CATHERINE MILLET et JACQUES HENRIC : Nous avons été frappés lors de votre passage à l’émission de Daniel Picouly « Le Café littéraire » [sur France 2, le 10 octobre 2008], notamment après les interventions de quelques délégués de la « meute », comme vous l’appelez, qui vous poursuit l’un et l’autre depuis des années, de votre calme, votre sérénité. Seriez-vous dans l’esprit de deux combattants, habituellement pugnaces, se rendant compte, après la publication de votre correspondance et l’écho qu’elle suscite, que vous avez gagné, sinon la guerre, du moins une bataille décisive ? Le ton de cette émission était d’ailleurs celui de votre échange écrit, qui semble obéir à une sorte de principe de délicatesse entre vous.

MICHEL HOUELLEBECQ : L’estime que nous avions l’un pour l’autre, littéraire au début, s’est muée au cours de cette correspondance en estime morale. Je dirais qu’on écrit pour être estimé, non par tout le monde, mais par les gens qu’on estime soi-même. Et en ce moment, c’est vrai, nous sommes assez sereins.

BERNARD-HENRI LÉVY : C’est vrai, oui, que cette correspondance a été une sorte de miracle. S’écrire ainsi, avec gravité, dans le silence et le secret, crée un espace de parole tout à fait singulier qui déborde les frontières du livre. Est-ce que nous avons gagné une bataille ? Je ne sais pas. Ce que nous avons gagné, c’est cet espace dont je vous parle et qui, à mes yeux, est mille fois plus important.

Ajoutons que la nature de votre dialogue a eu de l’effet sur la télévision elle- même. Une émission d’une heure et demie, où deux auteurs discutent entre eux de manière aussi tranquille, c’est exceptionnel. C’est intéressant de constater qu’un livre qui a souvent pour cible les médias a le pouvoir de les transformer.

MH : Si on est optimiste, on peut dire ça. L’émission a fait une grosse impression sur la presse étrangère.

BHL : On le doit à Daniel Picouly. Il s’est passé quelque chose hier soir, vraiment, et on le lui doit : professionnalisme, écoute et respect des écrivains – il était parfait.

MH : Et puis il a travaillé, tout simplement. Il a lu le livre.

BHL : Je précise que ce livre aura eu, quoi qu’il arrive, une vraie importance dans ma vie. Parce qu’il m’a permis une liberté que je me suis rarement autorisée. Parce qu’il a débloqué, peut-être aussi, un désir de roman qui était gelé, en moi, depuis vingt ans. Michel a ce talent de provoquer la confidence. Il l’a avec les touristes sexuels en Thaïlande. Eh bien il l’a eu, aussi, avec moi !

MH : Une question, Bernard, sur le judaïsme. Parce que, dans le livre, je ne vous ai pas vraiment poussé dans vos retranchements. Votre judaïsme sans Dieu est-il bien orthodoxe ? Qu’en pensent les autorités ?

BHL : Ce n’est pas une question de judaïsme sans Dieu. C’est la question même de Dieu, la définition de Dieu comme objet d’ontologie, qui n’est pas une question juive. Le judaïsme n’est pas une religion. La question que le juif pose à Dieu n’est pas celle de son existence. Et quand vous regardez, d’ailleurs, la modernité juive, c’est-à-dire les courants qui apparaissent au XVIIIe siècle, vous en distinguez trois. D’abord, bien sûr, les lumières juives. Ensuite le hassidisme, avec sa communion joyeuse, extatique, avec l’Unique – mais avec, aussi, les effets pervers, parfois terrifiants, qu’il va avoir : je pense à ces sous-produits du hassidisme que sont les messianismes fous du type Sabbataï Zevi. Et puis vous avez enfin, en réaction à ces mouvements erratiques, apocalyptiques, violents, une tout autre école qui est celle du Gaon de Vilna, puis de Rabbi Haïm de Volozine et qui, en gros, en très gros, nous dit que s’il fallait absolument choisir entre l’esprit et la lettre, entre la foi et l’étude, entre un ignorant qui a la foi et un savant qui ne l’a pas, c’est le savant, l’homme d’étude et de lettres qu’il faudrait, à l’extrême limite, choisir.

