-là, quand cette scène a été filmée. Mais je l’avais oubliée. J’avais complètement occulté cette injonction, pressante, de Benny m’invitant à m’atteler à « mon » livre sur le Mal. Et je ne l’ai découverte que là, il y a quelques jours, quand Patrick Fabre et Gilles Hanus m’ont envoyé ce petit film, via Internet, afin que je donne mon accord à sa diffusion en guise de présentation de cette séance du Séminaire que je comptais – et que je compte, d’une certaine façon, toujours placer sous le signe du mot de Nietzsche prophétisant, dans Ainsi parlait Zarathoustra, qu’« en vérité, il y a un avenir même pour le Mal ». Alors, à tout seigneur tout honneur. C’est à ça que, du coup, je vais essayer de répondre. C’est à cette injonction, et à ces objections de Benny, que je vais tenter d’objecter à mon tour – toujours à partir de la même terrible règle du jeu : mon ami qui savait, qui aurait pu et dû me renvoyer à mon ignorance ou, au moins, me démentir, ne sera plus là pour m’empêcher d’avoir le dernier mot.
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Benny semble douter, d’abord, que la notion de Mal absolu et, corrélativement, celle de silence de Dieu, soient des notions juives – il semble indiquer qu’elles sont, comme nous disions jadis, dans notre commune jeunesse althussérienne, « introuvables » dans la théorie, non pas marxiste, mais juive.
Alors, naturellement, il y a du vrai.
Toute la thématique du Mal sans cause et sans faute, de la souffrance ou de la malfaisance héritées, toute la mathématique du péché originel qui poursuit l’humanité de sa malédiction, est, plutôt, une problématique chrétienne.
Elle est au cœur du thème de la réversibilité (les innocents qui paient pour les coupables) telle que la pense Joseph de Maistre dans ses Soirées de Saint- Pétersbourg.
Elle est au cœur du questionnement baudelairien sur le statut des enfants mort- nés (touchés ou non par le péché originel ? baptême, alors, ou pas ? limbes, purgatoire, enfer ?).
Elle est, partout présente chez Barbey d’Aurevilly, l’ami de Baudelaire, son semblable, son frère (j’ai toujours pensé qu’il avait pris la thématique de son Prêtre marié dans la vraie vie de son ami qui était, comme vous savez, fils d’un vrai prêtre vraiment défroqué).
Elle est chez Bernanos dans l’obsession de la transmission, presque de l’infection ou de la contamination, au sein d’une même famille ou d’une même « race », des caractères moraux acquis.
Et puis elle est au cœur, surtout, de l’une des batailles les plus rudes, les plus acharnées, qu’ait eu à livrer le christianisme aux origines de son histoire, puis au fil des siècles suivants.
J’avais, ici même, il y a un an, nommé l’une de ces batailles : le marcionisme, c’est-à-dire l’hérésie qui a tenté de remettre en question la réalité de l’apport juif au christianisme et qui a obligé celui-ci, du coup, dans la longue durée de sa riposte, à mettre au point sa position.
Eh bien je nomme aujourd’hui la seconde, je nomme la seconde hérésie et, donc, le second front que fut, sur cette affaire de Mal absolu, la lutte contre le pélagisme.
Pélage, vous le savez, est un évêque de l’époque de saint Augustin qui soutient que le péché originel n’existe pas, qu’il ne se transmet pas sans faute nouvelle, que la mort elle-même n’est pas une fatalité mais le fruit de crimes concrets que commettent les sujets en particulier.
C’est quelqu’un qui explique, par exemple, que, de même que les vêtements et les chaussures des Hébreux ne s’usèrent point lors de la sortie d’Egypte, de même le Créateur peut conserver jeune et beau, dans sa gloire, le corps de l’homme resté soumis à ses commandements et à sa loi.
C’est quelqu’un qui, en somme, ne croit pas au Mal absolu, tente d’en détruire l’hypothèse et, épaulé par le moine Célestius, va parcourir la Chrétienté pour, de Carthage à Rome, répandre la bonne nouvelle : il faudra toute la force d’un concile à Hippone et même de deux, presque de trois, il faudra les trois tomes de Du mérite et de la rémission des péchés de saint Augustin, pour répondre à l’hérésie et, à défaut de l’extirper, la contrer (encore que, des pélagiens Abélard et Occam à Luther et à sa définition de l’homme comme « bois tordu », le débat n’ait pas fini de hanter et agiter les Eglises chrétiennes…).
Mais bon.
Sans aller jusqu’au pélagisme, sans aller jusqu’à dire qu’il y ait, dans le judaïsme, un équivalent de cette lutte contre le pélagisme, qu’est-ce qui permet de dire qu’il n’y a pas de nom juif pour cette affaire de souffrance sans cause et d’absence de Dieu ? et comment ne pas voir que le judaïsme, lui aussi, s’est battu contre l’idée d’une humaine, trop humaine, source du mal humain ?
Il y a un livre de la Bible qui n’est pas, que je sache, un livre chrétien et qui ne parle que de ça. C’est l’histoire de Job, ce contemporain de Moïse, cet observant, l’homme le plus pur et le plus intègre d’Israël, cet homme qui avait en horreur, plus que quiconque, l’injustice, l’idolâtrie, la tricherie, l’adultère et qui, pourtant, perd son bétail, voit mourir ses enfants, se voit affligé de toutes les lèpres de la terre. Eliphaz, Bildad et Tsophar, ses trois amis, parlent comme Pélage et Célestius quand ils soutiennent que tant de souffrance ne peut s’expliquer que par des fautes en proportion. Elihou le bouzite, dont le nom signifie « Il est mon Dieu », tient la voie de la médiation en soulignant, certes, le mystère des voies divines mais non sans insister aussi sur le fait que, pour souffrir autant, pour voir ses bêtes envolées, ses enfants morts, sa fortune dissoute, Job a dû commettre des fautes personnelles considérables. Et Job lui-même, d’une façon quasi augustinienne, expose le pur scandale qu’est sa souffrance de Juste, indexée sur aucun crime antérieur, prix d’aucune faute ou blasphème – une souffrance dont il est clair, à l’entendre, qu’elle est, non seulement sans limites, mais sans proportions ni sens ni mesure.
