FRÉDÉRIC BEIGBEDER : Vous partez où ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Nager. A l’île Maurice.

FB : Ce n’est pas un pays en guerre.

BHL : Certes. Encore que je lisais, l’autre jour, qu’on y a empêché Enrico Macias de chanter.

FB : Pourquoi, qu’est-ce qu’il a fait ?

BHL : Rien. Il est juste juif. Comme Arthur. Vous avez vu qu’Arthur, le showman, a été empêché de se produire, à deux reprises, et, cette fois, en France ? C’était juste après la guerre de Gaza. Et, comme Dieudonné a dit, un jour, que les recettes de ses shows servaient à financer Tsahal, vous avez des cons qui sont venus, à l’entrée du théâtre, crier : « Israël assassin, Arthur complice. » C’est n’importe quoi, naturellement. Mais ça fait froid dans le dos. Même chose pour Macias.

FB : C’est un proche de Sarkozy, il a soutenu Sarkozy.

BHL : Oui, et alors ? Ça change quoi ? Enfin, bref : l’île Maurice, j’y vais pour me reposer, nager et travailler.

FB : Quel hôtel ?

BHL : Le même depuis vingt ans, le Royal Palm.

FB : Moi j’aime bien le Prince Maurice. Mais la dernière fois que j’y suis allé, il pleuvait.

BHL : Le Royal Palm a un avantage : ce lagon, cette mer chaude. Nous avons l’habitude, avec Arielle, d’y nager longtemps, très longtemps. Et ça, c’est formidable.

FB : C’est le secret de votre silhouette si svelte.

BHL : C’est l’un des secrets de fabrication de mes livres : je les commence en nageant – c’est en nageant, longuement, que je réfléchis le mieux.

FB : Il faut que je vous explique. On va faire un entretien d’une légèreté atroce. Je me disais… j’aimerais comprendre la vie que vous menez. [Frédéric Beigbeder se lève et arpente le bureau.] Pardon, je marche parce que vous savez ce que dit Montaigne : « Mes pensées dorment si je les assieds. »

BHL : C’est aussi un truc d’ancien taulard. On reconnaît quelqu’un qui a fait de la prison au fait qu’en pleine conversation, il se lève et se met à marcher. J’ai un ou deux amis dans ce cas : c’est une règle.

FB : Vous n’avez jamais fait de taule ?

BHL : Si. En Inde, il y a trente-cinq ans. Au Pakistan, il y a vingt-cinq ans. En Argentine, aussi, à la fin des années 70, sous le régime des généraux fascistes. Mais, chaque fois, brièvement. Et vous ?

FB : J’ai fait deux nuits. Première nuit au commissariat du VIIIe et deuxième nuit au dépôt.

BHL : L’histoire des mains sur la voiture et tout ça, c’était deux nuits ?

FB : Ce n’étaient pas des mains sur la voiture, c’était autre chose ! J’ai été déféré au dépôt à l’île de la Cité.

BHL : Ouais, je me souviens. Je vous avais même envoyé un petit SMS d’amitié, vu l’épreuve abominable que vous traversiez.

FB : Oui, donc c’est pour ça que je me lève, je suis un repris de justice. Bon, c’est quoi votre vie quotidienne ? Là vous étiez où ? Vous revenez de Gaza ?

BHL : D’Israël. De Ramallah, en territoire palestinien. Et, brièvement, de Gaza.

FB : C’est fascinant parce qu’on se dit : « il va à Gaza sous les bombes et puis à l’île Maurice juste après. » Et ça, c’est quand même un bon résumé de votre vie, non ? La plupart des gens qui vont au Royal Palm ne vont pas faire la guerre et la plupart des gens qui font des guerres, ne vont pas au Royal Palm. Vous êtes le seul à avoir accès à ces deux univers simultanément. Qu’est-ce que ça fait ?

BHL : A moi, rien. Mais aux autres, enfin : à certains autres, ça fait apparemment quelque chose. Et même, je crois, ça énerve. Mais que voulez- vous que je vous dise ? Je fais mon métier d’intellectuel d’un côté. Et j’aime la vie, de l’autre. C’est d’une simplicité absolue.

FB : Le métier d’intellectuel, c’est pas forcément d’aller sous les bombes. C’est très admirable d’aller en Bosnie, en Afghanistan, et tout, mais on pourrait aussi dire qu’un intellectuel, ça reste dans son lit.

BHL : Oui, absolument. Et c’est tout à fait respectable. Moi, il se trouve que ce n’est pas ça. Mon tempérament… Mes admirations… Les hasards de la vie… Je veux dire par là que ce n’est évidemment pas un « système ». Je ne me suis pas réveillé, à 20 ans, en me disant que j’allais passer ma vie à aller en Afghanistan. Mais voilà. Ça s’est passé comme ça. Quand la guerre de Bosnie éclate, en 1992, j’écris, je manifeste – mais j’ai, aussi, envie d’aller y voir et d’en parler en connaissance de cause.

FB : D’accord, mais je récapitule. Tout commence en 1971 avec votre engagement au Bangladesh. Et je respecte cette tradition, depuis Voltaire, de l’intellectuel engagé, très bien, qui se mêle de politique. Mais maintenant, vous êtes né en 1948, vous avez 60 ans. Vous pourriez très bien vous dire : « je ne vais m’engager qu’au Royal Palm, dans ma maison à Marrakech, et je vais écrire des textes qui parleront des nuages, de ma femme, de mes enfants. »

BHL : Mouais…

FB : Non mais c’est vrai, sans blaguer. Je ne dis pas que c’est un ordre que je vous donne. Mais on peut se dire que dans la jeunesse on a envie d’être fougueux et qu’après… Il faut accepter son grand âge mon cher. Qu’est-ce que vous pensez de ça ? La bougeotte ne vous quittera jamais ?

BHL : Si, peut-être. Le problème c’est le grand âge qui n’a pas l’air de m’accepter dans son règne implacable. C’est vrai que j’ai 60 ans. Mais, comment vous dire…

FB : Ce n’est pas tout à fait l’âge de la retraite, mais…

BHL : La vérité est que je n’y pense jamais. Et quand j’y pense, comme là, à cause de vous, ça me semble assez improbable, ça me semble une des choses les plus saugrenues qui soient.