MH : Bon, bon, j’ai ma réponse. Les lettres que je préfère dans ce livre, ce sont moi aussi celles où je raconte des choses que je n’ai jamais racontées, notamment ma tentative de conversion au catholicisme ; ce sont même des choses dont je ne me souvenais pas et auxquelles, en tout cas, je ne pensais plus jamais avant d’entamer cette correspondance. La question de l’existence de Dieu est pour moi indépassable. Si Pascal me bouleverse, c’est que je le sens par moments athée. Il est, comme écrivain, le premier parmi les grands à avoir pensé l’athéisme comme possible, le premier à avoir entrevu une vision du monde dont Dieu était absent. Peut-être est-ce là le tournant décisif de la culture occidentale. Si je réfléchis sur ma tentation catholique, il y avait pour une part les effets d’une émotion collective. Je croyais en Dieu pendant cinq minutes, à chaque messe. Ce primat de l’émotion peut avoir des conséquences dangereuses, il peut conduire à ce qui ressemble au hassidisme, à savoir les charismatiques – un enthousiasme incontrôlé, qui ramène à la folie. Mais, d’autre part, ce qui peut marcher aussi est une identification à la figure du Christ. Le fait de sentir son propre destin, et celui de tout homme, comme pouvant s’identifier à celui du Christ. Je parvenais ainsi à être chrétien, pendant une heure au maximum. J’ai un souvenir fort d’un pèlerinage de Chartres auquel j’ai participé. Là, j’ai vraiment cru en Dieu, deux ou trois heures.

Ce que vous décrivez, l’un et l’autre, du phénomène de la meute qui s’en prend à un bouc émissaire n’est pas sans rappeler la logique christique. Vos souvenirs d’enfance respectifs laissent entendre que vous avez compris très tôt comment fonctionne toute société…

MH : En tout cas, le positif, c’est que ça m’a beaucoup rapproché des filles. Ça a l’air plus gentil, les filles. Bon, dans un internat de filles, on peut constater des choses désagréables, des moqueries du genre : « Ah, t’as vu la grosse sous la douche ! » Mais c’est tout de même moins violent que chez les garçons, les humiliations à base d’excréments qui les amusent tant. Ça vous laisse une sale image de l’humanité.

BHL : J’ai eu l’occasion d’observer, au moment de mes reportages sur les guerres oubliées, le phénomène des enfants soldats. Et j’ai été vraiment frappé par le fait que la cruauté, la violence, l’absence de limite et de censure dans le déchaînement barbare ne sont jamais aussi nettes que dans cette humanité à l’état naissant. Pas besoin de droguer les enfants soldats pour qu’ils montent aux extrêmes. Même pas besoin de les endoctriner, de leur laver le cerveau, pour qu’ils aillent éventrer leurs adversaires ou se faire sauter dans un champ de mines. C’est un peu le cas limite de la « meute », c’est vrai. Mais c’est un cas d’autant plus éloquent. Et c’est pour comprendre des choses comme ça que, au fond, je suis devenu philosophe.

MH : Curieusement, des expériences proches m’ont conduit, moi, vers la biologie. J’ai passé beaucoup de temps à étudier ce qui se passait dans les sociétés animales, comment se réglaient les conflits, les problèmes de dominance. La lecture du livre de Pérez-Reverte, Le Peintre de batailles, m’a passionné parce qu’il posait la question de savoir pourquoi l’homme pouvait être si cruel – chez les animaux, les conflits débouchent plus rarement sur le meurtre, et la torture y est inconnue (à l’exception, peut-être, de certains singes). C’est que l’homme est intelligent, conclut Pérez-Reverte, et qu’il y a un grand rapport entre l’intelligence et le mal.