Ceci, pour le mal sans cause. Maintenant le silence de Dieu. Il y a, quant au silence de Dieu, un maître, Isaac Louria, qui a dit des choses très surprenantes aux oreilles de qui ne voudrait pas croire à la théorie du Mal absolu. Ce rabbin du XVIe siècle qui passa sa vie entre Jérusalem et Safed et dont le livre, collationné par ses disciples, s’appelle l’Arbre de la vie, explique comment, au commencement du monde, il y a, non la révélation, mais la contraction de Dieu ; comment le premier acte de Dieu fut, non de s’étendre, mais de se limiter et de laisser un espace vide où puisse venir la Création ; et que c’est dans cet espace vide, dans ce néant laissé par Dieu, que seront, de fait, créés les dix vases brisés par le onzième rayon qui correspond à la naissance de l’homme. La brisure des vases, qu’est-ce d’autre qu’un mal originel ? Et cette rétraction, cette contraction, cette autolimitation, qu’est-ce d’autre qu’une version juive de ce que les chrétiens nomment le silence ou l’absence de Dieu ?
Et puis il y a, plus récemment, un grand penseur moderne, ou quasi moderne, dont j’ai déjà, ici même, eu l’occasion d’évoquer le nom mais sur lequel je veux revenir : Rabbi Haïm de Volozine, disciple et admirateur du Gaon de Vilna, grand talmudiste, immense penseur, qui joua un rôle crucial dans la résistance d’une partie du judaïsme à l’extension du hassidisme et qui, dans L’Âme de la vie, explique que Dieu a créé le monde puis s’en est retiré ; a installé sa transcendance, puis a décidé de la voiler ; a abandonné donc les hommes à une sorte de chaos et leur a laissé le soin de l’empêcher, ce monde, de se « décréer » et de retourner alors au néant. Là aussi, un Mal des origines. Là aussi, un Mal qui suit immédiatement, de très près, l’origine et ne dépend par conséquent d’aucun manquement des humains. Et, là aussi, un Dieu qui s’absente et, permettez-moi l’expression, laisse les hommes se débrouiller avec ce Mal quasi originaire en leur recommandant juste de prendre le chemin des maisons d’étude et de prière – seule solution pour tenir, à peu près, les pauvres piliers de ce monde enténébré.
Bref, si l’on entend par Mal absolu la question de Job, la question de l’homme livré à lui-même, la question de la disproportion entre les fautes commises et la souffrance endurée et puis, enfin, la question de l’abandon et du silence de Dieu, force est de convenir que ces questions sont des questions qui ont parfaitement leur place dans le meilleur de la pensée juive.
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Deuxième objection.
Est-ce que tout cela ne va pas vers le gnosticisme ?
Est-ce que supposer le Mal absolu n’est pas aller vers ce dualisme, cette hypothèse d’un autre corps, d’un autre monde, d’une autre âme, dont la pensée juive s’est tellement moquée et contre quoi Benny nous met en garde à son tour ?
Oui, naturellement, il y a un risque.
Et oui, naturellement, rien ne serait plus étranger au corps de la pensée juive – avec, de surcroît, des effets et méfaits politiques que l’on devine et qui seraient, hélas, imparables : car si, vraiment, il y a deux mondes, si vraiment le Mal relève d’un autre Etre et d’un autre principe entièrement distincts de ceux dont Dieu s’est servi pour créer le monde, alors les hommes, en leur être et principe, en sont automatiquement innocents et les hommes concrets, vous, moi, notre éventuel bourreau, ne sommes plus le moins du monde comptables du mal que nous commettons.
Mais en même temps…
Je ne vois pas, dans les écrits du Rabbi Haïm par exemple, de quoi justifier ce procès en gnosticisme : il n’y a qu’un monde, créé par Dieu, dont Dieu s’est retiré et où les hommes ont à étudier pour éviter qu’il ne tombe en ruines et en poussière – voilà ce qui est dit et nulle part il n’est question de l’hypothèse d’un second monde.
Je ne le vois pas non plus chez Louria. Je sais que c’est la thèse de Scholem dans son texte d’introduction à la « pensée des étincelles ». Mais si l’article premier du gnosticisme est, encore une fois, qu’il y a deux mondes et que le second, celui de la matière, est mauvais, où Louria dit-il cela et qu’est-ce qui, dans sa pensée, fait droit à cette pétition de principe ? C’est le même monde, là aussi. Et, dans ce monde, dans ce même monde, il y a une matière dont il est dit qu’elle est la dernière et la plus extérieure des « enveloppes », le dernier et le plus déchu des « vêtements » de Dieu : mais c’est toujours une enveloppe ! c’est toujours un vêtement ! Louria dit, certes, que le courant d’émanation divin devient progressivement moins spirituel et moins raffiné, plus matériel et plus grossier ; il montre, certes, un monde matériel qui est « moins spirituel » ou, si l’on veut, d’une spiritualité « plus trouble » que l’esprit pur ; mais il ne dit, en aucune façon, que ce monde serait séparé, dans son origine et dans sa fin, de la vie divine ; et encore moins est-il l’œuvre d’un deuxième Agent, d’un Rival mauvais du Dieu bon – jamais.
Et puis je voudrais vous rappeler enfin qu’il y a un troisième penseur qui connaissait bien Haïm, qui a beaucoup écrit sur Louria, qui a médité sur le livre de Job et sous la tutelle de qui nous nous trouvons parler ce soir, comme dans chacune des séances, depuis sept ans, des séminaires de l’Institut – il y a un troisième penseur, absolument pas suspect, lui, de gnosticisme et qui croit, sans conteste, au Mal absolu : Emmanuel Levinas.
Car qu’est-ce que Levinas entend, au juste, par Mal absolu ?
C’est d’abord, dans De l’existence à l’existant, le monde de l’origine, le premier état du monde, cette désolation inhabitable et sombre que décrit la Genèse ; c’est ce désert tonitruant ou, au contraire, cela dépend des commentaires, frappé de mutisme et glacé que décrit le Livre de manière si effrayante ; c’est cet « il y a » qu’évoque aussi Heidegger, cette « Chora » platonicienne d’avant la distinction et l’idéation, c’est ce Tohu et ce Bohu sans limite ni mesure, cet abîme sans fond de l’indifférencié, dont parlent encore la Bible et, après la Bible, ce grand écrivain non juif, mais qui s’y connaissait en Bible, Rabelais.