FB : Donc ?

BHL : Donc, avoir 60 ans n’a pas beaucoup d’importance. Je ne l’intègre pas dans ma définition de moi-même. Et je ne fonctionne pas de manière tellement différente que lorsque je ne les avais pas. A 20 ans, j’entends l’appel de Malraux, je prends un billet d’avion et je vais au Bangladesh. A 45, je vois les snipers qui tirent sur Sarajevo, je prends une voiture, je franchis les lignes serbes, j’entre dans la ville assiégée. A 60 ans, j’apprends que les Russes marchent sur Tbilissi…

FB : Et je vais en Ossétie.

BHL : Non, en Géorgie. Ce que je veux vous dire c’est que le temps n’a pas tellement prise sur tout ça.

FB : Est-ce que ce n’est pas justement une manière de lutter contre le temps, de rester toujours aussi fringant et vivant, que de sortir de temps en temps de son ghetto doré pour aller dans la poussière et le sang ?

BHL : Là, vous inversez. Ce n’est pas pour rester vivant que je sors de ce que vous appelez mon ghetto doré. C’est parce que je suis vivant que…

FB : [Rires.]

BHL : Non, mais c’est vrai ! Il y a de moins en moins de gens vivants, autour de nous. Y compris chez les gens jeunes, il y a de plus en plus de morts vivants – des gens qui croient être vivants mais dont des pans entiers de l’être sont comme morts. Moi je suis enthousiaste. Je suis heureux de vivre. J’aime la volupté. L’action. J’aime écrire. Je travaille comme une brute, je m’épuise, je cisèle mes livres presque indéfiniment. Bref, je suis vivant. Aussi vivant qu’il est possible de l’être.

FB : Il y a deux choses que vous ne dites pas maintenant et comme vous les avez écrites dans des e-mails récemment, adressés à un écrivain concurrent et néanmoins ami, je vais donc les ressortir. Premièrement, au lycée Pasteur de Neuilly, vous faisiez vos études secondaires, il y avait un souffre-douleur officiel qui s’appelait « Mallah », qui se faisait péter la gueule, qui était persécuté, et vous avez pris sa défense. Et d’ailleurs, je voulais savoir si, après le livre, il s’était manifesté.

BHL : Non.

FB : Donc, peut-être qu’il y aurait ici l’origine de vouloir prendre la défense des opprimés, depuis le lycée. Deuxièmement, et c’est plus important, vous avez évoqué votre père, engagé auprès de l’Espagne républicaine puis dans les Forces françaises libres. Donc finalement votre goût pour l’action serait une manière d’imiter ce père mystérieux, silencieux, solitaire. Voilà les deux choses que vous ne venez pas de me dire.

BHL : Eh bien je vous les dis. C’est d’ailleurs la conclusion que tire Houellebecq dans sa lettre à lui, celle qui suit juste la mienne : « on n’échappe pas à l’empreinte du modèle paternel. » Lui, Michel, trouve ça un peu navrant. Il dit : c’est quand même con qu’on en revienne toujours là et que même des gens…

FB :… aussi intelligents que nous.

BHL :… aussi singuliers que deux écrivains en reviennent toujours, finalement, à cette loi vieille comme l’espèce : on n’échappe pas au modèle paternel. Bon. Il a raison, bien sûr. C’est vrai que, moi, par exemple, je vis sous la tutelle invisible d’un modèle paternel très fort. C’était vrai de son vivant et…

FB : Votre père je ne l’ai rencontré qu’une fois. C’était en 1993 à votre mariage à Saint-Paul-de-Vence. J’étais en train de monter le son de la musique et il m’a pris pour le DJ. Il m’a dit « Mais mettez le son moins fort ! » Il était très autoritaire. Donc j’avoue que ça ne devait pas être facile.

BHL : Si. Parce que c’était quelqu’un, en même temps, de doux, de bon…

FB : Toujours sur l’engagement, il y a quand même un portrait très drôle de vous dans le dernier roman de Jean-Paul Enthoven, texte sous-estimé, intitulé Ce que nous avons eu de meilleur. Je ne résiste pas au plaisir de vous en lire quelques extraits que vous connaissez. Évidemment, vous n’êtes pas le personnage, c’est un roman, dans le livre il s’appelle Lewis, ça n’a rien à voir…

BHL : Écoutez. Ça va comme ça. Ça, c’était la comédie qu’on jouait, au moment de la sortie du livre, pour tromper les radars des critiques les plus malveillants. Mais, maintenant, on peut révéler la terrible, l’atroce, l’insoutenable vérité : Lewis c’est moi.

FB : Alors je cite : « Il écrit des livres retentissants, aime la gloire et la pleine lumière, se sent concerné par le sort de l’humanité. » Et après, ça devient beaucoup plus marrant. Il dit que votre vrai modèle ce n’est pas Malraux mais le Prince Malko Linge, le héros de SAS de Gérard de Villiers. Est-ce que c’est vrai ?

BHL : Non, ce n’est pas vrai. Mais attention. Soyons précis. Un, ce n’est pas vrai. Deux, c’est drôle. Et trois, ce qui est exact c’est que je suis un lecteur de SAS.

FB : Donc quand vous allez à l’autre bout de la planète, vous avez déjà toutes les bonnes adresses de Gérard de Villiers ?

BHL : Sérieusement, il m’est arrivé de passer par des endroits où il était passé. Et j’ai vérifié, chaque fois, qu’il était un plutôt bon journaliste. Travail de documentation excellent. Enquêtes solides. Bonne vision géopolitique. Au Pakistan par exemple, lors de mon enquête sur la mort de Daniel Pearl, j’ai eu, une fois, le même fixeur que lui…

FB : C’est quand même marrant.

BHL : On peut dire ça comme ça, oui. En tout cas, le fait est là : quand Jean- Paul me situe entre Sartre et Malko, il y a un fond de vérité.