Revenons sur les attaques dont vous avez été l’objet l’un et l’autre. Vous évoquez les images stéréotypées, caricaturales qu’une certaine presse véhicule de vous, de vos personnages publics, mais vous parlez peu des raisons de fond de cette hostilité massive, à savoir le contenu de vos livres. Qu’est-ce qui, selon vous, dans vos romans, vos essais, dérange à ce point ? Parce que ce ne sont pas que ces besogneux du journalisme qui vous aboient aux chausses depuis des décennies et que vous étrillez dans Ennemis publics, c’est aussi un certain clergé intellectuel, littéraire ou philosophique. Faut-il rappeler ce phénomène, rarissime dans le débat intellectuel dont la France est coutumière, de l’existence d’une pétition de grands intellectuels destinés à disqualifier Bernard ? Même question à l’adresse de Michel.

MH : Première réponse : les tirages, la reconnaissance internationale provoquent de la jalousie… Ce n’est pas une raison de fond, et c’est toujours déplaisant et immodeste de l’évoquer, mais il faut le reconnaître : ça joue. Sur le fond, en ce qui me concerne, il me semble que tout remonte à Extension du domaine de la lutte : je crois que ce livre ne serait tout simplement pas publié aujourd’hui. Il l’avait été déjà difficilement à l’époque. Je n’étais pourtant pas un inconnu, j’avais publié trois livres, mais j’ai mis deux ans à trouver un éditeur pour celui-ci. Sans Maurice Nadeau, il n’aurait pas vu le jour… Mes livres contiennent un message déprimant sur l’époque, et c’est le dernier moment où on a accepté de l’entendre. Quand ça va mal, les gens acceptent du déprimant, mais quand ça va encore plus mal ils exigent des bons sentiments, des fins heureuses, du rêve. Quand la France était en expansion économique, à l’époque des Trente Glorieuses, on consommait du Beckett sans problème. Il y a une limite à ce qu’un pays, à un moment donné, peut supporter de ses écrivains, parce que ce sont toujours eux, évidemment, qui vont le plus loin dans l’analyse des causes du malaise.

BHL : La pétition à laquelle vous faites allusion allait très loin. Il ne s’agissait pas seulement de me disqualifier mais de m’écarter du débat public, de m’exclure. Ne demandait-elle pas instamment aux modernes directeurs de conscience (sic) qu’étaient Pivot, Revel, Jean Daniel et quelques autres de m’éliminer, moi et mes livres, de la scène intellectuelle ? Alors, l’origine de ça ce sont les questions de jalousie, sans doute. Mais il y a aussi, en amont, des vrais crimes de pensée. Dans mon cas, il y en a eu trois, correspondant à mes trois premiers livres – et dont je suis, je dois dire, assez fier. Premier crime : La Barbarie à visage humain et ses thèses, difficilement audibles à l’époque, sur la misère du progressisme. Second crime : Le Testament de Dieu, qui parlait de la Bible et du grand avantage qu’il y aurait à en traiter les énoncés comme des énoncés philosophiques de plein régime et de plein droit. Et troisième crime enfin, peut-être le pire : L’Idéologie française qui montrait que Vichy avait commencé cinquante ans avant Vichy, qu’il continuait trente ans après et que c’était une tendance lourde de la pensée française. Quand, très jeune, vous commettez ces trois crimes-là, vous le payez toute votre vie.

MH : Ce que je trouve intéressant et assez récent, c’est la convergence de nos ennemis, notamment ceux qui appartiennent à cette ultra-gauche antisémite, qui nous haïssent tous les deux, pour de très bonnes raisons d’ailleurs, et nous en avons autant à leur service. Siné en est un bon exemple, oui, oui – je m’étais dit qu’il ne fallait pas que j’oublie d’insulter Siné ! Il faut lire Taguieff sur ce nouvel antisémitisme, c’est très instructif.