C’est, ensuite, la distinction même, la limite, la mesure, le fond, la différence, bref la singularité, ce nom qui, chez Levinas, devrait, en principe, être un nom de positivité mais qui a, lui aussi, son démon qui est le démon de l’égoïsme, du narcissisme, de l’enfermement dans la prison de soi, de l’auto-séquestration dans l’essence, de l’évasion non souhaitée ou paresseusement refusée, de la subjectivité usant et mésusant de la force de son étance, de l’élan vital irrépressible et irréprimé, bref de la loi de l’être telle que Catherine Chalier, par exemple, l’a si bien décrite dans son livre : c’est la « rançon », dit Levinas dans Le Temps et l’autre, de l’échappement à la matérialité, au néant, au « il y a » – on croit y avoir échappé, on croit s’en être sauvé, mais il y a une rançon, il y a un prix à payer, et c’est l’» intéressement », et c’est un deuxième visage du mal.
Et puis, quand le sujet brise enfin cette prison de l’intéressement et du narcissisme pour se rapprocher d’autrui, quand l’être consent à céder la place à l’autre et à son commandement, quand il se décentre et investit ce vis-à-vis, quand on entre, en d’autres termes, dans la bonne situation lévinassienne, dans la situation par excellence qu’il semble appeler de ses vœux et qui est celle de la substitution, de l’otage et du primat de l’éthique, voici surgir un troisième risque encore qui est le risque du meurtre tel que l’illustre l’affaire Caïn-Abel, ce premier dialogue d’hommes dont la Bible porte témoignage et qui s’achève, comme on sait, par un terrible meurtre. Ah ! si c’était si simple ! S’il suffisait de sortir de soi pour entrer dans le royaume des fins et le règne de la paix ! Si le visage était toujours interdiction de tuer et non pas aussi, hélas, invitation à frapper ! Cette violence toujours là, ce coup juste retenu, ce risque de la déraison à l’œuvre dans la raison, cette pointe de délire au cœur de la rationalité, voilà encore une (troisième) figure du Mal et d’un Mal détaché, n’est-ce pas, de toutes circonstances particulières, de toutes conditions concrètes, et donc, lui aussi, qu’on le veuille ou non, absolu, littéralement absolu, détaché donc absolu…
On peut dire la chose selon Sartre : ces trois figures du Mal que sont, primo, la matérialité, le trop-plein nauséeux de l’en-soi ; secundo, l’arrogance de Monsieur Simonnot si sûr de sa place en ce monde qu’il en devient un « salaud » ; tertio, l’entre-soi de la « fraternité terreur » théorisée dans la Critique de la raison dialectique.
On peut la dire selon Freud : le magma, l’indifférencié, le rien, le vide, d’abord ; le sujet et sa pulsion de mort constitutive, ensuite ; et puis, enfin, la société qui, contrairement à ce que croyait Aristote, contrairement à son idée de l’homme animal raisonnable et politique, contrairement à son illusion d’une amitié qui va de soi et d’une politique qui serait naturelle à l’animal parlant, barbote au contraire dans le crime et le sang – cette « effroyable sympathie entre frères » dont il parle ; cette féroce « extimité » dont parlera, après lui, Jacques Lacan pour dire la dimension de férocité, ou d’inquiétante étrangeté, que la question de l’Autre abrite et, parfois, dissimule.
Mais on peut la dire aussi selon Levinas, tout simplement selon Levinas, et voir le Mal, non comme l’irruption d’un autre monde, mais comme le déploiement de ce monde-ci ; non comme sa dimension cachée mais comme sa dimension constante, omniprésente, inévitable – quel que soit l’état où on le saisisse, dans chacun de ces états, dans chacun des états de la relation du sujet à soi, à l’autre sujet et au monde, il y a cette dimension maléfique.
Affaire de chronologie, si l’on veut.
Mettons que Dieu ait créé le monde et que, ensuite, le Mal s’y soit introduit.
Mettons qu’il y ait une bonté originelle de la Création (principe dont Levinas n’a jamais, absolument jamais, démordu) et que, ensuite, il y eut chute.
L’homme, pour le dire dans les mots, cette fois, de Kant est peut-être voué au Bien mais il est sûrement enclin au Mal – un mal aussi originel que l’est le péché dans le christianisme ; un mal aussi durable que le bien auquel il s’oppose ; un mal qui fait que l’homme, dit Levinas, n’est pas né méchant mais coupable.
Ce qui est sûr, aux yeux de Levinas en tout cas, c’est qu’il est, ce Mal, l’archive même du monde et de l’humain.
Et ce qui est sûr c’est qu’il n’y a pourtant, toujours selon Levinas, qu’un monde, vraiment un seul – et qu’on est donc aussi loin que possible de la détestable tentation gnostique.
Mais bon.
3
On ne va pas passer la soirée à échanger arguments et contre-arguments.
La question, face à des débats de cette nature, finit toujours par revenir à celle- ci, apparemment plus triviale, mais essentielle : de même que Baudelaire disait de la « femme Sand » qu’elle avait « intérêt » à ne pas croire à l’enfer, de même que Sartre disait de Genet qu’il lui était essentiel, au contraire, de croire à la beauté du traître, de même que Nietzsche soutenait que toutes les philosophies sont des biographies mises en concepts, eh bien, de même, n’ai-je pas moi-même un intérêt vital, et lequel, à plaider mon hypothèse ? Ou, pour le dire en d’autres mots : pourquoi, malgré Benny, malgré les risques, malgré Scholem, tiens-je tant à cette affaire de Mal absolu ? quel enjeu théorique, théologique, politique, pratique, bref, biographique, y ai-je en quelque sorte investi ?
Là, il faut que je vous dise un mot de ma biographie, en effet – qui ressemble, par bien des traits, à celle de nombre d’entre vous.
Je suis venu, non seulement à la pensée mais à la vie, dans un monde qui, pour paraphraser Levinas dans le très beau « Signature » de Difficile Liberté, était hanté, non plus par le « pressentiment », mais par le « souvenir de l’horreur nazie ».
J’ai vite compris qu’il y avait là un objet de pensée majeur, peut-être l’objet de pensée par excellence ; j’ai vite compris que, pour penser cet objet, et pour recommencer de penser après cette pensée, pour réussir à penser, à proprement parler, à partir de cet objet de pensée et de sa pensée, il fallait d’abord déblayer un fatras de faux débats, d’idées fausses, de clichés, apparus après Auschwitz et sur ses ruines ; et j’ai compris enfin que, pour opérer ce déblaiement, pour l’opérer effectivement, il n’y avait pas d’autre voie que le retour au livre de Job et à ses leçons.
Je détaille.