FB : Il écrit aussi : « Entre mon champion mélancolique et celui de Gâchis à Karachi, des correspondances inattendues s’établirent finalement. » [Rires.]

BHL : Écoutez. Contrairement à ce qu’ont pu dire ou déduire quelques imbéciles, j’aime le livre de Jean-Paul et j’aime le portrait qu’il y fait de moi.

FB : Mais c’est ce qu’on vient de dire ! Il vous a bien observé, en train d’aller en Israël pendant la guerre puis ensuite au Royal Palm à Maurice. Voici le passage que je préfère de tout le livre : « Quant à Lewis, qui se voulait indifférent aux humeurs du ciel, il s’était réfugié dans son bureau afin d’étudier les Rétractations de saint Augustin, tout en rédigeant un article véhément pour le Calcutta Daily. »

BHL : [Rires.]

FB : J’ai dîné avec Jean-Paul, qui est votre meilleur ami, et nous en sommes venus à la conclusion que votre modèle ne serait ni Malraux, ni SAS, mais Paul Morand. Même fascination pour les voyages, la vitesse, l’envie de vivre, la littérature bien sûr, et puis un certain luxe, l’appartement où nous nous trouvons en témoigne. Il y a une différence : vous n’auriez peut-être pas épousé une antisémite.

BHL : Il y a deux choses que je trouve insupportables chez Morand. L’antisémitisme, bien sûr – pas seulement celui de sa femme, le sien. Mais aussi sa pingrerie, ce quelque chose d’étriqué qu’il avait et qui contredisait sa vision du monde. Cela étant dit, vivre vite, vivre sur plusieurs registres à la fois, ne pas dissimuler le plaisir que l’on éprouve à vivre ainsi, j’aime cela chez Morand. Beaucoup. Je pense, moi aussi, que la vitesse est une vertu. Je pense, moi aussi, qu’avoir plusieurs vies à la fois, éventuellement cloisonnées, est un bien. Et je pense, enfin, qu’il faut arrêter avec l’hypocrisie et que le goût de la vie n’est pas incompatible avec le travail d’écrivain. C’est peut-être l’un des rares points où les années qui passent m’ont un peu changé : je ne suis plus mal à l’aise avec ça ; j’ai acquis, par rapport à ça, une liberté beaucoup plus grande.

FB : Alors là, pardon, mais ce n’est pas comme ça que votre dernier livre a été perçu. Peut-être à cause de son titre Ennemis publics, il a donné l’impression d’une lamentation et d’une plainte face à des « meutes » de journalistes haineux. Ce livre a été mal compris ?

BHL : Par vous, là, sûrement. Car ce livre a deux auteurs, je vous le rappelle. L’un, Michel, dont on peut dire en effet, et à l’extrême rigueur, qu’il « se lamente ». Et l’autre, moi, qui lui dis en substance : « pas de quoi se lamenter ; un, tout ça n’est pas grave ; deux, ces gens sont des nains ; trois, c’est vous qui, à l’arrivée, l’emporterez parce que vous êtes un grand écrivain. » C’est, littéralement, ce que je lui réponds. Et me plaindre, me lamenter, réclamer justice, etc., non, franchement, ça n’a jamais été ni mon genre ni mon cas.

FB : Vous ne pensez pas que c’était une erreur de lui donner ce titre ? Personne ne vous considère comme un ennemi public. Mesrine est un ennemi public, pas vous.

BHL : Depuis quand un titre serait-il une erreur ou pas une erreur ? C’est le titre, voilà tout.

FB : Parce que moi je trouve le livre bien meilleur que son titre.

BHL : Eh bien tant mieux. Ce qui peut arriver de mieux à un écrivain c’est que ses livres soient plus intelligents que lui. Et ce qui peut arriver de mieux à un livre c’est qu’il soit meilleur que son titre.

FB : Est-ce qu’il n’y a pas eu aussi ce lancement secret qui a pu agacer aussi ?

BHL : Agacer ? Mais c’est parfait ! Quel bonheur et quelle chance ! Cela étant dit, soyons sérieux une demi-seconde et rétablissons les faits tels qu’ils sont. S’il y a eu « secret » c’est d’abord parce que, pendant longtemps, nous n’étions pas certains, Michel et moi, de vouloir publier ce livre. On l’a démarré quand ? A la Noël 2007, il me semble. Eh bien jusqu’en mai, peut-être juin, on était contents, c’était une vraie correspondance d’écrivains, sincère, en profondeur, et on ne se posait pas tellement la question de savoir si on publierait ou non. Et puis ensuite… Oui, ensuite, quand la décision a été prise, quand il a été clair que ça deviendrait un livre, il y a eu le film de Michel qui allait sortir et qu’il ne fallait pas gêner, auquel il fallait laisser toutes ses chances et que l’annonce du livre, si elle venait trop tôt, allait parasiter… Teresa Cremisi ne l’a jamais dit comme je vous le dis là. Et elle a accepté d’encaisser – ce qui est à son honneur – son lot d’insultes et de bassesses. La vérité est pourtant celle-là. Elle est aussi simple que cela.

FB : C’est toujours louche le secret… Récemment il y a eu un film qui n’a pas été montré à la presse, c’est le film d’Etienne Chatiliez, Agathe Cléry, et c’est toujours suspect quand un livre ou un film n’est pas montré. On se dit que ça doit être nul.

BHL : Oui. Sauf que le film de Michel était magnifique et que les critiques de cinéma ont été, comme souvent, grotesques. Cela dit, je vous le répète : où est le problème ? Être « suspect », qu’est-ce qu’on peut rêver de mieux pour un écrivain ?

FB : Le livre a été plutôt bien accueilli, mais mal compris.

BHL : Bien accueilli, oui. Mais pas trop mal compris, non plus. Après il y a eu, sur Internet, un énervement général… Mais ce n’est pas si grave.

FB : Ce livre est de ma faute puisque je vous ai présenté Michel Houellebecq lors d’un dîner mémorable à l’Esplanade. Je suis le principal coupable.

BHL : Voilà, oui. Vous êtes à l’origine de tout ça. Allez donc vous dénoncer à Bakchich.com.