On oublie en France que l’antisémitisme n’a pas son origine que dans la droite et l’extrême droite mais aussi dans la gauche et l’extrême gauche. La fin du XIXe siècle est intéressante de ce point de vue et il y a des symptômes actuels, qui sont, sous le couvert de l’antisionisme, l’altermondialisme, Le Monde diplomatique…

BHL : On l’oublie peut-être. Mais on ne l’oubliera pas longtemps. Car c’est une proposition que j’ai énoncée, pour la première fois, il y a maintenant vingt- sept ans et dont l’actualité n’a cessé, depuis, de se préciser : l’antisémitisme n’a d’avenir qu’à gauche… Il y a un antisémitisme de droite, bien sûr. Mais il est résiduel. Sectaire. Aussi pittoresque qu’abject. Et ce n’est, en tout cas, pas de là que viendront, s’ils doivent un jour revenir, des phénomènes de masse du type de ceux que l’on a connus dans la première moitié du XXe siècle ou la seconde du XIXe. L’antisémitisme qui me dérange, celui qui m’inquiète, celui qui peut, demain, cristalliser à nouveau en meute c’est celui qui s’organise autour de thèmes « porteurs » comme l’antisionisme, la concurrence des victimes ou la déploration bien-pensante du malheur palestinien. Certains sites Internet. Le torchon que vient de lancer Siné après son éviction de Charlie-Hebdo. Tels textes, pour le moment isolés, dans Le Monde diplomatique. Ce que dit Michel est juste. Nous avons deux sortes d’ennemis. Ceux avec lesquels il y a malentendu : on ne s’est pas compris, c’est dommage, ça s’arrangera. Et ceux dont on se dit que c’est bien comme ça, que c’est dans l’ordre. Est-ce que vous avez encore beaucoup d’ennemis du type « malentendu », vous, Michel ?

MH : De moins en moins. Les malentendus se dissipent, et je pense qu’à votre âge, je n’en aurai plus du tout (rires).

BHL : Pour moi, il n’y en a plus (rires).

MH : Ça ne m’étonne pas.

BHL : C’est la raison pour laquelle, à ce stade, il ne s’agit plus de séduire mais de vaincre. Vaincre Le Monde diplomatique. Vaincre les épigones de Bourdieu. Marginaliser, autant que faire se peut, les souverainistes et autres chevènementistes. Mais sûrement pas, sûrement plus, chercher à s’en faire aimer…

Oublions-les et venons-en à de beaux moments de votre échange épistolaire : l’évocation de vos pères. Il est souvent question, chez les écrivains hommes, du lien à la mère, plus rarement de celui au père. Avec votre père, Michel, avez- vous le sentiment d’avoir développé un œdipe négatif ? On a le sentiment que vous avez peu d’atomes crochus avec la génération de Mai 68. Or votre père était plutôt de gauche, proche des communistes…

MH : Non, mon père, politiquement, ne croyait plus à rien. On a du mal à se représenter aujourd’hui que le parti communiste était alors un mode de vie, des loisirs, un magazine pour enfants, toute une vie sociale ; pour mes grands- parents, il représentait tout à fait autre chose qu’une idéologie. Il faut dire, en prenant les choses un peu différemment, que L’Archipel du Goulag a porté un coup très dur au Parti communiste, mais que la rupture définitive s’est produite avec Solidarnosc, à cause de la tête de ce type, Lech Walesa, qui avait tellement l’air de ce qu’il était : un ouvrier des chantiers navals de Gdansk. Alors, si la classe ouvrière elle-même commençait à rejeter le communisme… Les votes de mes grands-parents étaient des votes de classe purs, qui n’impliquaient aucune idéologie. Du coup, mon père a très vite été dépolitisé. C’était quelqu’un de vraiment bizarre ; je me suis rendu compte en écrivant ce livre que je l’aimais beaucoup. Je crois que si les portraits de nos pères sont réussis, c’est qu’ils manifestent de l’affection, mais expriment aussi un mystère. Ce livre est peut- être pour nous deux l’occasion de se pencher sur ce mystère.

Michel a une remarque sur son père – un détail apparemment insignifiant : il note la façon qu’il a de descendre de son camping-car – qui est vraiment le fait d’un écrivain. On en apprend plus sur lui qu’un développement de plusieurs pages.