D’abord, l’affaire de la souffrance utile. C’est le christianisme qui a lancé ça. C’est lui qui parle de souffrance utile en général et dans le cas d’Auschwitz en particulier. C’est lui qui, avec le thème du « Golgotha du monde contemporain », avec cette formule, au demeurant belle, proposée par Jean-Paul II mais aussi par Edith Stein et toute une foule, entre eux deux, de chrétiens de bonne volonté, nous a mis sur la piste d’un Mal, non plus absolu, mais utile car doté d’un sens à l’intérieur d’une économie qui est celle de la Providence. C’est lui, le christianisme, qui a lancé cette idée d’une souffrance, certes atroce, éminemment condamnable, mais inscrite dans un plan divin et porteuse, selon ce plan, d’un bien supérieur, d’une vertu déguisée, voire d’un rachat pour l’humanité en général et l’humanité juive en particulier. Eh bien je n’aime pas cette idée. Non parce qu’elle est chrétienne. Mais parce qu’elle est odieuse. Insultante pour les victimes. Fausse, au passage, en ce qu’elle suppose Israël né d’Auschwitz alors qu’il est né de bien d’autres choses. Et je pense qu’on ne la conjurera pas, cette idée, si on ne reconnaît pas, au cœur de cette souffrance, une dimension de Mal détachée de tout rachat, de toute téléologie, de toute économie, de toute théodicée – à la lettre, absolue.
Ensuite – second cliché, seconde idée à déblayer – l’affaire de la souffrance méritée. Vous vous souvenez du Grand Rabbin d’Israël, Ovadia Yossef, déclarant, en 2000, que les victimes de la Shoah étaient des âmes pécheresses, réincarnées et punies. Il a fait scandale, n’est-ce pas ? Mais il n’a fait que reprendre, ce jour-là, des arguments entendus, dès 1948, chez des intellectuels juifs ou des rabbins, dans le débat autour de la question du sionisme et de ses rapports avec la diaspora. Il n’a fait que reprendre la thèse proposée, alors, par un Menachem Emmanuel Hartom qui développa l’idée du « mi péné chataénou » (à cause de nos péchés). Il n’a fait que répéter, quoique sur un mode plus vulgaire, les mots de ceux qui qualifièrent alors la Shoah de troisième « chourban », de troisième destruction du Temple (sous-entendant, là aussi, d’abord que l’événement n’eut pas l’irréductible singularité que l’on dit ; ensuite que les Juifs y furent punis par Dieu pour des péchés qu’ils avaient effectivement commis ; exactement, pardonnez-moi d’y insister, le mode de pensée de Pélage et Célestius…). Et le thème était suffisamment présent dans les discussions, il s’est trouvé assez de voix pour s’en faire l’écho et assez de textes pour consigner ces voix, pour qu’il ait fallu, là aussi, que Levinas monte en première ligne et, dans un texte intitulé « La souffrance inutile », tonne contre l’obscénité de la démarche et contre, donc, cette version juive du pélagisme. Ces créatures, dit-il, étaient aussi peu coupables qu’il est possible de l’être. Elles étaient l’innocence même. Et formuler les choses de cette façon, établir un rapport d’équivalence quasi « marchande » entre la souffrance qui s’est déchaînée à Auschwitz et les péchés qu’auraient commis les victimes de ces souffrances, voilà l’ignominie. Thème que vous retrouvez, dans ce passage de De Dieu qui vient à l’idée où, en dialogue avec Job ou l’excès du Mal de Philippe Nemo qui venait de paraître, il parle de la « dérisoire théodicée des amis de Job », c’est-à-dire de ces gens qui soutiennent l’idée d’une morale de la récompense et du châtiment, d’une justice soumise à un ordre réglé, logique, presque technologique, du monde. Thème absolument constant chez Levinas.
Et puis, troisièmement, troisième obscurité que ma génération a eu à démêler : la question – j’y insiste – de la singularité de l’événement et de la singularité des crimes qui ont été, là, commis. Ou bien on ne croit pas au Mal absolu, et alors il faut renoncer à l’idée de cette singularité ; il faut renoncer à l’idée que l’horreur d’Auschwitz ait été à nulle autre pareille ; il faut se ranger à l’analyse de ceux qui y voient, certes, un grand malheur – mais un malheur qui, dans l’histoire générale des massacres, n’a pas d’originalité, d’éminence, de place particulières. Ou bien on refuse cette analyse ; on est, comme tous ceux qui en ont réchappé, sidéré par la perversité de ce moment ; on prend acte du fait, par exemple, que, quand on entrait à Auschwitz, ce n’est pas seulement de la vie que l’on était privé mais de la mort, de sa propre mort, promise elle-même au néant car à l’absence de sépulture ; on est attentif, autrement dit, à tous ces traits que j’ai déjà détaillés ailleurs, dans mon Siècle de Sartre en particulier, et qui attestent d’une malignité pour le moins originale et, de ce fait, sans précédent ni postérité ; on pense, avec Malraux par exemple, que « c’est la première fois que l’homme a donné des leçons à l’enfer » et qu’il y a donc là une faille, un trou, un schisme, dans l’être même ; et alors on ne peut pas échapper à l’hypothèse du Mal radical…
Arendt d’un côté. Kant de l’autre. Enfin, ce n’est pas non plus aussi simple, vu qu’Arendt elle-même a tenu, à la fin de sa vie, à nuancer son concept de « banalité du Mal ». Mais Dieu, que ce concept a fait de mal ! Quel désastre pour la pensée ! C’est Levinas encore que j’ai entendu demander, un jour, ce qu’eût été le reportage d’Arendt sur le procès de Jérusalem si, au lieu d’arrêter Eichmann, les Israéliens avaient mis la main sur un vrai personnage hors normes du type, par exemple, de Mengele ; ou si Himmler ne s’était pas suicidé et que ç’avait été lui la cible du Mossad… Est-ce qu’elle nous aurait cassé la tête, dans ce cas, avec son concept de banalité du Mal ? Est-ce que, si elle avait eu en face d’elle l’ex-ingénieur agricole, patron d’une entreprise de poulets et qui croyait qu’il fallait au nazisme des « praticiens dotés d’un regard d’éleveurs », confondant l’abattage des juifs avec celui des poulets, elle aurait fabriqué le même dispositif conceptuel ? Evidemment non. Et c’est ce qui rendait douteux, à ses yeux, ce concept de « banalité » et la généralité à laquelle il prétendait. Et c’est ce qui renforce, à mes yeux comme aux yeux de quiconque, je le répète, en a métaphysiquement « besoin » pour penser ce qu’eut de réellement inouï le colossal événement d’Auschwitz, la possibilité, la nécessité, l’urgence, du concept de radicalité.