FB : Continuons la chronologie. Après l’expédition au Bangladesh, le 27 mai 1977 à « Apostrophes », vous devenez le symbole de l’intellectuel médiatique, avec cette fameuse émission qui lance les nouveaux philosophes, qui lance votre deuxième, mais premier vrai essai, La Barbarie à visage humain, et les gens découvrent un type beau, jeune, excellent à l’oral, fils de riche, qui devient une célébrité instantanée. Je vous interdis de vous plaindre lors de notre entretien, mais c’est vrai que vous avez immédiatement suscité les jalousies.

BHL : Sur quel ton faut-il vous dire que je ne me plains jamais, absolument jamais, et par principe ? Cela étant dit, c’est vrai qu’il faut sans doute une vie pour payer ce que vous venez de décrire. Plus, peut-être, la deuxième vie, celle qui vient après la mort et où je continuerai, si cela se trouve, à solder mes derniers comptes…

FB : Vous auriez pu choisir de disparaître, de vous cacher, de faire comme Salinger. Là vous êtes devenu l’écrivain audiovisuel, l’écrivain qu’on voit, qu’on entend et qui s’agite. Et cela depuis 1977, ça fait trente-deux ans.

BHL : J’aurais « pu », comme vous dites. Mais cela ne m’amuse pas. Et puis, comment vous dire ? Les écrivains qui se cachent ont, par définition, quelque chose à cacher. Moi, c’est peut-être embêtant mais c’est comme ça : il se trouve que je n’ai rien à cacher… J’ajoute une chose. C’est vrai que je suis devenu ce que vous dites. Mais c’est vrai, aussi, que je suis un écrivain qui travaille, et qui travaille même beaucoup, seul au fond de sa mine, au bout de sa catacombe intérieure, et sans média pour enregistrer la performance ! Mes livres, on les aime ou on ne les aime pas. Mais ils sont là. Il y en a une trentaine. Ils avancent. Ils ne répètent pas trop. C’est un fait.

FB : Comme dans toute œuvre, c’est inégal, mais il y a certains livres incontestables. Par exemple, Les Derniers Jours de Charles Baudelaire et Le Siècle de Sartre. Je pense que ce sont les deux titres que les gens respectent le plus, et curieusement, deux livres écrits sur quelqu’un d’autre. Est-ce qu’aujourd’hui, en regardant votre bibliographie, vous avez le sentiment d’avoir plus travaillé ces deux-là ou est-ce que vous avez d’autres préférences ?

BHL : J’ai des préférences, oui. Mais ce ne sont pas ces deux-là. Je dirais plutôt, mon journal de la guerre de Bosnie, Le Lys et la Cendre ou encore…

FB : Pourquoi ? Parce que c’est du nouveau journalisme ? C’est subjectif ?

BHL : Mettons, oui. Du journalisme subjectif. Encore que la formule s’applique mieux à un autre de mes livres : celui sur les guerres oubliées. C’est peut-être lui, à tout prendre, le livre que je préfère.

FB : Pour la même raison ?

BHL : Oui. Et parce que c’est un livre pieux dont l’ambition est d’essayer de réparer l’irréparable même, c’est-à-dire ces hécatombes de morts sans nombre, sans nom, sans tombe, sans visage. C’est ça, l’objet de ce livre. C’est de donner une petite tombe de papier aux morts du Burundi, du Sud-Soudan, de Colombie. C’est de rendre leurs noms à quelques-uns de ces gens qui sont morts sans trace, sans la moindre archive consignée où que ce soit. Voyez-vous : cette situation-là, la situation de pays où les morts se comptent à cent mille près, où on ne connaît pas leurs visages, où leurs noms mêmes ne sont inscrits nulle part et où il n’y a pas de lieux où les vivants puissent se recueillir et pleurer, c’est, pour moi, la damnation absolue. « Je suis le tombeau de mon père », disait Baudelaire dont le père, comme vous savez, était un prêtre défroqué jeté à la fosse commune. Eh bien les gens auxquels je m’intéresse dans ce livre, ce sont des millions de François Baudelaire, des millions… Et puis il y a un troisième livre encore que j’aime, peut-être pour la même raison, c’est mon livre sur Daniel Pearl…

FB : Ce sont trois livres que vous avez appelés des « romanquêtes », mais en fait c’est du « non fiction novel ». C’est ce qu’a fait Truman Capote avec De sang-froid en 1966…

BHL : Oui et non. Le Pearl est d’abord une enquête – fouillée, serrée et obéissant (sauf dans un chapitre – celui où j’imagine le monologue intérieur de Pearl avant la mise à mort) aux canons du journalisme le plus exigeant. Le livre sur la Bosnie est un journal, vraiment un journal, le journal que j’ai tenu pendant les quatre années terribles de la guerre de Bosnie, avec juste ablation des pages les plus intimes. Et quant au livre sur les guerres oubliées, c’est un livre construit un peu à la manière de Nabokov dans Feu pâle : un long texte principal, hérissé d’appels de notes qui renvoient aux 300 et quelques pages suivantes.

FB : Et vous ne citez pas Le Diable en tête qui a eu le prix Médicis en 1984, ni Les Derniers Jours de Charles Baudelaire, qui a eu le prix Interallié en 1988.

BHL : En effet, non. Pas aujourd’hui. Revenez demain. Je suis parfois capricieux, vous savez

FB : Et pas Le Siècle de Sartre ? Je me souviens très bien que c’était votre grand retour en l’an 2000, la dernière fois qu’il y a eu vraiment complète unanimité sur un de vos livres…

BHL : Justement !

FB : Justement, pas besoin de s’en occuper, Sartre n’a pas besoin d’aide ?

BHL : Non. Justement, ce genre d’unanimité me semble, pour le coup, bizarre.

FB : La récompense de la sueur, parce qu’on sentait que vous aviez bossé ?