BHL : Ce détail est si frappant que c’est lui qui m’ouvre les vannes de ma propre mémoire. Je n’avais jamais parlé de mon père, de mes grands-parents, de l’Algérie, de la pauvreté. Et la baguette de sourcier, le coup de pioche dans ma nappe phréatique à moi, l’instrument par lequel je suis allé me crocheter moi- même l’inconscient, c’est cette confidence de Michel sur son père. Je pars de là. Je rebondis sur ce détail. Et aussitôt ça embraye, et arrivent des choses dont je ne savais pas, moi non plus, que je me les rappelais. Je croyais que je n’avais pas de souvenirs d’enfance. C’était même un point de doctrine que je vous autorise à tenir pour un point de névrose. Eh bien voilà qu’un épisode de cette correspondance pulvérise le point de doctrine.

MH : Ah oui ! parce qu’il y en a, des souvenirs d’enfance !

BHL : C’est vrai. Et pourtant, je vous le répète, j’ai vraiment écrit, dans Comédie, que ma mémoire ne commençait que vers l’âge de 10 ans… A propos de Solidarnosc, maintenant, ce que vous en dites est exact. Et la chose est d’autant plus remarquable que c’est la première fois, au fond, que la sacro-sainte classe ouvrière aura eu ce rôle historique. Marx disait : le prolétariat est le moteur de l’Histoire. Or pas du tout. Il ne l’a, en fait, jamais été. Peut-être parce que l’usine était, comme la caserne, un lieu de discipline et de soumission, il n’a jamais joué ce rôle que les marxistes lui prêtaient. Sauf une fois, en effet. Une seule. Cette Pologne dont vous parlez et qui fut celle de Solidarnosc. Et sauf que, paradoxe des paradoxes, ce moment est aussi celui où, comme par hasard, finit d’agoniser le vieux rêve de révolution qui était associé au mythe ouvrier. La classe ouvrière, c’était la révolution. Or c’est quand s’éteint le désir de révolution que la classe ouvrière, de classe impossible qu’elle était, se mue en acteur et moteur de l’Histoire.

Vos goûts littéraires. Vous en avez de communs. Aragon pour le XXe siècle, Baudelaire pour le XIXe, auquel Bernard a consacré un roman. Ton optimisme historique, Bernard, qui te pousse à t’engager dans des combats politiques, ne devrait pourtant pas te conduire vers Baudelaire, ce pessimiste de fond, plutôt réactionnaire sur le plan politique.

BHL : Oui ? Je ne sais pas. L’optimisme politique, l’activisme, sont une chose. Le pessimisme historique, philosophique, en est une autre – parfaitement compatible avec la première. Pour moi, en tout cas, telle est l’équation. Un goût de la guerre, de la résistance, jamais découragé. Mais, en arrière-fond, un pessimisme sur la condition humaine dont je puise la doctrine, en particulier, chez Baudelaire. Le Baudelaire métaphysicien. Le Baudelaire du péché originel, de la réflexion sur le Mal et l’Histoire, le noir secret des communautés, etc…

MH : Avec Baudelaire, déjà, je partage les mêmes goûts en matière de femmes, une vision identique d’un paradis sensoriel : la pénombre, les soieries… J’ai eu cette chance que ce poète que je considère comme le plus grand de la littérature française, je m’en sentais humainement si proche que ce n’en était même plus écrasant.

Vous marquez l’un et l’autre une grande défiance à l’égard de la biographie et plus encore de l’autobiographie, de la littérature de « l’aveu ».

MH : La seule tentative d’autobiographie que j’ai faite, et arrêtée assez vite, c’était Mourir, paru sur Internet. J’avais senti la nécessité de me donner un cadre conceptuel comme le font certains artistes, en l’occurrence : prendre une photo tous les jours, à la même heure, écrire et ne pas corriger ; j’en ai eu assez rapidement. Finalement, sans cadre, comme dans ce livre, ça me convient mieux. Je ne suis pas fait pour la méthode, je crois.

BHL : Quant à moi, je tiens un journal. Mais dont le principe est qu’il ne doit surtout pas être publié…

Dans l’émission télévisée, tu parlais, Bernard, des masques de l’écrivain qu’on tente indûment de lui arracher. C’est tout autre chose que le geste qui peut être le sien d’ôter lui-même ses masques, non pour atteindre une problématique vérité de l’être, mais pour tenter une parole de vérité sur soi- même, sans doute toujours repoussée, à reprendre.