Telle est la fourche.
Et telle est la question où tout revient.
Ou bien on veut être à la hauteur d’Auschwitz – et il faut penser en termes de Mal absolu.
Ou bien on refuse de réfléchir en termes de Mal absolu – et c’est, qu’on le sache ou non, qu’on a consenti à banaliser Auschwitz.
4
Mais il n’y a pas que cela.
J’ai mené, dans ma vie, d’autres combats encore que celui pour la reconnaissance de la singularité d’Auschwitz.
Et je dois dire que, dans ces combats, sur chacun de ces terrains où j’ai investi un peu de mon énergie et de ma foi, je me suis aperçu que mon ennemi intime, celui qui, pour le coup, et comme dans le Talmud, me visait et me cherchait, me taraudait et me hantait, c’était la négation de la question du Mal, sa forclusion, son occultation, son déguisement sous des atours flatteurs ou heureux – à nouveau la théodicée, c’est-à-dire l’idée que le Mal n’est pas le Mal mais qu’il est le prix, le masque, le détour, le chemin, l’envers, l’ombre, tout ce que vous voudrez, du Bien.
Pour aller vite, je dirai que je me suis trouvé mêlé, depuis ma jeunesse, à trois types de combats politiques.
Le communisme, d’abord. Ses folies. Ses crimes. Avec cette question qui, à l’époque, m’obsédait et nous obsédait tous : qu’en est-il de ces crimes ? d’où vient que nos aînés y ont été sourds ? et comment faire pour, nous, échapper à cette fatalité de la surdité ? La réponse était simple. Parfaitement simple, mais il fallait y penser. Ce qui rendait sourd ce n’était pas la sottise, comme croient, après Socrate et Platon, ceux qui pensent que l’homme ne fait jamais le mal volontairement et qu’il est plus bête que méchant. Ce n’était pas la méchanceté comme croient ceux qui, à l’inverse, et à la façon, par exemple, de Hobbes ou Machiavel, croient à une méchanceté innée qui jouirait de faire le mal. Ce n’était pas non plus le marxisme comme le disait Soljenitsyne et comme nous faillîmes, un temps, le croire. Non. Ce qui rendait sourd c’était un tour d’esprit qui consistait à dire : « le Goulag a l’air mal si on le regarde du point de vue des pauvres gens qui y croupissent ; mais il a déjà l’air un peu moins mal si l’on prend, une seconde, le point de vue de l’Etat socialiste dont ils sont les
adversaires ou les fossoyeurs ; et il devient franchement très difficile à condamner si l’on prend carrément le point de vue de la fin, de la société qui se prépare et qui sera celle, un jour, de l’égalité réalisée. » Toute l’histoire de la philosophie a toujours procédé comme ça. Tous les philosophes, face au scandale de la souffrance des hommes, ont toujours dit : « changez de point de vue ; prenez le point de vue soit de Dieu (Leibniz), soit de l’être (Spinoza), soit de la fin (Hegel) et vous verrez que ce qui vous apparaissait comme un scandale insupportable était un effet de point de vue, une illusion d’optique, une bévue. » Eh bien c’est comme cela que faisaient les progressistes. C’est ce schéma qu’ils reprenaient, quand ils remplaçaient Dieu, l’Etre ou la Fin par la Révolution mondiale. C’est parce qu’ils niaient le Mal radical qu’ils se rendaient complices des assassins.
J’ai été requis – je suis requis – par un second combat. Le combat contre l’islamisme politique. Avec, de nouveau, un mystère : pourquoi sommes-nous si timides ? si peu nombreux ? et qu’est-ce qu’ils ont de plus, ceux qui prennent la mesure du danger et voient qu’il y a là une résurgence du pire ? Le problème ce n’est pas l’information ainsi que le croit, de nouveau, l’éternel esprit socratique. Ce n’est pas le courage, la détermination politique, la vertu, comme le dirait un machiavélien grand teint. Ce n’est évidemment pas l’idéologie même de ces gens, leur antisémitisme par exemple, leur culte de la mort et du martyre, où personne, ou presque, ne se reconnaît en Occident. Non. C’est une autre forme de théodicée. Ou, plus exactement, une autre forme de forclusion du Mal. Elle ne fonctionne plus, cette forclusion, par changement de point de vue. Elle fonctionne par réduction. Une sorte de terrible et monstrueuse réduction phénoménologique qui résume l’événement, soit à son sol culturel, soit à ses racines sociales, soit à des caractéristiques qui lui seraient propres et qu’il ne nous appartiendrait pas de juger. Prenez le sort des femmes afghanes ou pakistanaises. Prenez la façon qu’on a de les transformer en objets sexuels emprisonnés dans des cages de fer et, quand elles ne sont pas emprisonnées, brûlées vives. Ou prenez le geste d’un Palestinien qui se transforme en bombe humaine pour tuer, avec lui, le maximum de civils. Il y a deux façons de ne pas s’en indigner, donc de ne pas y résister et donc, à terme, de mourir ou de laisser mourir. Soit dire : « c’est normal, c’est la tradition dans la culture afghane, pakistanaise, etc. – seul votre occidentalo-centrisme peut trouver à y redire. » Soit dire : « c’est normal, ces gens sont si malheureux – leur acte n’est rien d’autre qu’une réaction désespérée, suicidaire, à leur misère. » Théodicée douce. Théodicée par époché. Le refus, là encore, de voir la radicalité du Mal et de s’en emparer pour la combattre.