BHL : Peut-être, oui. 500 pages… Des chapitres sur Heidegger… Une relecture de la Critique de la raison dialectique… C’est vrai que les gens étaient contents. Surtout après l’aventure du Jour et la Nuit, mon film avec Alain Delon, qui m’avait laminé…

FB : La Barbarie à visage humain et ce mouvement des nouveaux philosophes, c’était une critique du communisme. En 1989 et 1991 le communisme a chuté à part en Chine, en Corée du Nord et à Cuba, mais maintenant ça n’existe quasiment plus, et vous auriez pu, à ce tournant-là, essayer de critiquer le capitalisme, essayer de voir ce qui n’allait pas dans notre système à nous et qui est démontré aujourd’hui. Au lieu de ça, vous avez trouvé un nouvel ennemi qui est le terrorisme islamiste que vous avez baptisé « fascislamisme ». Pourquoi ne pas avoir eu envie d’analyser ce qui n’allait pas dans notre système occidental ? Vous qui allez souvent aux États-Unis, vous avez dû en croiser de ces traders complètement cocaïnés qui ont ruiné la planète !

BHL : Vous avez raison. Mais, d’abord, la vie est courte et on ne peut pas tout faire.

FB : [Rires.]

BHL : Et puis, ensuite, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Le « fascislamisme » me semble un danger quand même plus sérieux que l’ultra-libéralisme.

FB : Notre propre système est en train de s’effondrer, quand même.

BHL : Je ne crois pas. Il est en train de se réformer, de se réguler, de se débarrasser de ses escrocs, de les clouer au pilori, de se donner des systèmes d’alerte plus sophistiqués et à la hauteur de l’extraordinaire sophistication à laquelle étaient parvenus les « traders » dont vous parlez. Mais que le capitalisme soit en train de s’effondrer – là, non, ne rêvez pas…

FB : Ça, c’est quelque chose dont on n’a jamais parlé tous les deux. Moi, j’ai senti quand j’ai écrit contre la pub que vous vous en foutiez carrément. Vous pensez que c’est une fausse menace, que l’on vit dans des pays complètement libres, démocratiques ?

BHL : Non, bien sûr. Je crois juste que la société idéale n’existe pas, qu’il faut renoncer à la viser et même à l’espérer et que la politique la moins criminelle est celle qui s’en tient au moindre mal. Alors voilà. La dictature de l’image, la tyrannie de la marchandise, la pub, peut-être que c’est mal ; mais c’est un moindre mal. Peut-être qu’il faut éviter de se prosterner devant ces idoles ; mais ce n’est pas non plus le fascisme. Peut-être qu’il faut les critiquer et j’ai d’ailleurs écrit trente-six mille textes plaidant pour la taxe Tobin, contre le capitalisme prédateur, etc. ; mais…

FB :… mais vous êtes davantage préoccupé par la montée d’un nouveau fascisme intégriste.

BHL : Oui. Je pense que l’humanité contemporaine a eu à faire face à trois menaces mortelles : le nazisme, le communisme et, maintenant, la version intégriste de l’Islam, qui est une version arabe du fascisme. Vous m’avez bien entendu, n’est-ce pas ? Dans « fascislamisme », le mot important ce n’est pas « islam », c’est « fascisme ». L’affaire, autrement dit, n’est pas religieuse mais politique – et il faut la traiter politiquement.

FB : Quelle est la dernière fois que vous avez vu Barack Obama ?

BHL : Il y a deux ans et demi à Chicago.

FB : Quand vous avez écrit American Vertigo ?

BHL : Non, ça c’est la première fois, deux ans plus tôt, le soir de la Convention de Boston et de son tout premier grand discours. Je vais encore avoir l’air de la ramener. Mais que voulez-vous ? C’est la stricte vérité. Je dois être le premier à avoir imprimé, dans un journal américain, que cet homme finirait président des États-Unis. L’article s’appelait « A black Clinton ». A l’origine, et pour être exact, il devait s’appeler « A black Kennedy ». Et ce sont les éditeurs du journal qui m’ont dit : « vos marottes, d’accord ; mais là, vous charriez ; pas touche à Kennedy… »

FB : Vous ne l’avez pas eu au téléphone depuis ? Il faut le lui rappeler, ça !

BHL : Peut-être qu’il s’en souvient, qui sait ? Quand l’artiste italien Francesco Vezzoli a fait, pour la Biennale de Venise, sa fameuse installation où nous jouions, Sharon Stone et moi, deux faux candidats disputant une fausse campagne présidentielle, il voulait que nous soyons aussi crédibles que possible et a fait venir, à Los Angeles, pour Sharon, les conseillers de Bush et à Paris, pour moi, quelques-uns des futurs conseillers d’Obama qui, à l’époque, il faut bien le dire, n’avaient pas encore grand-chose à faire…

FB : Il faut rétablir le contact avec ce monsieur pour lui dire de contribuer à créer un Etat palestinien de toute urgence. Ce que peu de gens savent, car tout le monde vous imagine soutenant Israël inconditionnellement, c’est que vous êtes pour un Etat palestinien.

BHL : Je soutiens absolument Israël. Mais c’est vrai que, depuis plus de quarante ans maintenant, je milite pour que justice soit faite au peuple palestinien. La seule chose c’est : pas n’importe quel Etat palestinien… Pas un Etat palestinien qui serait une base avancée de l’Iran… Pas un Etat palestinien qui serait une rampe de lancement de missiles contre l’Etat juif… Pas un Etat non plus qui, en Égypte, et par contagion, imposerait la loi des Frères Musulmans et ferait de l’Égypte un équivalent, en zone sunnite, de ce qu’est l’Iran en zone chiite… C’est ça l’enjeu stratégique de cette affaire. C’est ça qui, par-delà Israël, se joue dans ce drame. Est-ce que l’Égypte deviendra au sunnisme ce que l’Iran est au chiisme ?

FB : [Rires.] Pardonnez-moi mais je n’y comprends rien… Moi je suis plus sensible à d’autres questions, je trouve dingue qu’un écrivain se sente obligé d’être super calé en géopolitique internationale.