MH : Il faut distinguer biographie et autobiographie. Les Confessions de Rousseau sont une des grandes lectures de ma vie. On peut avec l’autobiographie obtenir des résultats extraordinaires. Je suis plus réservé sur la biographie, je n’ai jamais pu en terminer une.

BHL : Moi, si. Je lis des biographies. Mais en en mesurant les limites. Je ne crois pas qu’il y ait une vérité ultime d’un écrivain. Or, tournez la question dans le sens que vous voudrez : le biographe est quand même, par principe, celui qui croit qu’il va arriver à cette vérité ultime, qu’il va percer le secret de l’écrivain. Peut-être faudrait-il imaginer une biographie d’une autre sorte. Peut-être une biographie, non de la vie, mais de l’œuvre – une biographie dont le bios serait le livre, le grand corps du corpus des livres eux-mêmes. C’est ce que Sartre, avec son Flaubert, a fait. C’est ce que j’ai moi-même, avec mon Baudelaire, tenté de faire… Quant à l’autobiographie, maintenant, je changerai peut-être d’avis un jour. Mais, existentiellement, ça ne me dit rien. Je ne m’intéresse pas à ce que je suis, je m’intéresse à ce que je deviens. Alors…

Peut-on dire, Bernard, combien on trouverait dommage que ce journal de milliers de pages que tu écris toutes les nuits disparaisse, comme tu en as le projet au cas où tu ne serais pas en mesure de le relire.

BHL : Ça m’a amusé de raconter cette histoire, née d’une rencontre avec Olivier Corpet, le patron de l’Imec. Mais l’affaire est plus sérieuse qu’elle n’en a l’air. Pas tellement, d’ailleurs, à cause des gens que j’évoque et que je craindrais de blesser. Mais à cause de moi, vraiment de moi, et de l’idée que je me fais de l’écriture. Ce journal est dicté. Donc bâclé. Pas assez élaboré. Et, pour cette raison, pas publiable.

MH : Je suis comme Bernard. L’idée qu’on retrouve un manuscrit de moi pas fini, c’est la terreur.

BHL : J’avais inventé un Baudelaire vieilli, malade, à la limite de l’aphasie et trouvant encore la force de courir Paris pour récupérer des poèmes inachevés, des brouillons, des lettres – tout ce tremblé de l’œuvre qu’il faut effacer comme le criminel les traces de son forfait.

N’est-ce pas une sacralisation excessive de l’écriture ?

MH : Ça l’est.

BHL : Ça l’est, oui. Et alors ? L’écriture est un régime de parole spécifique. Et il faut lui laisser cette spécificité. C’est tout le problème, aujourd’hui, de l’interview. Je réécris mes interviews. Car je sais que les lecteurs font de moins en moins la différence, dans le corpus d’un écrivain, entre les deux régimes. Ils les mettent sur le même plan. Ils mélangent tout.

MH : Jusqu’à présent, je m’efforce de détruire ce qui me paraît faible, et que je ne parviens pas à améliorer. Je suis un peu orgueilleux, il n’y a pas de doute. Je me souviens, Catherine, qu’au cours d’une de nos rencontres, vous m’aviez choqué. Nous parlions de littérature et de peinture et vous m’aviez dit que si l’on pouvait concevoir un tableau comme un objet parfait, cela vous paraissait plus problématique pour un livre. Peut-être que vous étiez un peu déprimée quand vous m’avez dit ça ? Je suis sûr, moi, qu’on peut faire quelque chose de parfait avec un livre.

BHL : Pour résumer, si on est baudelairien, on est contre la variante. J’espère n’en laisser aucune.

Alors, prends bien garde au disque dur de ton ordinateur.

BHL : Justement, je voudrais qu’on prenne un engagement aujourd’hui, ici, à Art Press, Michel et moi, et l’un à l’égard de l’autre : nous avons sur nos ordinateurs des variantes de nos lettres ; eh bien il faut les détruire. Je détruis les vôtres et vous vous engagez à détruire les miennes.

MH : Sans problème, dans la soirée.

BHL : Eh bien, cet engagement sera l’un des événements de cette interview (rire général).


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