Et puis je me suis trouvé mêlé, enfin, à une troisième sorte de conflits. Les guerres oubliées d’Afrique. Le Bangladesh dans ma jeunesse. Ces crimes du Darfour dont on parle si peu et dont les victimes sont des victimes sans nom, sans nombre, sans visage, généralement sans funérailles – monstrueux tas de morts à qui on a ôté, là aussi, non seulement la vie, mais leur mort. D’autres, tant d’autres victimes dont il est si « profondément injuste », comme disait Barthes, qu’elles puissent avoir vécu et avoir disparu ainsi, sans mots, sans traces, sans l’ombre d’une archive ni d’une mémoire. Qu’est-ce qui leur vaut, à ces victimes- là, ce sort-là ? D’où vient que je me sois, sur ces fronts aussi, senti si souvent si seul ? D’où vient que les Opinions y soient, derechef, si profondément indifférentes ? Toujours pas l’ignorance – elles sont abreuvées d’informations. Toujours pas la méchanceté – personne ne veut, malignement, le génocide des Burundais ou l’agonie des derniers Darfouris. Toujours pas une sympathie idéologique avec tel ou tel de leurs bourreaux – je ne connais personne qui, en France, se sente idéologiquement proche, ni des théoriciens du Hutu Power, ni des idéologues au pouvoir à Khartoum. Non. Ce qui est, en fait, à l’œuvre c’est une autre forme, encore, de théodicée. Une antithéodicée. La preuve, en quelque sorte par l’absurde, de l’horreur des théodicées. Si on ne parle pas de ces peuples c’est qu’ils n’ont de place, eux, pour le coup, dans aucune théodicée. S’ils meurent dans l’indifférence c’est que les circonstances de leur mort ne permettent pas d’inculper le grand méchant loup du grand récit dominant. Leur drame c’est qu’il est, ce drame, inaudible dans les termes des théodicées canoniques, officielles, traditionnelles. Ce fut l’autre scandale du premier Durban. Il y a eu, à Durban, le scandale du néo-antisémitisme triomphant. Mais il y a eu, aussi, l’atroce déception de tous ces gens qui venaient témoigner de leur esclavage, de leur misère, du tort qui leur était fait, parfois depuis des décennies, et qui s’entendirent répondre par les représentants de l’internationale néo-progressiste : « dès lors que vos assassins ne sont ni les vilains américains ni les affreux israéliens, dès lors que vous n’êtes pas du bon côté de la ligne qui partage le camp impérialiste du camp anti-impérialiste et tiers-mondiste, votre cas n’a pas d’intérêt, vous n’intéressez personne et, en tout cas, pas nous ; allez vous faire voir ailleurs avec vos millions d’enfants suppliciés. »
Bref, voilà trois circonstances où j’ai eu contre moi des gens dont le principal article de foi était de ne pas vouloir envisager l’hypothèse de Baudelaire – mais aussi d’Isaac Louria et Levinas – postulant l’existence d’un Mal irréductible à toute logique comme à toute rationalité.
Voilà trois circonstances où j’ai eu besoin de renverser le dispositif et où je n’aurais rien fait – rien vu, rien dit et, ensuite, rien tenté ni fait de concret – sans cette hypothèse d’un Mal dense et positif, d’un Mal qui ne se réduise pas à une simple ombre, à une fumée, à une ruse de la Raison et du Bien, à un semblant.
Et voilà trois bonnes raisons qui font que je tiens si fort à cette idée d’un Mal, en effet, absolu, c’est-à-dire, à la lettre, détaché des grands récits, des contextes ou des finalités.
Le grand philosophe qui l’a compris, c’est Kant.
Et l’ont compris, en même temps que lui, ces fameuses Lumières qui entamaient alors leur grande aventure, libérations et penchants criminels mêlés – et qui ont tout de suite vu qu’il y avait là un os, un truc qui se mettait et se mettrait toujours en travers desdits penchants criminels, un point de résistance.
Ah ! la colère des Lumières triomphantes contre Kant !
Elles pensaient en avoir fini avec le cauchemar du Mal absolu, cette illusion des âges théologiques.
Elles pensaient que, de ce qui en restait, elles s’arrangeraient entre théodisants de bonne compagnie.
Et voilà ce fou de Kant, ce chrétien mal dégrossi, peut-être ce juif allez savoir ! qui leur ressort l’hypothèse de derrière les fagots de Königsberg.
Réaction de Goethe dans une lettre à Herder du 7 juin 1793 : « Kant qui avait passé une longue vie d’homme à décrasser son manteau philosophique de toutes sortes de préjugés qui le souillaient l’a ignominieusement sali de la tache honteuse du mal radical afin que les Chrétiens, eux aussi, se sentent engagés à en baiser le bord » !
Réponse de Herder, l’hébraïsant Herder, le pré-sioniste Herder, mais qui jouera le rôle que vous savez dans la naissance et le développement du romantisme politique, puis des conceptions « volkisch » de la communauté et de la Nation : « cette nouvelle philosophie de la religion est allée beaucoup plus loin que l’Ecriture elle-même dans l’affirmation d’une nature pécheresse de l’homme. »
Et Schiller, indigné lui aussi, fou de colère : « Kant n’a rien fait d’autre que de rapetasser l’édifice pourri de la sottise. »
C’est Kant, bien sûr, qui avait raison.
C’est parce qu’il y a Kant, et son hypothèse du Mal absolu, qu’on ne peut pas traiter les humains comme de la matière et du déchet.
Et de cela donc, de cette fidélité, dans et depuis les Lumières, au testament de Dieu, il faut savoir gré à Kant et au kantisme.
5
Alors, à partir de là, que faire ?
S’il est absolu, le Mal, que faire face à lui et contre lui ?
C’est la question posée – et je vais essayer d’y répondre.
Eh bien, déjà, rien.
Oui, première réponse, apparemment paradoxale mais qui procède de ce qui précède : surtout rien, presque rien, ou, plus exactement, le moins possible.
Je m’explique.
Il y a autre chose que je n’ai pas dit concernant les travaux du Mal, les grandes machines à faire le Mal tout au long du dernier siècle et au commencement de celui-ci – il y a une dernière chose que je n’ai pas dite concernant le modus operandi de ces grandes barbaries.
La théodicée, d’accord.
Faire croire que le Mal est une ombre, qu’il n’existe pas vraiment, bien sûr.
Nous donner à penser qu’il est un leurre, une erreur de point de vue, une bévue, bien entendu.
Et tout cela, donc, pour endormir les victimes et nous empêcher de prendre leur parti, tout cela en fidélité au mot de Baudelaire qui avait bien compris que la plus grande ruse du Diable est de faire croire qu’il n’existe pas. – o.k.
Mais il y a plus.
Il a une autre ambition, le Mal.
Une ambition qui peut sembler paradoxale et, à première vue, contradictoire ; mais elle ne l’est pas ; tout colle très bien au contraire ; ce sont les deux moments du même programme – vous allez voir.