BHL : Tant mieux pour vous. Mais pour les femmes égyptiennes à qui on demandera peut-être, un jour, de se revoiler, pour celles qu’on recommencera de lapider parce qu’elles auront regardé un autre homme, pour les petites filles qu’on enterrera vivantes, comme au Pakistan, parce qu’elles auront refusé d’être mariées de force à l’âge de 8 ans, la chose, malheureusement, n’est ni « calée » ni « marrante » : elle est juste terrible – et c’est autre chose, croyez-moi, que la dictature de la marchandise.

FB : Je pense que maintenant il est temps pour vous de devenir Cioran. Vous devez n’écrire que des aphorismes glacés et nihilistes, et arrêter de parler du chiisme et du sunnisme. Vous n’êtes pas d’accord ?

BHL : [Rires.] Je crois qu’il est surtout temps de faire ce qui me chante. Je ne calcule pas ces choses. Je n’ai pas de stratégie. Je ne suis pas un mauvais tacticien, mais je ne fais pas de stratégie.

FB : Ce que vous dites c’est que vous faites ce qui vous plaît, et puis c’est tout. On ne va donc pas vous forcer.

BHL : Voilà. Un écrivain se doit d’être, un peu, tacticien car sinon il serait balayé, marginalisé, enseveli sous les tombereaux d’ordures qu’on lui balance sur la tête. Mais, pour le reste, il faut faire comme ça vient.

FB : Pas de retour au roman ?

BHL : Si, bien sûr. J’ai un roman en chantier depuis des années et des années, mais perpétuellement différé. C’est vrai que c’est le mauvais côté de ma vie : je suis toujours pris par autre chose.

FB : Vous écrivez un roman depuis si longtemps ?! Il va être volumineux !

BHL : Ou, au contraire, complètement émincé, réduit au minimum – qui sait ?

FB : Oui, mais regardez, on pourrait vous dire qu’un vrai romancier doit faire passer son roman avant tout le reste. Moi si j’écris un roman, il peut y avoir la guerre en Afghanistan, je continue à écrire mon roman sur « ma femme, cette grosse pute ».

BHL : D’accord. Sauf que, pour moi, les livres qui sont venus à la place sont, aussi, des livres qui me paraissaient importants.

FB : Le roman passe après.

BHL : Si vous voulez. Mais on pourrait dire aussi que c’est comme ça que les choses doivent se passer, que les livres viennent à leur heure et que ce troisième roman viendra quand il sera mûr. Est-ce qu’on sait quand c’est le moment et quand ça ne l’est pas ? Est-ce qu’on ne s’invente pas des tas de raisons de différer un livre, juste parce qu’il n’est pas prêt, que la vie n’a pas achevé de faire son travail ?

FB : Il y a quand même une évolution, c’est que vous avez toujours refusé de parler de vous-même, sauf dans un texte que j’aime beaucoup qui s’appelle Comédie, mais qui est une fausse confession. C’est vous qui le dites : dans Ennemis publics vous expliquez que Comédie n’est pas vraiment sincère, que c’était un nouveau masque sur le masque. Et pour la première fois dans Ennemis publics, il y a une vraie autobiographie, il y a des scènes personnelles, ce qu’on ne trouvait jamais chez vous. Donc, quand même vous évoluez, allez-vous devenir un écrivain autofictif, une sorte de mélange de Chateaubriand et d’Annie Ernaux ?

BHL : Ennemis publics est un livre auquel je tiens énormément. Mais ne vous méprenez pas. Et n’en tirez pas de conclusions hâtives. Il ne tient que par le face-à-face avec Houellebecq. Jamais sans lui, Michel, je n’aurais dit – et jamais je ne dirai plus – ce que j’y dis.

FB : Pourquoi ce refus ?

BHL : Parce que ça ne m’intéresse pas. Parler de moi m’ennuie.

FB : C’est étrange, on peut même se dire que c’est paradoxal. Parce que vous avez quand même un certain exhibitionnisme public et en même temps une pudeur littéraire.

BHL : Oui. Mais c’est l’aspect littéraire qui compte – vous ne croyez pas ? Ma loi, en littérature, c’est : « après vous ».

FB : Après vous qui ? Lecteurs ?

BHL : Non. Vous, c’est Sartre, c’est Baudelaire, c’est Daniel Pearl, c’est les anti-héros des guerres oubliées, c’est les Bosniaques, c’est mon voisin, mon prochain, mon ennemi, mon ami – c’est n’importe qui, en fait, sauf moi. C’est ainsi.

FB : Vous dites « je » quand même.

BHL : Oui. Mais ça, c’est une question de simple honnêteté. Il est important de savoir qui parle, quel corps, quelle âme incarnée, quel sujet. Il y a des philosophes qui font comme s’ils étaient des purs esprits, désincarnés, vivant dans un ciel d’idées platoniciennes. Ils ont tort. Et la probité exige que l’on dise : « voilà ; c’est moi qui parle ; ce corps étroitement situé, déterminé, névrosé ; et il est important de le préciser. »

FB : Oui, enfin moi je pourrais vous donner une autre hypothèse que je suis en train d’élaborer. C’est que vous manqueriez de confiance en vous, et que vous auriez ce besoin de vous tenir chaud en compagnie de Charles Baudelaire, de Jean-Paul Sartre, de Daniel Pearl, par peur de vraiment affronter Bernard-Henri. Là, on est dans du Jacques Chancel, énorme !

BHL : Oui. Peut-être peut-on dire ça. Mais, franchement, je ne le crois pas. Ce n’est pas une question de confiance, c’est une question de curiosité. Et je n’ai pas la curiosité de moi, voilà tout. Les choses sont finalement assez cohérentes, vous savez. Je n’ai jamais fait de psychanalyse. Je n’écris jamais de lettres. A part à Houellebecq, je n’écris quasiment jamais à personne. Et j’ajoute que, si j’ai des états d’âme, des petits secrets, des chagrins, je n’embête jamais personne avec ça, je ne les confie à personne – même pas à mes meilleurs amis et encore moins à moi-même…

FB : Mais vous tenez votre journal.

BHL : Oui. Mais c’est un journal. Et il sera instantanément détruit si je meurs demain matin.

FB : C’est étonnant quelqu’un qui arrive à parler de lui sans parler de lui. Vous devez quand même dire des choses dans votre journal.

BHL : Tout, oui. Tout ce qu’il est possible de dire.

FB : Il sera publié ?

BHL : Justement non. Et c’est pour ça, je vous le répète, c’est parce que je sais cela, que je peux le tenir.

FB : Alors ça sert à quoi ? A clarifier les choses sur le papier ?

BHL : Ça sert à faire Le Lys et la Cendre. Ça a servi de matière première, jadis, à mes romans. C’est un gisement, si vous voulez, où je puise régulièrement et où je puiserai peut-être, un jour, la matière d’un livre ultime. Mais c’est ce que je raconte à Houellebecq : le rendre public en l’état, il n’en est tout simplement pas question. Et c’est pourquoi j’ai mis au point tout un dispositif, un peu complexe mais sûr, de destruction en cas de pépin…

FB : Cela va être du boulot pour votre secrétaire de passer tout ça au broyeur. Est-ce que notre entretien sera dans ce journal ?

BHL : Tout y est. Tous les jours. Religieusement. Le matin très tôt. Le soir très tard. Sur le répondeur téléphonique de la jeune femme que vous avez vue et qui, en arrivant, le matin, tape… Alors pourquoi pas notre conversation ?

FB : C’est la méthode Andy Warhol. C’est comme ça qu’Andy Warhol a tenu son journal, par téléphone.

BHL : Warhol dictait à Pat Hackett. Moi, c’est un peu différent. Je dicte à un répondeur que ma Pat Hackett à moi, qui s’appelle Joëlle Habert, débobinera chaque matin, mais sans jamais m’en parler, sans jamais m’en faire commentaire. Trois lignes, dix pages, ça dépend – mais par le truchement, toujours, de la machine.

FB : Il y a beaucoup de choses de votre vie privée.

BHL : Oui, bien sûr. La mienne. Mais aussi celle des autres. Sans parler des quelques univers que les quarante dernières années m’ont permis de traverser ou côtoyer. Beaucoup d’informations. Beaucoup de conversations. Beaucoup d’« envers de l’histoire contemporaine ». Mais, pour cette raison même, impubliable. La règle, autrement dit, ne bouge pas : après vous… misérable tas de secrets… le moi est haïssable, etc…

FB : Enfin, vous ne pouvez pas dire que vous n’aimez pas Montaigne, Proust, Benjamin Constant ou Jean-Jacques Rousseau !

BHL : Justement. Ce ne sont pas mes écrivains préférés. Je lis plus volontiers Montesquieu, Malraux, Baudelaire ou Voltaire. Sans parler du Hemingway qui raconte la guerre d’Espagne et ne se met jamais au centre du tableau. Sans parler de Malaparte et de ce Kaputt qui est, pour moi, un des plus grands livres du XXe siècle. Et sans parler, enfin, et pour en rester au même XXe siècle, du plus sous-estimé de ses écrivains : l’Aragon des Cloches de Bâle ou des Voyageurs de l’impériale. J’en suis là. Peut-être dans vingt ans vous dirai-je le contraire. Mais, pour l’heure, j’en suis là.

FB : Bien, le magazine GQ fête ses un an avec un numéro spécial élégance. Quelle est votre définition de l’élégance ?

BHL : Pour un homme ou pour une femme ?

FB : Pour un homme.

BHL : Qu’elle ne se voie pas, qu’elle soit aussi peu bavarde, aussi peu explicite, que possible.

FB : C’est une des définitions du dandysme. Vous faites partie des très rares personnes connues en France, peut-être avec Thierry Ardisson, qui portent un uniforme. Vous le portez aujourd’hui. C’est cette chemise blanche un peu ouverte, parfois très ouverte, ça dépend de l’heure et de l’endroit. Vous la portiez déjà dans l’émission de 1977. Quand est-ce que vous avez opté pour la chemise blanche ?

BHL : Je ne sais pas. Toujours.

FB : Se vêtir toujours de la même façon est-il une manière d’arrêter de réfléchir à cette question ?

BHL : Naturellement.

FB : La question est réglée depuis quarante ans ?

BHL : Ça doit être ça, oui. A 20 ans, je devais détester les chemises à carreaux, les chemises de couleur, etc. – donc voilà…

FB : Et pas de cravate, jamais.

BHL : Non, jamais. Mais ça c’est de l’ordre de la névrose. La cravate m’étrangle. Elle me donne l’impression d’étouffer.

FB : C’est peut-être une manière de vous souvenir de vos origines ensoleillées.

BHL : Peut-être. J’aime le soleil. Et j’aime, comme tous les gens qui aiment le soleil, être habillé le moins possible. Je vais d’ailleurs vous faire une confidence qui n’a, quand j’y pense, pas grand-chose à voir avec mes origines ensoleillées puisque c’est aussi, sauf erreur, le cas de Jean d’Ormesson : quand je travaille, quand j’écris, c’est généralement nu.

FB : Vous savez que vous nous formulez le gros titre de l’article : « BHL : Je travaille généralement nu ! » C’est trop tard, tant pis pour vous. Vous êtes souvent en costume noir. Là, vous portez un costume en velours lisse. Et la chemise vient d’où ?

BHL : Je ne sais pas… Comme toutes mes chemises, je pense : de chez Charvet.

FB : C’est marrant. Parce que moi, tous les matins, je suis obligé de me demander comment je vais m’habiller. Je perds un temps fou. Je ne dis pas que j’y passe la matinée, mais… Par exemple aujourd’hui j’ai mis ce pull et ce polo, je me pose des questions emmerdantes mais parfois amusantes.

BHL : Vous voulez dire que vous avez beaucoup réfléchi pour vous habiller… comme ça ?

FB : [Rires.] Salaud ! Les lecteurs vont être étonnés : tiens, BHL balance des vannes ! Là, nous faisons un entretien au mois de janvier, il fait 0 degré, vous allez vous balader dans la rue avec une chemise ouverte, quasiment torse nu. Vous ne prenez pas froid ?

BHL : Rarement.

FB : Vous êtes un mystère de la science.