Sa vraie ambition, une fois qu’il a réussi à se faire oublier, est d’essayer d’éliminer le Mal du monde, de l’éradiquer, d’en extirper les racines, de le liquider – son vrai projet, après qu’il a su tromper l’adversaire et passer pour une figure du Bien ou, au moins, de la banalité du monde, est de travailler à effacer cet autre Mal qui travaille l’humanité en profondeur, en fond de décor, depuis toujours : il y a moi, le Mal, qui vous ai convaincu que je n’existais pas – et il y a ça, le Mal, qui infecte les sociétés, les corrompt, les divise d’avec elles-mêmes et dont je vais vous montrer comment on se débarrasse.
C’est le programme de l’islamisme dont le projet ultime est de supprimer la division, la fitna, du sein de l’Oumma.
C’est celui du communisme qui ne s’assignait d’autre objet que de fomenter un homme nouveau, débarrassé des tares de l’humanité traditionnelle.
C’est celui, enfin, du nazisme qui concevait l’élimination des juifs comme une entreprise, non de destruction, mais de salvation chargée de débarrasser l’Europe et le monde de son agent le plus corrupteur.
Le programme commun à ces trois programmes consiste à nous délivrer du Mal conçu en ce second et nouveau sens.
Il consiste, pour être précis, à dire : « rien de fatal dans le Mal ; rien qui, comme vous le pensiez, fasse corps avec votre condition ; le Mal ? mais non ; des maladies ; juste de bonnes et braves maladies dont nous allons nous employer, nous islamistes, nous communistes, nous nazis, à vous guérir une fois pour toutes. »
Il consiste, pour être plus précis encore, à faire, d’abord, le bon diagnostic en identifiant le mauvais germe à l’origine de la maladie et, ensuite, à administrer la bonne potion qui permette au grand corps malade d’éjecter le mauvais germe, à la lettre de l’expurger et de retrouver, ce faisant, sa pureté perdue.
En sorte que, à l’inverse, on est à peu près sûr d’être en face d’un fasciste, d’un communiste, d’un islamiste, chaque fois que s’élève la douce et sirupeuse comptine : « oyez, bonnes gens, oyez la grande nouvelle ; y a pas de mal ; y a que des maladies ; faites confiance au bon docteur ; suivez attentivement ses prescriptions ; apprenez, avec lui, grâce à lui, à vous débarrasser des mauvais virus, venins, agents microbiens et infectieux ; faites, en un mot, que la politique devienne une région de la clinique. »
Vous vous souvenez, n’est-ce pas, du théorème de Hölderlin : « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » ? Eh bien voilà. On reconnaît le barbare à ce qu’il inverse le théorème et dit : « là où le remède croît, croît aussi le péril où j’entends vous précipiter. »
Alors ?
Alors, quand je dis que la première chose à faire est de ne surtout rien faire, je veux dire que la première chose à faire est de rompre avec cette idéologie du remède ; donc avec le médicalisme politique ; donc avec l’idée qu’on va guérir la société ; donc avec ce schème directeur de toutes les barbaries que j’appelle la « volonté de guérir » et qui est, dans cette affaire, le concept absolument central.
Facile à dire.
Mais pas si facile à faire.
Car pour le faire, vraiment le faire, pour chasser en soi la tentation médicaliste, il faut accomplir deux gestes décisifs, ou plutôt trois, qui sont aussi des paris philosophiques.
Un geste, d’abord, concernant les sociétés : que faut-il dire des sociétés pour qu’elles échappent à la volonté de guérir ? quel est le prédicat qui, s’y attachant, découragera le geste guérisseur ? L’impureté. L’inévitable impureté. Le fait que leurs plus hauts faits, leurs réalisations les plus sublimes, leur droit, leur culture, sont tramés sur fond de mal – le fait que le meurtre par exemple, le premier meurtre, est, à en croire le Freud de Totem et Tabou, leur réelle origine ; ou le fait que Caïn, l’abominable Caïn, l’assassin du doux Abel, est, à en croire le récit biblique, le père des bâtisseurs de villes, donc le père – à ce titre – de la culture humaine.
Un geste, ensuite, concernant, en deçà des sociétés, la substance même du monde et de l’être. Que faut-il en dire, derechef, pour que s’arrête à temps la quête paranoïaque du mauvais virus ? Quelle définition faut-il s’en donner pour que l’on soit sûr de bien couper les ailes à tous les soi-disant médecins qui entreprennent de nous dire : « laissez-moi exterminer les juifs, les tsiganes, les intellectuels, les Tutsis, les Occidentaux, les représentants de l’ancien monde, les bourgeois et vous aurez, en échange, un monde définitivement guéri » ? La réponse est chez Bataille. Mais elle est, encore, dans la Bible et dans son insistance à nous rappeler, dans le Deutéronome et ailleurs, que la pauvreté ne disparaîtra jamais de la surface de la terre. C’est l’idée selon laquelle il y a, dans le monde, quelque chose qui résiste à la folie des guérisseurs. C’est le pari, opposé à toutes les volontés de guérir, sur ce qu’il faut bien appeler la rémanence d’un incurable.
Et puis un geste, enfin, concernant le mal lui-même et la façon dont on le conçoit. Que doit-il être, le mal, pour qu’il devienne impossible de l’éradiquer ? Quelle est la définition qui, s’y attachant, découragera le geste cureteur ? Je me rappelle, cette fois, la leçon de deux de mes maîtres et professeurs de rigueur, François Dagognet et Georges Canguilhem. Je me rappelle la lutte acharnée qu’ils menaient, dans la médecine mais pas seulement, contre ce qu’ils appelaient le « substantialisme ». Eh bien voilà. Nous en sommes là. Pas une substance. Pas une hypostase. Il faut qu’il ne soit, le Mal, ni une substance ni une hypostase ni, donc, un gisement – de pulsion de mort ou d’autre chose. Peut- être ne faut-il même pas continuer de le qualifier de « radical » tant radical implique « racine » et tant l’existence même d’une racine suppose la tentation de l’éradiquer. Oui, j’ai employé indifféremment les deux mots, jusqu’ici, pour qualifier le mal. J’ai dit indifféremment, du mal, qu’il était soit « radical » soit « absolu ». Eh bien c’était plus qu’une approximation, c’était une erreur. Et la première chose à faire est de se défaire de cette erreur en se débarrassant du concept de mal radical au profit, pour de bon, du concept de mal absolu.
C’est ma première réponse.
6
C’est tout ?
Non, bien sûr.
Car j’ai une seconde réponse…
Il y a, aussi, un combat positif à mener contre ce mal absolu. Lequel ?
Résumons.