BHL : J’ai un drôle de rapport à la température, c’est vrai.

FB : Vous avez chaud même quand vous crapahutez dans la neige en Géorgie ?

BHL : Je ne suis pas sûr qu’il y ait tellement de neige en Géorgie. Mais c’est vrai, aussi, que je porte rarement un manteau.

FB : Vous êtes une sorte d’animal à sang chaud. C’est étrange.

BHL : Chambres froides… J’aime dormir dans des chambres froides… Relisez Baudelaire !

FB : Ah, et beaucoup d’air conditionné ?

BHL : Ah oui, j’aime bien l’air conditionné.

FB : Comme Johnny Hallyday. Johnny il veut toujours l’air conditionné glacé.

BHL : Eh bien voilà une raison de plus, et que j’ignorais, de trouver Johnny Hallyday sympathique.

FB : Sinon, est-ce que vous avez des bonnes adresses dans les endroits où vous allez. Il y a New York, Paris, Marrakech…

BHL : Marrakech, je n’y vais plus tellement.

FB : Pourquoi ? Vous aviez racheté la maison d’Alain Delon. Vous l’avez toujours ?

BHL : Naturellement.

FB : Et vous n’y allez plus quand même.

BHL : Non. Je passe du temps à New York. Et dans le Midi de la France, à Saint-Paul.

FB : Vous avez une maison ou vous allez à la Colombe d’Or ?

BHL : Les deux, mon capitaine.

FB : Et Tanger ? Il y a eu un documentaire sur une maison à Tanger construite par Andrée Putman…

BHL : Oui. Mais, là, c’est vraiment ridicule : j’y suis allé une fois trois jours.

FB : [Rires.] Mais pourquoi ?

BHL : Je ne sais pas… Pas le temps, je suppose…

FB : Vous êtes comme Cadet Rousselle, vous avez des maisons extraordinaires sur lesquelles on fait des films, et vous n’y allez pas.

BHL : J’irai un jour. Elles sont là.

FB : Et les bonnes adresses à New York ?

BHL : Pardon. Mais, là aussi, je suis nul. Quand je suis à New York, je ne bouge quasiment pas. J’ai un endroit…

FB : C’est là où je vous ai croisé ?

BHL : C’est là où j’habite, oui, à l’hôtel Carlyle et…

FB : Je vous ai aussi croisé au Waverly Inn, le restaurant de Graydon Carter.

BHL : Ah oui. Ça, c’est autre chose. Mais c’est rare que je bouge du Carlyle.

FB : Je dis ça, parce que nous sommes dans un magazine de Conde Nast et il faut rendre hommage au patron de Vanity Fair qui est votre ami.

BHL : Même si ce n’était pas un ami, et même si nous ne parlions pas pour un magazine de Conde Nast, je rendrais hommage à Graydon qui fait un des meilleurs magazines au monde.

FB : Et à Paris vous allez où ?

BHL : Vous voulez dire quoi ? Quels restaurants ? Tout dépend de ce dont j’ai envie. Car c’est comme pour les chemises. J’ai réglé le problème une fois pour toutes. Je ne regarde pas la carte pour savoir ce que je vais manger, je décide du restaurant en fonction de ce que je sais que j’ai envie de manger. Selon que j’ai envie de lentilles, d’un soufflé, de poisson, d’une salade de soja, je vais au Mathis, au Récamier, chez Gaya ou au chinois en bas de chez moi. Voilà. Ça évite de s’embêter à lire des menus en général chichiteux. Autrefois, d’ailleurs, j’avais un test que j’appelais « le test de la pouffiasse » : si je dînais avec une fille qui hésitait pendant des plombes avant de décider ce qu’elle allait prendre, c’était assez mal barré. Et si je lui disais « prenez donc de la morue aux épinards » et qu’elle s’abîmait dans une contemplation encore plus sidérée de la carte en me demandant d’une voix éteinte « ouchais, j’voispas », ça devenait carrément rédhibitoire.

FB : Et Arielle Dombasle, elle choisit vite alors ?

BHL : Très.

FB : Je finis toujours mes entretiens par une question sur les drogues. C’est amusant. Par exemple j’ai appris, comme ça, que Houellebecq avait essayé l’héro, Finkielkraut le LSD… Vous, vous avez souvent raconté que vous prenez des amphétamines pour écrire.

BHL : Plus maintenant. Les effets secondaires sont trop dangereux. Je me suis plutôt mis, du coup, à la cortisone. Quant à l’héro, au LSD, tout ça, j’ai toujours évité. La seule chose c’est, au Mexique, il y a quarante ans, un peu de champignons hallucinogènes…

FB : Comme Le Clézio !

BHL : Ça a un avantage : on discute avec les morts. C’est vrai : on change complètement de coordonnées temporelles et on se met à être contemporain de tout un monde de morts et de spectres. Mais je n’aime pas parler de ça. Ça choque mes enfants.

FB : Cela dit, vos maîtres Malraux et Sartre ne se gênaient pas… Captagon pour l’un, cocaïne pour l’autre.

BHL : Je sais. Et ils ont eu raison. Car ils ont ruiné leur santé, d’accord. Mais ça leur a permis de nous laisser des chefs-d’œuvre. Ils servent à quoi, les écrivains ? A ménager leur santé ou à écrire des grands livres ?

FB : A propos de santé, et pour conclure notre entrevue, n’êtes-vous pas choqué par toutes les mesures de protection de la santé publique ? On ne peut plus fumer nulle part, on met en prison les consommateurs de drogue, tout devient interdit…

BHL : C’est vrai, oui, ce n’est pas bon. Il y a là une obsession hygiéniste qui est de mauvais aloi. C’est d’ailleurs une des thèses que j’ai développées depuis trente ans : s’il y a bien une source commune à toutes les tentations totalitaires, c’est cet hygiénisme, cette volonté de guérir. Alors, nous n’en sommes pas là, bien sûr. Nous en sommes même très loin. Mais bon. Arrière, la volonté de guérir !

FB : Je suis heureux de cette conclusion. Nous avons enfin trouvé une grande cause commune.


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