J’appelle Mal – radical plutôt qu’absolu – la souffrance, la déréliction, la misère, l’inégale répartition des biens entre les hommes, la violence en tant qu’elle fait corps avec la condition même du parlêtre.
Mais j’appelle aussi Mal – archi-Mal en quelque sorte, Mal au carré si vous préférez – l’entreprise qui consiste à nier cela et à vouloir éliminer du monde la trace et jusqu’au souvenir de ce mal absolu au sens premier.
Il y a le Mal et l’archi-Mal.
Le Mal impossible à effacer et le Mal en tant qu’il consiste, justement, dans la volonté d’effacer l’ineffaçable.
Il y a, autrement dit, le Mal barreur (en gros, les intégrismes ; à la lettre, les volontés de pureté ; ou, mieux, les volontés de guérir) et il y a le Mal barré (cela même sur quoi s’affairent et, tôt ou tard, s’acharnent les volontés de pureté et de guérir).
Et il y a, dans chacun des deux cas, face à chacune des deux figures du Mal, une stratégie distincte, forcément distincte.
Contre le Mal barreur, pas de compromis possible : de la ruse, oui ; de la stratégie ; de la tactique, à la limite ; mais pas de compromis ; surtout pas d’accommodement ; c’est ce que dit le texte biblique quand il fait reproche à Saül ne n’être pas allé au bout de son combat contre les Amalécites ; c’est ce que dit Pierre Legendre quand il rappelle, inlassablement, dans ses rares textes explicitement politiques, que seule la guerre vint à bout du nazisme ; c’est ce que tous, pour la plupart, ici, nous savons au plus profond de nous.
Contre le Mal barré, contre la déréliction de Job, contre la misère du Deutéronome, contre cette part de négativité ou de manque qui est constitutive de l’être-au-monde des êtres parlants, il faut des compromis au contraire ; des demi-mesures en permanence ; une œuvre de chaque instant, un travail, une patience, dont les principes sont assez faciles à définir une fois qu’a été clairement admis que la première urgence est de se défaire de la terrible volonté de guérir.
Premier principe, la connaissance. Oui. La connaissance quand même. La connaissance, malgré tout. La connaissance malgré, notamment, les illusions et déconvenues des Lumières. Cette connaissance dont les rabbins de Vilnius pensaient que c’est à elle, rien qu’à elle, que tenait la consistance des mondes.
Deuxième principe, la vigilance. Ou, pour l’appeler d’un autre nom, cette « insomnie » évoquée par Levinas dans Autrement qu’être et qui est, dit-il, la bonne insomnie, celle de l’éveil à autrui, celle du souci incessant d’autrui, celle qui fait que je refuse de m’endormir face au tort fait à autrui. Il y a la mauvaise insomnie. Il y a l’odieuse, la terrifiante insomnie qui résulte du face-à-face de tout à l’heure avec l’horreur du « il y a ». Et il y a la bonne, la bienvenue, presque la bienheureuse insomnie, qui est, dit Levinas, le premier moteur de l’éthique, son déclencheur.
Troisième principe, enfin : le souci de l’autre. Son souci le plus concret. C’est- à-dire le judaïsme en tant qu’il est, comme dit toujours Levinas, non pas sollicitude abstraite, désincarnée, éthérée, mais souci du prochain dans le détail de ce dont il souffre, dont il est démuni et que je peux lui apporter – vous connaissez tout cela.
Alors, à ces trois principes, à ces trois gestes, je propose de donner trois noms qui valent, non un pour un, mais chacun pour tous les trois et en quoi peut consister un « programme ».
Un nom laïque : celui qu’avance Freud quand il conclut l’un des passages les plus pessimistes de Malaise dans la civilisation par un appel à Machiavel et à son Discours sur la première décade de Tite-Live ; celui qu’avançait déjà le récit biblique quand il mettait en scène, au temps des Juges, la réquisition de Saül comme premier roi d’Israël et le refus apeuré de Saül devant la difficulté de la tâche requise. Ce premier nom c’est la politique. C’est cet art dont le but n’est de rendre les hommes ni plus héroïques, ni plus angéliques, mais juste un peu moins méchants. C’est cette souveraineté modeste qu’atteste la tradition juive quand elle nous parle, après le « meurtre du pasteur », de ses rois cachés, immérités, pétris d’humilité, récalcitrants, à qui un Juge prescrit une Constitution déposée aux marches du Temple.
Un nom saint que j’emprunte, lui, à nos Sages et, notamment, au Maharal de Prague : le messianisme pour autant qu’il est attente, non de la fin des temps, non du moment de la guérison, mais de chaque instant qui, pour chaque homme, peut signifier l’entrebâillement des portes de la Rédemption. Un messianisme du présent. Un messianisme de l’homme quelconque. Un messianisme qui, quand il dit Messie, pense à n’importe lequel d’entre nous pour peu que nous contribuions à ce modeste entrebâillement. Un messianisme qui rend justice aux vies minuscules, qui leur donne à toutes une chance et qui à toutes, encore une fois, offre la chance d’une rédemption.
Et puis un troisième nom, enfin, que j’emprunte, lui, à Rabbi Haïm de Volozine dans ce livre, déjà cité, et auquel je me réfère souvent, qui s’intitule L’Âme de la vie : l’idée de « Réparation ». Oui, c’est cela l’idée de Haïm. Non plus sauver le monde. Encore moins le recommencer. Mais juste le réparer, à la façon dont on répare les vases brisés. J’aime ce mot de réparation. Il est modeste. Il est sage. Mais il est aussi vertigineux. C’était celui d’Isaac Louria, bien sûr. Mais ce sera celui, aussi, que retrouvera Walter Benjamin, quand, sans rien ou presque rien savoir du judaïsme, il dira de la traduction, c’est-à-dire du transport, d’un grand texte d’une langue vers une autre langue, qu’il est une « réparation du monde ». Il ne dit plus, ce concept de réparation, la nostalgie d’un corps plein ou d’une pureté perdue. Il ne rêve plus d’un vase d’avant la brisure ou d’un vase dont on hallucinerait qu’il n’a jamais été brisé. Il ne véhicule rien qui ressemble à de l’eschatologie ou de la théodicée. Il nous parle du présent. Du présent seulement. De ce présent dont un autre grand Juif a dit qu’il est juste un instant que l’on a su et pu sauver. Et dont il aurait pu dire, et dont je dis après lui, qu’il est la seule réponse à la mauvaise prophétie de Nietzsche sur le bel avenir du Mal.
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